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Un journal du futur en 4ème 

 

Julien Delrieu, professeur de lettres au collège Le Joncheray de Beaumont-sur-Sarthe, propose à ses classes de quatrième un beau défi : réaliser une édition quotidienne d'un journal qui pourrait paraître 1000 ans après notre ère. Chaque élève prend en charge la rédaction de deux articles de presse qui s'intègrent dans une rubrique du journal (éditorial, mode, tourisme, actualité internationale, archéologie, petites annonces, sports, faits divers...). Le travail mené articule recherches, lectures, écritures, débats…, favorise une réflexion distanciée et critique sur le monde actuel, stimule l’activité et la créativité des élèves, met en place une relation de confiance et de responsabilisation : est-il envisageable d’apprendre la natation sans nager ? est-il possible d’éduquer aux médias ou à la science-fiction sans les pratiquer ? ...

 

Le projet prolonge une séquence consacrée au genre de la science-fiction : pouvez-vous expliquer en quoi a consisté celle-ci ?

Il s'agissait d'une séquence de début d'année basée sur l'étude d'un groupement de textes (incipit, extraits de romans de science-fiction ou d'anticipation). En début de quatrième, il est toujours utile de réactiver quelques notions et compétences liées à la narratologie (types de narrateurs, point de vue adopté, temps du récit au passé etc.) et la science-fiction, dans sa diversité, permet de réactiver ces compétences.

L'objectif principal de cette séquence est cependant d'introduire la notion de critique sociale, implicite ou explicite, que peuvent porter certains textes narratifs. Dans son interrogation permanente sur les dérives potentielles des progrès technologiques et des mutations sociales bénéfiques ou néfastes qui en découlent, la science-fiction permet d'analyser la dimension critique du récit, qu'il s'agisse d'un texte du XXème siècle envisageant notre époque actuelle (1984 d'Orwell) ou d'un texte contemporain interrogeant le lecteur sur des thématiques plus actuelles et leurs évolutions probables (le clonage, le dérèglement climatique etc.).

Aborder les outils de la critique sociale que sont l'utopie, la dystopie, l'ironie, le regard d'autrui à partir de textes relativement récents et abordables sur le plan de la langue facilite aussi largement le réinvestissement de ces notions face à des textes du XVIIIème et du XIXème siècle, dont la syntaxe pose problème aux élèves. Les incipit de Micromegas et La Guerre des Mondes sont à ce titre intéressants à comparer : leurs auteurs respectifs ont utilisé, à deux siècles d'écart, les mêmes techniques pour replacer l'être humain à sa juste place dans l'univers.

 

Le travail a commencé par une initiation au fonctionnement de la presse et à l’organisation d’un journal : comment avez-vous procédé ?

Il s'agit essentiellement de dégager les critères d'organisation de l'information, de mise en page d'un article, ainsi que quelques « trucs » journalistiques (les 5W, la pyramide inversée, l'angle ...) J'ai eu recours au site internet de la CLEMI de l'académie de Nantes, et notamment à une vidéo intéressante qui montre comment se construit un journal au quotidien. Le fait d'avoir participé à un projet « classe-presse » en 2011 m'a également apporté des notions très utiles sur l'écriture de presse.

Les élèves ont pu travailler sur des Unes de journaux, des articles de presse, des extraits de magazines en lien avec les thèmes abordés dans le journal du futur. J'essaie en général de leur apporter des exemples concrets en lien avec le sujet de leur article pour qu'ils puissent s'en inspirer.

Il est aussi utile de montrer ce que le style journalistique a de particulier dans son écriture : phrases simples, utilisation du présent de narration, phrases nominales... qui sont autant d'entrées vers une réflexion sur le langage et le discours explicatif.

A l'issu de cette séquence, la plupart des élèves ont une perception assez claire des enjeux de la science-fiction en tant que genre littéraire, ils se sont habitués à imaginer des futurs possibles, notamment par des travaux de rédaction. Mais les échanges en classe, autour des textes, permettent surtout de faire dialoguer présent, passé et futur, autour d'enjeux de société qui traversent les époques.

