L'étranger gazouille 

 

 

Une réécriture en tweets du roman d’Albert Camus

 « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »

 (1er tweet du TwittRoman)

 « J’espère que vous serez tous présents à mon exécution et que vous me haïrez »

(dernier tweet du TwittRoman)

 

Et si Meursault avait connu Twitter ? Une classe de première du lycée de l’Iroise à Brest, par ailleurs investie dans le projet pédagogique i-voix, s’est lancé un défi original : réécrire L’étranger de Camus sous forme de tweets !

Ce travail mené dans le cadre de l’étude du roman poursuivait plusieurs objectifs : développer des compétences d’écriture et de créativité, aider les élèves à s’approprier l’œuvre par l’identification au personnage-narrateur, engager une réflexion sur la structure du récit et la temporalité romanesque …

 

Déroulement de l’activité

Le travail a pris la forme d’un atelier d’écriture en salle multimédia. Dans un premier temps, les élèves sont initiés au réseau Twitter (qu’ils connaissent en général bien moins que Facebook) : ils découvrent son interface en se rendant sur le compte spécialement créé pour la classe, ils se familiarisent avec les contraintes (pas plus de 140 caractères) et les fonctions (« quoi de neuf ? ») des messages qu’on y envoie, ils lancent leurs premiers gazouillis … Dans un second temps, le projet d’écriture est lancé : il s’agit de réécrire collectivement l’œuvre de Camus sous la forme d’un « TwittRoman » ! Des groupes de 2-3 élèves sont constitués. Chacun prend en charge un chapitre de la 1ère partie et doit produire à partir de ce chapitre entre 10 et 20 tweets en respectant les consignes suivantes : donner l’impression que les messages sont réellement écrits par le héros Meursault ; rendre compte de l’essentiel du chapitre (événements et/ou réflexions) à destination d’un lecteur qui n’aurait pas lu le livre ; utiliser le système des « balises » pour qu’on puisse classer ensuite aisément les tweets de chaque chapitre et de chaque groupe. La question de la formulation (« est-ce qu’on peut recopier ? ») est vite soulevée par les élèves et résolue collectivement ainsi : selon les besoins, on reprendra les mots de Camus, on transformera, on coupera, on ajoutera …   L’atelier d’écriture va se prolonger sur une deuxième heure : le même travail y est mené autour des chapitres de la 2nde partie du roman. Le professeur se charge ensuite de rassembler, d’organiser, de sélectionner ces différents tweets : il construit un diaporama de synthèse qui va devenir le support de la réflexion menée au cours suivant.

 

La littérature par immersion

On ne soulignera jamais assez l’intérêt d’une pédagogie de la littérature qui fonctionne ainsi : par immersion. La posture habituelle du commentaire risque de laisser l’élève à la surface, voire à l’extérieur du texte. Si l’on veut favoriser une rencontre vraie, presque charnelle, avec l’œuvre littéraire, il faut inventer des dispositifs qui inviteront l’élève à y entrer, à se mettre dans la peau du personnage pour en explorer la personnalité, à incorporer les mots de l’auteur pour éprouver la singularité d’un style. Cela passe par une réhabilitation de certaines attitudes que nous avons tendance à proscrire dans le rapport scolaire à la littérature : pourquoi toujours préférer la distance à l’identification, la réflexion à l’émotion, l’interprétation à la paraphrase, l’écart au pastiche ? Il faut avoir observé, dans cet atelier d’écriture, la concentration et l’enthousiasme collectifs pour percevoir la nécessité absolue de considérer qu’une œuvre n’est jamais close, que les élèves doivent être mis en activité, que le travail en classe est justement d’ouvrir l’œuvre, de la continuer. Il faut avoir vu des élèves dans certains groupes de travail presque se disputer parce qu’untel avait tendance à rédiger plus qu’un autre pour comprendre combien la passion de la lecture et de l’écriture peut être aisément (r)allumée, pour saisir combien la littérature peut être vivante auprès des adolescents du 21ème siècle.

