Une éthique de la vulnérabilité 

Par Jeanne-Claire Fumet


Faut-il être autonome pour être digne de vivre ? Notre société contemporaine, si éprise d'indépendance mesure-t-elle la dignité à l'aune de la faculté de revendiquer son désir ? Entre le sens kantien de l'autonomie, comme faculté rationnelle de l'universel, et l'exigence du sujet libéral contemporain, épris de soi au sein d'un conformisme protecteur, peut-on retracer la dérive d'un idéal devenu règle de disqualification pour qui n'est pas suffisamment aux normes ? Dans un essai consacré à l'Autonomie brisée, Corinne Pelluchon se penche sur les tentations ouvertes par l'offre technologique, en particulier dans le domaine biologique, en termes de déni de la fragilité et de la vulnérabilité inhérentes à notre condition même d'humain, voire plus simplement de vivant. A travers l'analyse précise des questions de l'euthanasie, de la bioéthique, des biotechnologies curatives et mélioratives, du clonage ou encore de l'élevage intensif et de l'abattage des animaux, l'auteur questionne notre propre désir : que voulons-nous vraiment ? Loin de condamner ou de trancher, elle nous propose un cheminement éclairant dans les arcanes de débats que l'actualité ravive constamment mais n'éclaire pas assez.



Le sujet autonome, chez  Kant, est l'homme capable de choix rationnels de valeur universelle, qui admet la raison comme suprême source de la loi qu'il se donne. C'est pour cela que s'impose à lui la sacralité du sujet, sa valeur absolue, qui s'exprime dans la loi morale pure : traiter l'humanité, en sa personne et en celle d'autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen. De cette exigence intraitable, résulte logiquement la condamnation non seulement du suicide, mais aussi de toute forme d'euthanasie ou d'usages non strictement curatifs de la médecine.  Seulement, au fil du temps et des mutations culturelles, l'idéal sublime s'est transformé en exigence d’indépendance subjective, voire d'indépendance protégée, accompagnée d'une puissance technologique et d'une force de revendication légitime inouïes. L'injonction paradoxale d'être soi sans déroger au conformisme social, résume Corinne Pelluchon, fait le contenu contemporain de l'éthique de l'autonomie, qui trouve dans les biotechnologies les objets de son désir et de son insatisfaction.

Comment comprendre la dignité autrement que comme la capacité du sujet à revendiquer son désir souverain ? Une vie n'est plus digne d'être vécue si le sujet est incapable d'imposer son exigence souveraine. Les tentations offertes par les progrès technologiques, en particulier dans les domaines biologique et médical, viennent exacerber cette posture vouée à l'insatisfaction perpétuelle et à la frustration éprouvée comme une cruelle injustice. De ce point de vue, l'auteur reprend à nouveaux frais la question de la dépénalisation de l'euthanasie : la loi (amendement) Leonetti de 2005 sur les soins palliatifs est-elle insuffisante ? Pour l'opinion, la question se pose en termes individuels, illustrés par des cas douloureux largement médiatisés (Vincent Humbert, 2003 ; Chantal Sébire, 2008). Mais pour le politique, elle renvoie à des choix de société déterminants : une tension s'établit entre les valeurs de solidarité, de protection des personnes fragiles et dépendantes, et la revendication de la mort comme une solution acceptable à la souffrance. « Nous ne pouvons parler légitimement de de compassion à propos de l'euthanasie que si l'image négative que notre société a de la vieillesse et sa dénégation de la mort ne sont pas l'envers de cette morale qui invite à supprimer le malade pour mettre fin à sa souffrance ou pour éliminer ce que nous n'acceptons pas » écrit l'auteur (p. 61). On l'aura compris, la dimension éthique du problème demande de dépasser le statut atomistique du sujet libéral pour restaurer la pensée d'une responsabilité sociale partagée.


