A la Une : « Qu'apporte la philosophie à la vie ? » 

Par Jeanne-Claire Fumet


 

Question un peu impertinente, qu'un professeur de philosophie hors normes a décidé de poser aux grands auteurs : non sans succès, car la collection « Vivre en philosophie » initiée par Balthasar Thomass, suscite un réel engouement du public, séduit par l'idée de Vivre heureux avec Spinoza ou de S'affirmer avec Nietzsche. Si la commande initiale s’orientait davantage vers le développement personnel, Balthasar Thomass a choisi de livrer, plutôt qu'une version allégée de l’Éthique ou de Zarathoustra pour bobo mal dans sa peau, une étude simple mais rigoureuse des principales thèses des ouvrages abordés. Derrière l'aisance et la clarté du style, on devine la maîtrise du sujet et la familiarité ancienne de B. Thomass avec ses modèles : de brefs ouvrages étonnants, séduisants, ponctués de « Questions vitales » et de « Philo-action », qui proposent des approches lumineuses pour des questions complexes et permettent de réviser plaisamment ses classiques sans craindre les simplifications réductrices.



Un bout de chemin en si bonne compagnie


Le premier auteur choisi se prête particulièrement bien à l'idée de la collection : Spinoza est entre tous un auteur à vivre, dont l'existence privée appliquait à la lettre les préceptes plein de raison qu'il développait dans ses ouvrages. Présenté en quatre points « techniques » (symptômes et diagnostic, clés pour comprendre, moyens d'agir et vision du sens de l'existence), la doctrine spinozienne est en réalité parcourue selon ses interrogations structurantes : les affects, la nécessité, changer ses passions, Dieu.

Menée comme une enquête, l'explication de B. Thomass appose des images simples et des constats courants sur les thèses exigeantes de Spinoza : on s'en trouve si bien éclairé qu'on en oublie les obscurités du style more geometrico de l’Éthique et qu'on se sent chez le philosophe comme chez un vieil ami perdu de vue. On se gardera, évidemment, d'exiger de cette aimable promenade les subtilités d'un manuel d'érudition. Mais on y trouvera des passerelles fécondes, entre vie réelle et abstraction conceptuelle, pour nourrir l'enseignement en classe.

Davantage conçus pour des lecteurs curieux que pour des spécialistes, les chapitres d'exercices de sagesse pratique ramènent le lecteur vers des considérations familières, bienvenues après certains développements plus denses. On peut s'y livrer de bonne grâce et y trouver quelques clés personnelles de cheminement ou de conversation, tout en gardant à l'esprit cette idée spinozienne :  l'horizon de la béatitude compte moins que le cheminement qui y tend.

Balthasar Thomass - Etre heureux avec Spinoza – Vivre en Philosophie. Ed. Eyrolles, 2008 - 178p. 14€



Entretien avec B. Thomass : Saisir la relation du philosophe avec la vie


Professeur de philosophie dans le secondaire, B. Thomass incarne le modèle cartésien d'une formation ouverte au « grand livre du monde » : polyglotte, venu d'Allemagne en France par les États-Unis, formé hors des sérails, en marge des courants doctrinaux, musicien, écrivain, photographe, voyageur infatigable, il ignore les préjugés et les cloisonnements habituels. Pour autant, sa vision de l'enseignement de la philosophie dans le secondaire est sans concessions : pour l'avoir pratiquée longtemps, il en souligne les difficultés et doute du bien-fondé d'une extension vers des élèves plus jeunes.


Comment vous est venue l'idée de créer la collection « Vivre en philosophie » ?


J'avais pas mal d'idées en tête ; j'en ai discuté avec Stéphanie Ricordel des éditions Eyrolles qui cherchait des auteurs enseignants en philosophie. Elle pensait plutôt à une collection dédiée au  développement personnel. Je lui ai présenté ce projet. Après réflexion, elle a décidé de l'adopter :  mettre les grandes pensées au banc d'essai, se demander ce que nous donne concrètement la philosophie appliquée à la vie. Dans une époque submergée par les gourous et les coachs, il m'a semblé intéressant de montrer aux lecteurs qu'on peut faire bien mieux soi-même, en compagnie de bons auteurs.


C'est le fruit de votre expérience de professeur ?


Non, pas vraiment ! Je n'ai pas écrit ces livres dans une optique scolaire, ou de culture générale, mai plutôt entre l'exercice de mieux-être et l'introduction à la philosophie. Certains collègues les utilisent en cours, et c'est très bien aussi. Mais on n'écrit pas comme on enseigne, c'est une toute autre activité – qui peut d'ailleurs être complémentaire. Ce que m'a dicté ma pratique de professeur, c'est de me poser deux questions essentielles : que peut réellement apporter aux élèves ce que je leur enseigne ? Et comment atteindre à la plus grande clarté ? Ce sont les axes majeurs de cette collection, et c'en est toute la difficulté.


Spinoza, Nietzsche, sont-ils vos auteurs de prédilection ou ceux qui vous semblaient se prêter le mieux à la démarche ?