 

La contrainte du tweet

L’intérêt spécifique de Twitter réside bien entendu dans la contrainte d’écriture, en l’occurrence de réécriture : comment traduire en messages de 140 caractères maximum un des plus grands romans du 20ème siècle ? Les élèves sont amenés à travailler leur sens de la concision : resserrer l’expression, synthétiser la pensée, rassembler les informations … sont de précieux savoir-faire, leur culture du texto semble d’ailleurs leur avoir permis de développer à ce niveau un vrai talent, que l’école aurait bien tort de ne pas exploiter et enrichir. Sous forme d’un plaisant jeu de rôle (se prendre pour Meursault) et d’écriture (copier-coller-transformer Camus), les élèves ont exercé aussi leur maniement de la langue : en particulier les temps verbaux, les constructions syntaxiques, les niveaux de langue, et bien entendu l’orthographe (certains ont considéré qu’il fallait faire exprès quelques fautes/coquilles pour produire des effets de réel !). « Réfléchir, c’est mon truc », disait joliment et justement dans un reportage télévisé une élève de CP utilisant Twitter avec son professeur des écoles Jean-Roch Masson. Avant chaque gazouillis publié dans ce TwittRoman, il y a bien eu effectivement : relecture d’une partie de l’œuvre de Camus, sélection du contenu à tweeter, réflexion sur ses intérêts et ses enjeux, travail de l’expression, tout ceci négocié et donc verbalisé à l’intérieur du groupe. Derrière chaque tweet, il y a une intention, comme un commentaire implicite et préalable de l’élève sur sa création : le projet favorise ainsi une intelligence concrète du « travail de l’écriture ».

 

Une réflexion sur l’oeuvre

Enfin, cette expérience s’est révélée particulièrement adaptée au roman L’étranger. Les élèves ont tous réécrit un chapitre de chacune des deux parties du récit ; lors de la séance bilan, ils ont pu parcourir la totalité du diaporama TwittRoman ; la classe dès lors a mené une réflexion plus générale sur la structure de l’œuvre. Est ainsi apparu clairement combien les deux parties s’opposent par leur contenu : Meursault en liberté, puis Meursault en prison. Son rapport à la vie aussi se métamorphose : dans la 1ère partie dominent des « tweets-actions » parce que le héros y est essentiellement un corps, un personnage qui mène une existence avant tout physique (manger, travailler, se déplacer, se baigner, regarder, écouter …) ; dans la seconde partie surgissent davantage de « tweets-pensées » parce que le héros y devient aussi un esprit, un personnage qui accède à la conscience des événements, médite, imagine, argumente, adopte une distance critique (les élèves se sont amusés à y insérer spontanément des liens savoureux, par exemple au moment où s’ouvre le procès-spectacle de Meursault un lien vers la vidéo de Michel Fugain « Attention,  mesdames et messieurs dans un instant ça va commencer… »: l’humour illustre ici la transformation du personnage qui désormais assume et pense son décalage avec le monde, sa capacité à faire des liens montre combien dorénavant il sait prendre du recul pour commenter son existence). Le rapport au temps enfin se modifie : dans la 1ère partie, les élèves ont pu aisément réécrire sous forme de tweets des pages elles-mêmes souvent rédigées au présent par Meursault, qui écrit au jour le jour, qui vit dans l’instant, qui est comme un TwittPersonnage ; dans la seconde partie au contraire, la réécriture est devenue plus complexe (des erreurs pédagogiquement intéressantes sur les temps verbaux ont été commises…) parce que les événements sont souvent racontés au passé par Meursault,  qui écrit rétrospectivement, qui vit dans la durée, qui s’est peu à peu détaché d’un temps linéaire, horloger, « twitteresque », pour donner de l’épaisseur, de la mémoire, du sens, à sa vie absurde. Le TwittRoman devient ainsi, paradoxalement, comme une  remise en cause de lui-même : une invitation à se révolter contre la vie mécanique et l’emprisonnement du quotidien.

 

A quoi sert la twitterature ?

Le projet est assurément à transférer, prolonger, améliorer … Il ouvre des voies pédagogiques intéressantes et incite même à changer de regard : plutôt que de mépriser la génération du SMS, de Facebook et du zapping, utilisons ses compétences et ses goûts propres (les nouvelles technologies, les réseaux sociaux, l’écriture brève, la capacité à habiter le présent ...) pour faire vivre en elle les chefs d'œuvre de la littérature. A quoi sert alors la Twittérature ? A réconcilier les écrans et les livres, et peut-être aussi dans le même temps, celui de l’écriture, l'instant et la durée.

 

Le TwittRoman « L’étranger twitte » en livre numérique :

http://i-voix.over-blog.com/article-livre-numerique-twittroman-l-etranger-75510520.html

Le compte Twitter du projet i-voix : @voix

Le blog du projet i-voix :

http://i-voix.over-blog.com

Vidéo « Twitter au CP à Dunkerque : écrire pour lire » : http://www.youtube.com/watch?v=odt9l1WdtRk

 

 

Sur le site du Café
Par fsolliec , le dimanche 26 juin 2011.

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