A la Une : Faut-il brûler Aristote ? 

François Gadeyne

Aristote et le théâtre

Pour les pédagogues, diplômés de littérature le plus souvent, qui enseignent  dans les classes les éléments de l’art théâtral, le livre de Florence Dupont (que les latinistes connaissent bien, ne serait-ce que pour L’Acteur-roi : le théâtre dans la Rome antique, dans le domaine qui nous intéresse ici) est une véritable interpellation : il s’est donné, en effet, pour ambition de montrer « que l’on peut accéder aux théâtres non aristotéliciens par d’autres voies que l’analyse du récit » ou que « le commentaire littéraire » (p. 300). En matière de théâtre, les aspects principaux de l’aristotélisme proviennent de la Poétique : il s’agit, selon Florence Dupont, du primat donné au texte, au récit (muthos) et à l’action (drama). Ces notions excluent de l’art théâtral toute nécessité autre que celle qui régit le texte lui-même et l’histoire qu’il est censé imiter ; elles excluent, en particulier, le rapport avec le public – à l’exception de la catharsis, qui est une notion « volontairement flou[e] » (p. 61), et qui en outre exclut la musique, le chant, et la gestuelle, moins nobles que le travail « poétique » du texte. À partir de la Poétique d’Aristote et de ses lectures diverses, le joug de la rhétorique enferme le théâtre dans un formalisme littéraire qui lui offre l’horizon d’un texte sans acteurs et sans spectateurs, et le détourne de sa nature de spectacle ; et même les « révolutions » théâtrales, plusieurs fois annoncées et effectuées en Europe depuis le dix-huitième siècle, confirment l’emprise aristotélicienne.
Après une analyse de la Poétique d’Aristote, Florence Dupont s’attache à montrer que la tradition occidentale reste (… dramatiquement !) soumise à ce texte, avant de développer trois exemples « non aristotéliciens » de théâtre : la comédie romaine, la comédie-ballet, et la tragédie athénienne. Ces exemples donnent l’idée d’une autre tradition théâtrale, aujourd’hui sous-estimée, qui place la musique au premier plan, et qui donne au public, non pas la fonction intellectuelle de l’élève à la recherche d’un sens, mais la fonction sociale d’un véritable public de spectacle – fonction dévaluée par le philosophe stagirite. Le théâtre français de l’âge classique échappe en partie, paradoxalement, à l’emprise d’Aristote ; en revanche, la suprématie du texte s’impose à partir du réalisme de la dramaturgie des Lumières, jusqu’à la sémiotique moderne. Le théâtre est devenu un système de signes, avec leur cortège de signaux, d’indices, de significations littéraires.

Pour mettre fin à ce « vampirisme », Florence Dupont s’attache à rendre aux théâtres de l’Antiquité leur statut événementiel, en les resituant dans leur contexte rituel et festif. Le développement consacré à la tragédie grecque (p. 261-302) est particulièrement convaincant, aussi hypothétique soit-il. Le théâtre non aristotélicien apparaît alors comme un art populaire, présentant les caractéristiques suivantes : « une codification formelle très forte, la passion du détail et de la variante, la recherche de l’exploit et de l’événement, l’émulation entre artistes et, enfin, le goût du consensus quel qu’il soit » (p. 83).
Le livre de Florence Dupont est volontairement polémique, provocateur ; il est intéressant, stimulant – peut-être salutaire. Mais il faut lire aussi la réponse de Denis Guénoun dans Le Monde des livres (1er novembre 2007) – un « merci Aristote » argumenté. Mais relisons également Touchard, sur la définition de la tragédie dans la Poétique : « après plus de vingt siècles, la formule aristotélicienne demeure originale par la conscience très nette que l’atmosphère tragique consiste avant tout en un rapport entre l’œuvre et le spectateur : la tragédie suscite, dit-il, la pitié et la crainte. […] Nous ne retrouverons plus de référence à cette idée fondamentale, ni dans les définitions courantes de la tragédie aux XVIe et XVIIe siècles, ni dans celles du drame bourgeois, ni dans celles du drame romantique. »
Relisons donc, aussi, Aristote et la Poétique…

 

Florence Dupont : Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Flammarion-Aubier, coll. Libelles, septembre 2007.

Denis Guénoun a reproduit le texte de son article sur son blog.
http://denisguenoun.unblog.fr/textes/  

 

 

Par FGadeyne , le jeudi 15 novembre 2007.

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