C'est un peu les deux : il faut à la fois des auteurs dont la pensée s'accorde bien avec ce mode d'exposition, et des auteurs que l'on connait bien, dont on est proche par la manière de penser, auxquels on peut s'identifier. D'autres auteurs m'intéressent, mais ils me correspondent moins. C'est d'ailleurs le problème de nombreux manuscrits que nous recevons pour cette collection : on les sent pleins de retenue, sans familiarité intérieure avec le propos. Leurs auteurs, des enseignants en général, restent prisonniers d'un modèle universitaire et d'un jargon qui les empêchent de faire vivre la pensée des philosophes. Ils ne parviennent pas à sortir des débats d'histoire de la philosophie, à saisir la relation avec la vie ; ils conçoivent le monde comme un vaste colloque où se répondent des philosophes. C'est peut-être par inhibition – peur de faire mauvaise impression - ou par manque d'expérience vécue, ou encore  d'imagination...


Pensez-vous que l'enseignement institutionnel de la philosophie en soit la cause ?


Il y a sans doute un lien. J'ai eu la chance de suivre un cursus bref ; je suis originaire d’Allemagne mais j'ai suivi une formation musicale aux États-Unis qui m'a permis d'obtenir une équivalence pour un DEA d'Esthétique en France. Je me suis alors inscrit aux concours et j'ai été reçu assez rapidement au CAPES puis à l'Agrégation. Je n'ai pas eu le temps de connaître le « formatage » universitaire. Mais d'un autre côté, j'ai pu constater que, dans le secondaire, l'enseignement de la philosophie est loin d'être rigide et clos : l'époque des cours abstraits est largement dépassée. Les enseignants vont vers leurs élèves et font un réel travail pour rendre la philosophie accessible et attrayante. Il est certain qu'ils se sentent beaucoup plus libres dans leurs salles de classes que devant la page blanche. Mais ils y rencontrent d'autres problèmes...


Quels sont ces problèmes, d'après vous ? Aborder la philosophie comme vous le faites dans vos livres, ne serait-ce pas une solution ?


Beaucoup d'élèves ont une forte résistance face à la philosophie. Il y a des préjugés énormes, un rejet avant même d'avoir commencé les cours. Quand on écrit un livre, on s'adresse à des lecteurs qui choisissent librement de lire, qui vont vers le livre avec curiosité et intérêt. Ce que j'écris, je ne peux pas le faire passer en cours.


L'idée de commencer la philosophie plus tôt, dès le première ou la seconde, me semble une erreur : il faut un degré de maturité minimal. Par contre, les élèves arrivent en terminale avec des lacunes en culture générale, littéraire, artistique, scientifique... Mieux vaudrait approfondir ces connaissances, cela les aiderait davantage à aborder la philosophie. Et puis, je m'étonne du cloisonnement de l'enseignement disciplinaire en France : en Allemagne, par exemple, on introduit des idées philosophiques  à travers beaucoup d'autres enseignements, de l'épistémologie, de l'esthétique... On établit des liens. Je me souviens avoir étudié le mythe de la Caverne de Platon en lettres, au collège. Je suis toujours frappé par l'incapacité des élèves à transposer leurs connaissances vers les questions philosophiques – ou l'indigence avec laquelle ils le font.


L'autre point qui m'étonne, dans le système français, c'est le caractère massif de la philosophie : obligatoire pour tous en terminale, et puis plus rien ou très peu après, dans les cursus supérieurs, sauf pour les spécialistes. Ne serait-ce pas plus profitable de pouvoir choisir librement d'assister à un cours de philosophie à 22 ans, plutôt que d'y être contraint à 18 ?


Vous seriez favorable à un enseignement facultatif en classe terminale ?


Je suis plutôt libertaire, je n'aime pas trop ce qui est obligatoire pour tous... Mais oui, je pense que ça pourrait être une bonne chose.


Vous continuez d'enseigner ?


Je marque une pause, pour le moment, après pas mal d'années d'enseignement. Je m'interroge : revenir à la musique ? Je suis pianiste de Jazz et musicien, au départ. Mais l'écriture ? La musique demande un engagement complet, qui ne laisse guère de place à d'autres travaux. Je pense aussi  à un essai sur le thème des contre-morales (les stratégies de l'inversion, telles qu'on peut les déceler chez  Adam Smith ou Marx – ce serait un peu long à expliquer). Un autre opus de la collection Vivre en philosophie ? C'est possible, mais j'aime me renouveler, passer à autre chose. Et j'ai besoin de recommencer à voyager...


Balthasar Thomass



Les titres parus dans la collection :

Balthasar Thomass :

Être heureux avec Spinoza –  Vivre en Philosophie. Ed. Eyrolles, 2008 - 178p. 14€

S'affirmer avec Nietzsche - Vivre en Philosophie. Ed. Eyrolles, 2010 – 216p. 14€.


Céline Belloq :

Être soi avec Heidegger – Vivre en Philosophie. Ed. Eyrolles, 2009 - 176p. 14€

Lâcher prise avec Schopenhauer - Vivre en Philosophie. Ed. Eyrolles, 2011 – 182p. 14€.
http://www.eyrolles.com/Loisirs/Collection/8533/vivre-en-philosophie.php



Sur le site du Café

Par JCFumet , le vendredi 23 septembre 2011.

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