 

Les élèves se sont vu confier la mission de réaliser un « journal du futur » : comment le projet a-t-il été lancé et organisé ?

Le plus naturellement du monde : « Nous allons rédiger un journal du futur ». Les élèves sont généralement enthousiastes car le projet est présenté d'emblée comme la création collective d'un journal, utilisant les TICE, organisée en travaux de groupe, avec une diffusion à la clef.

Une première étape consiste à créer collectivement un scénario. C'est une étape importante pour que le journal qui paraîtra en fin d'activité soit réaliste et que les élèves s'approprient le projet. Je procède généralement par questions-réponses au cours d'une séance à dominante orale :

Les hommes ont-ils colonisé d'autres planètes ? Lesquelles ? Ont-ils rencontré d'autres formes de vie ? Hostiles ? Amicales ? Comment a évolué le climat ? Quelle monnaie utilise-t-on ? Etc.

Chaque question est posée à la classe et entraîne commentaires et propositions, les idées sont validées ou non par vote à main levée, et se dessine finalement une société future différente pour chaque classe. J'essaie de rebondir sur leurs idées, de pousser un peu plus loin leur réflexion en posant d'autres questions. Il m'arrive même de suggérer des pistes, mais mes suggestions sont aussi soumises au vote. Je fais ensuite une synthèse et la mets à disposition de tous lors des séances d'écriture, grâce à un wiki ou, à défaut, une vidéo-projection. Lors de la rédaction du journal proprement dite, de nouvelles idées émergent et sont ajoutées au fur et à mesure pour compléter cette trame de fond. Le contexte est ainsi défini collectivement, et la classe crée son univers propre, auquel elle s'attache.

Il s'agit ensuite de déterminer les rubriques qu'on peut trouver dans ce journal. Elles découlent naturellement de l'univers créé, tout en s'inspirant des journaux qu'ils ont pu lire par eux-mêmes ou étudier en classe. Les résultats sont parfois surprenants.

Par exemple, cette année, une de mes deux classes a abouti à rédiger un journal clandestin écrit par des résistants dans un univers orwellien où un ordinateur contrôle tous les faits et gestes de la population terrienne (ce qui justifie l'utilisation du papier en 2084 ...). Ce journal de résistants (« Le p'ti rebelle ») comporte des rubriques à vocation informative visant à rétablir une vérité occultée par la dictature (histoire, archéologie...) et d'autres rubriques participant à la guerre de l'information : nouvelles du front, géopolitique, éditorial incitant la population à se révolter etc. Il s'agit là d'un cas extrême, la plupart des classes optent pour des formats plus classiques où les rubriques mode, sport, jeux vidéos, petites annonces trouvent naturellement leur place.

Une fois les rubriques déterminées, il reste à laisser les élèves choisir à quelle rubrique ils souhaitent contribuer et désigner un responsable par groupe qui aura pour fonction de faire circuler les informations de groupe à groupe; Ceci afin d'éviter que les J.O 2100 se déroulent dans une ville qui a été submergée en 2050 par la montée des eaux dans un autre article...

Chaque élève est responsable de la rédaction d'une page. Elle peut contenir plusieurs articles ou un seul, il peut s'agir d'une page entière de petites annonces, d'une page de publicité, d'un programme TV, d'une rubrique astrologique... Il est nécessaire d'accepter toute forme de production qui trouverait sa place dans un journal tant qu'elle remplit deux objectifs : informer et donner à voir un monde futuriste.

 

Différentes étapes ont suivi (investigation, rédaction, mise en page) : comment se sont-elles déroulées ? en quoi le travail a-t-il favorisé ici autonomie, collaboration, différenciation ?

L'essentiel du travail s'effectue en salle multimédia. Lorsqu'elle n'est pas disponible, des séances complémentaires sont à envisager, concernant le style journalistique, le fonctionnement d'un journal, l'organisation d'une Une, un travail de réécriture, un point de langue sur l'utilisation du présent etc. Puisqu'on est dans une démarche d'écriture et de réécriture, la chronologie de ces séances intermédiaires n'a pas réellement d'importance et elles peuvent d'ailleurs être programmées en réaction à des problèmes rencontrés par la classe.