Consentement éclairé. Le pivot de l'éthique de l'autonomie réside dans le consentement éclairé du patient, qui exprime ainsi son indépendance dans l'aptitude à disposer de soi. Elle permet une éthique « procédurale » ou formelle, dans laquelle aucun jugement appréciatif n'est requis. Elle constitue une issue acceptable au principe d'éthique religieuse, qui suspend le jugement à la foi et aux dogmes, au prix d'une hétéronomie radicale pour la personne. S'appuyant sur la critique des théories de Rawls, Habermas et Engelhardt, l'auteur interroge la légitimité de cette éthique procédurale constituée par des comités de bioéthiques tenus de se prononcer avec « sagesse » sur des questions fondamentales, mais sans se référer  à aucune  dimension métaphysique qui en entacherait la neutralité. Peut-on vraiment produire des jugements régulateurs, dans une perspective qui n'est pas technique ou d'expertise, mais de conseil, sans recourir à la conviction et à la force de principes rationnels subjectifs – ce qui ne signifie pas arbitraires ?


Déshumanisation de l'homme. Comment  parler, par exemple, d'une « déshumanisation » de l'homme par l'usage des biotechnologies, sans préciser ce qui le spécifie, concrètement, biologiquement, dans sa réalité d'homme ? Or cette distinction détermine le régime du légitime et de l'illégitime dans l'usage curatif, mélioratif, voire mutatif des biotechnologies : à partir de quand dénature-t-on l'individu sportif par le dopage, l'enfant à naître par le diagnostic prénatal, le patient que l'on renforce préventivement contre la maladie ? S'inspirant des analyses de L. Kass, l'auteur prend l'exemple de l'athlète : à la recherche d'une réussite spirituelle dans la réalisation d'un geste qui harmonise idéalement le décret de l'esprit et la souplesse du corps, le sportif cesse d'être un athlète et se mue en  en machine à gagner (finalité externe) sous l'effet du dopage. La perte du sens spécifiquement humain de son geste sportif est l'indice d'un usage dénaturant des ressources techniques artificielles. Ce n'est donc pas le clivage naturel (« sain ») / artificiel (« malsain ») qui est en jeu : l'unité synthétique de la fin et des moyens dans la réalisation d'une disposition interne serait ainsi un signe bien plus pertinent de l'intégrité de l'humain – modèle de frein contre tout  acharnement où la tyrannie du désir primerait sur l'accomplissement d'ensemble de la réalisation recherchée.


Une éthique antispéciste. L'attention au vivant, et pas seulement à l'existant doté d'une rationalité capable de se projeter en conquérant dans l'avenir, prend en fin d'ouvrage le sens d'une réflexion sur la condition animale. Peut-on faire l'économie d'une réflexion sur « le plus autrui des autrui » quand les questions d'hygiène alimentaire d'une part, la révélation des techniques d'élevage ou d'expérimentation animale d'autre part, liées entre elles par un même rapport « spéciste » aux vivants non humains, suscitent un émoi récurrent dans l'opinion ? Remontant aux sources de la difficulté, l'auteur s'interroge sur les conséquences d'une dissociation radicale entre homme et animal en termes de réduction de l'empathie et de l'aptitude à répugner à la souffrance infligée aux  êtres sensibles en position de vulnérabilité. De la corrida au végétarisme, l'auteur propose de réfléchir sur le sens inaperçu des modalités routinières de nos relations aux autres espèces.


A lire l'ouvrage de Corinne Pelluchon, on est tenté plus d'une fois d'intervenir dans le débat, à ses côtés  ou contre l'auteur : son propos est à la fois éclairant, instructif et très engagé, dans sa  pondération même. Une synthèse du débat sur les rapports entre politique et bioéthique, en tout cas,   parfaitement appropriée au renouvellement de l’approche pédagogique  de ces questions contemporaines auxquelles les élèves sont souvent très sensibles.


Corinne Pelluchon – L'autonomie brisée, Bioéthique et philosophie. PUF Léviathan 2009.

328pages, 35 €. ISBN : 978-2-13-057371-5

http://www.puf.com/wiki/Autres_Collections:L'autonomie_bris%C3%A9e



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Par JCFumet , le dimanche 26 juin 2011.

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