Le musée : lieu d'aliénation ou d'émancipation ? 

Par Jeanne-Claire Fumet


 

Pour la sortie du n°124 des Cahiers philosophiques, consacré au « Musée »,  Laure Bordonoba, philosophe, et Nathalie Chouchan, rédactrice en chef  de la revue, organisaient le 4 février une table ronde au Musée du Quay Branly. Quelle fonction le musée remplit-il au sein de la société moderne ? Deux chercheurs y confrontaient leurs visions : pour Jean-Louis Déotte, professeur de philosophie à Paris VIII, le musée invente l'esthétique moderne et fabrique un public libre et démocratique ; pour  Anna Seiderer, anthropologue, assistante de recherche au Musée Royal de l'Afrique centrale, il est destiné à transmettre des valeurs idéales qui fédèrent les groupes humains. Facteur de libre jugement ou instrument de propagande, comment fonctionne au juste le musée républicain? Au-delà des différences d'analyse, une référence commune à la liberté d'interprétation rapproche les deux chercheurs.


Le Musée n'est pas un lieu neutre, comme le souligne les organisatrices : il suscite la méfiance et produit des effets ambivalents sur le public. Conservatoire d'un art déjà mort ou lieu d'ouverture à tous de toutes les cultures, il naît souvent dans la violence du pillage des œuvres, se plie aux exigences politiques et consacre les gloires officielles ; mais il donne aussi accès à des trésors que l'élitisme social ou la sacralité cultuelle dérobait traditionnellement aux regards des gens ordinaires et préserve de la destruction les trésors d'un patrimoine universel. 


Un modèle d'émancipation du public


Premier grand musée public, le Louvre semble avoir déterminé le devenir de toute l'institution : il signe la fin d'un art élitiste de spécialistes et de mécènes pour ouvrir le champ au jugement esthétique universel du sujet de raison. Chacun est apte au goût sur le simple critère d'une émotion subjective  inexplicable et incommunicable. Pour Jean-Louis Déotte, le principe de cette révolution esthétique réside dans la mise en suspens des œuvres : désacralisées, dépouillées de leurs fonctions sociales, elles perdent la puissance de générer un monde et une communauté. Le public se compose d'individus caractérisés par leur jugement esthétique.  Les œuvres s'offrent aux regards comme l'objet d'une expérience désintéressée – aventure de la subjectivité s'exaltant face à elle-même, dans le libre échange des facultés de l'esprit, selon la conception de Kant. Invention de l'esthétique sans finalité, émergence d'un public libre de dogmes académiques, suspension d'œuvres détachées des fonctions  cultuelles ou sociales obligées, le musée serait ce lieu de liberté où pourrait se jouer l'imprévisible  d'une rencontre entre subjectivités créatrices et subjectivités spectatrices.

Un auditeur évoque les thèses de l'Abbé Du Bos, soutenant dès 1719 la suprématie du jugement du public sur celui des connaisseurs ; Jean-Louis Déotte précise : le musée réalise ce public subjectif que les esthéticiens de la Modernité ont seulement postulé en théorie.


Ou un modèle de propagande politique?


Pour Anna Seiderer, le musée républicain, porteur d'une vocation historique et pédagogique fédératrice, s'est révélé l'instrument naturel d'une transmission identitaire idéale. Dans le monde colonial et post-colonial, le mythe de l'identité collective, si nécessaire à l'unité communautaire, s'y déploie aisément à l'abri des démentis de la réalité extérieure. Les découpages hérités de l'ethnologie des années 1930, sans réel substrat historique et culturel, s'y développent durablement dans des récits de circonstances, convertis sans encombres des valeurs coloniales vers celles de la nation indépendante. Mais ce qui fait l'intérêt du fonctionnement de ces musées, souligne Anna Seiderer, c'est la manière dont les guides locaux s'approprient et se jouent de ces modèles imaginaires dans de libres commentaires - parfois irrévérencieux, tandis que la prolifération des musées privés multiplie les versions de l'histoire nationale. On peut se demander si le touriste occidental n'est pas la seule dupe de ce jeu de miroirs truqués, où la propagande fait figure de convention plus que d'arme politique.


Un lieu d'interprétation incontrôlable


En réponse aux questions du public sur l’opposition de leurs thèses, le philosophe et l'anthropologue se reconnaissent un point essentiel de convergence : le musée est un lieu de libre interprétation et d'appropriation des œuvres par le public. Les objets qu'on y entrepose, remarque JL Déotte, sont des ruines au regard de la relation vivante qu'ils entretenaient avant avec la communauté. Mais ces ruines en suspens de leur sens assigné s'ouvre à l'infini des pensées et de l'émotion subjective ; en ce sens, le musée est une machine à inventer l'art avant d'être avant d'être une machine à produire de l'identité nationale. Son pouvoir de transmission politique et idéologique, ajoute A. Seiderer, est intéressant par ses limites et ses échecs : l'organisation des objets met en scène un propos qui n'est pas forcément celui qui sera transmis. Ainsi le musée du Palais Royal d'Abomey, au Bénin, destiné à reléguer dans le passé le règne du roi Behanzin, n'a jamais fonctionné dans le cadre local où les mémoires restaient vives, et les querelles dynastiques jouent encore un rôle dans le choix des collections présentées.


L'art, sans finalités politiques ?


L'idée d'une suspension de l’œuvre hors de son contexte social s'oppose aux théories du « message » politique de l'artiste. Il faut se méfier de l'illusion selon laquelle l'artiste aurait une capacité à partager ses intentions, qui se réaliseraient automatiquement dans la psyché du public, rappelle Jean-Louis Déotte. Ce n'est, par exemple, la thèse de Walter Benjamin, concernant la dimension politique de l'art. Il soutient que les masses peuvent retourner vers elles-mêmes la visibilité de l'art pour montrer d'elles ce qui est tenu pour incorrect, relégué dans l'invisible : la travail, la souffrance, l'accouchement, etc.  Le sens de l’œuvre est librement dévolu au sujet spectateur, sans détermination possible ; ni signification, ni connaissance objectives ne peuvent être être établies a priori. L'expérience esthétique procède d'une rencontre et de la manière imprévisible dont le spectateur enchaîne sur l’œuvre.


Comprendre le fonctionnement social du musée suppose donc de distinguer l'appareillage qui ordonne l'institution et celui qui sous-tend la production des œuvres. Leurs logiques propres ne se recoupent pas et leur rencontre, dans l'acte fortuit du jugement esthétique, construit de facto la valeur subjective de l'objet exposé comme tel. Le musée serait à comprendre en ce sens comme une structure dynamique en perpétuelle transformation, plutôt que comme le mausolée d'un art passé.



Les Cahiers Philosophiques n°124 – Janvier 2011

http://cahiersphilosophiques.hypotheses.org/557



Sur le site du Café

Par JCFumet , le mardi 15 février 2011.

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