Les élèves ont, via l'ENT E-Lyco, accès à diverses ressources : des pages vierges types à télécharger, des liens internet vers des sites de presse, des ressources grammaticales, des banques de photos libres de droit, un wiki rappelant les caractéristiques du futur qu'ils ont inventé … Les élèves rendent leurs productions numériques en l'état à chaque fin de séance, d'une part pour les sauvegarder en lieu sûr, d'autre part pour permettre des conseils ciblés.

Il est aussi profitable de prendre parfois quelques séances en classe pour projeter les travaux, les relire, les commenter, et relever les incohérences pour qu'elles soient corrigées a posteriori.

Pour ce qui est de la différenciation, la situation est satisfaisante : d'une part les élèves se dirigent naturellement vers les rubriques qui les motivent et choisissent des tâches à leur portée : les moins bons scripteurs optent pour des écritures courtes (brèves, annonces...) et les plus à l'aise pour des projets plus ambitieux ; d'autre part, le professeur peut réellement s'attacher à passer quelques minutes avec chacun pour résoudre les problèmes spécifiques rencontrés. De la panne d'inspiration à la conjugaison en passant par des difficultés avec l'outil informatique, il y a toujours deux ou trois mains levées. Les élèves les plus autonomes ou travaillant plus vite peuvent se voir confier des tâches supplémentaires en fonction de leurs compétences : récolter les titres pour la Une, concevoir la Une, concevoir le logo du journal, aider un autre élève à corriger ses fautes d'orthographe, revoir sa mise en page ou retoucher une photo... Pendant ce temps, le professeur peut se concentrer sur les élèves ayant de grosses difficultés à réaliser l'exercice sans avoir à « gérer » sa classe plus que cela.

Le travail de rédaction peut durer trois à quatre heures voire plus selon les classes, l'important étant que les élèves ne se lassent pas trop.

 

Comment concrètement le journal a-t-il été publié et diffusé ? comment les élèves ont-il vécu ce partage ?

Une année, lors de la semaine de la presse, les élèves ont pu diffuser et vendre ce journal au profit du FSE. L'administration de l'établissement m'avait gracieusement permis d'utiliser son imprimante couleur... On peut aussi envisager des expositions au CDI ou une publication numérique sur le réseau du collège.

Les élèves de quatrième réagissent diversement à cette exposition de leur travail. Certains ressentent une gêne compréhensible, d'autant plus que chaque article est signé... Mais globalement, ils sont plutôt contents. Il m'est arrivé une année de ne pas pouvoir publier le résultat pour des raisons techniques, et certains élèves me le reprochent encore plusieurs années plus tard...

Il ne faut d'ailleurs pas sous-estimer le travail de mise en page pour que le projet final soit présentable au public. En travaillant en temps limité sur plusieurs séances, les élèves ne peuvent pas tout faire, et je les incite surtout à travailler le texte. Je me charge habituellement d'harmoniser la mise en page finale, sans toucher à leurs écrits, et cela prend du temps.

 

La science-fiction est un espace d’imagination, mais aussi de réflexion critique : le travail mené vous semble-t-il avoir permis aux élèves d’explorer cette double dimension ?

Le moins qu'on puisse dire est que le futur n'est pas rose... Entre les clones-esclaves , les troisièmes guerres mondiales, l'environnement dégradé, les dictatures numériques, le retour des combats de gladiateurs, la surpopulation, les robots qui bercent les enfants à la place des parents, les expériences de manipulation génétique ratées, les enjeux de société qui nous préoccupent sont bien présents dans les articles des élèves... En ce sens, on peut dire que la dimension critique, voire alarmiste, de la science-fiction est bel est bien comprise par les élèves dans leur majorité. Il y a bien quelques optimistes qui parlent d'immortalité ou de tourisme interplanétaire, mais ils ne sont pas légion. Quant au regard rétrospectif sur le monde contemporain, il est parfois tout aussi critique, voire savoureux : « Ils ont pollué la planète pendant des siècles, ils le savaient, mais ils n'ont rien fait ! ». « Jusqu'en 2222, les adolescents étaient obligés d'aller dans un lieu appelé « collège », une sorte de prison où on les forçait à travailler. »

Il est cependant difficile pour certains élèves d'accéder à cette dimension du discours, mais ils ne perdent pas leur temps en se bornant à peaufiner un discours explicatif.

 

Au terme de l’expérience, quelles compétences le projet vous semble-t-il avoir développées chez les élèves, qu’il s’agisse de compétences propres au français (lecture, écriture, oral…) ou de compétences plus transversales (recherche documentaire, initiation aux outils numériques, éducation aux médias …) ?

Les élèves doivent bien entendu écrire, réécrire, se documenter. Mais ils doivent aussi retoucher des images, les intégrer dans un document texte, faire des courbes, des schémas, travailler en groupe, partager des idées, utiliser l'ENT pour les partages de documents... La liste est longue mais finalement, chaque élève poursuit son objectif et mobilise ou développe les compétences dont il a besoin pour son projet d'écriture. Le partage de compétences est aussi une nécessité : tous les élèves ne savent pas retoucher une image ou mettre en page correctement un texte, mais certains savent le faire et peuvent l'apprendre aux autres.

 

Quelles sont les difficultés rencontrées au cours de l'expérience ? Comment sont-elles surmontées ?

Il y a bien entendu les problèmes d'ordre technique en lien avec l'utilisation de l'outil informatique, qui fonctionne de manière parfois aléatoire. Il faut aussi gérer les disponibilités de la salle multimédia, et pouvoir, autant que faire se peut, être  dans une situation où chaque élève dispose d'un poste de travail.

La principale difficulté reste de gérer l'afflux de productions d'élèves qui, pour qu'il y ait un réel travail de réécriture, doivent être relues, évaluées, et restituées pour la séance suivante. Le système d'aller-retour des copies, même s'il est facilité par l'outil numérique, implique de trouver un système de correction des copies numériques et de se l'approprier : par exemple en utilisant des surlignages de différentes couleurs et le système d'annotations ou de commentaires qu'on trouve dans la plupart des traitements de texte en usage. Pendant les deux semaines que dure cette activité, il faut pouvoir y consacrer le temps nécessaire si on souhaite pouvoir maintenir la cadence et gérer efficacement la diversité.

 

Un conseil pour ceux qui seraient tentés de se lancer dans l’aventure ?

Des compétences solides en informatique et en traitement de texte sont une nécessité pour résoudre les nombreux problèmes qui peuvent survenir. Cependant il ne faut pas craindre de ne pas avoir la maîtrise de tout, et donc avoir confiance en ses élèves. Je veux dire par là qu'il y a dans ce type de démarche une grande part d'improvisation. Au début, le rôle de l'enseignant est de définir et faire respecter un cadre de travail et des échéances. Une fois ce cadre posé et bien compris par tous, il faut accepter le fait que ce sont les élèves qui prennent le contrôle de leur projet, et que notre rôle se bornera à les aider à le réaliser. Cela peut être parfois inconfortable, car il règne parfois une forme d'effervescence que, pour ma part, je trouve très positive.

 

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

 

Présentation de la séquence sur le site de l’académie de Nantes :

http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/11355569/0/fiche___ressourcepedagogique/&RH=LETT

Séquence SF « Visions du futur, Cauchemar et utopies » :

 http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/1382646366967/0/fiche___ressourcepedagogique/&RH=LETT

Outils et ressources pour l’éducation aux médias par le CLEMI de Nantes :

http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/11203328/0/fiche___pagelibre/&[...]

Un dossier sur la science-fiction :

http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/60817208/0/fiche___pagelibre/

 

 

Sur le site du Café
Par fsolliec , le mercredi 16 avril 2014.

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