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A la Une : Entretien avec Jacques Saury : Actions, significations et apprentissages en EPS au service de l’innovation pédagogique 

Par Antoine Maurice

Co Auteur avec David Adé, Nathalie Gal-Petitfaux, Benoit Huet, Carole Sève et Jean Trohel de l’ouvrage intitulé : « Actions, significations et apprentissages en EPS », Jacques Saury nous propose dans son blog de continuer la discussion et le débat autour du partage d’expériences et d’analyses des pratiques, au service de l’innovation pédagogique. Nous avons donc voulu en savoir un peu plus…



Bonjour, tout d’abord, avant d’aborder votre blog, pouvez-vous nous présenter votre ouvrage ?

L’idée de cet ouvrage s’est imposée comme une évidence dans notre petit groupe de co-auteurs. Cela faisait environ dix ans que nous menions, dans nos laboratoires et UFR STAPS respectifs, des recherches visant à mieux comprendre l’activité en classe des élèves et des enseignants en EPS dans le cadre d’une approche scientifique commune, qui est identifiée sous le nom de « programme du Cours d’action ». Chacun de nous présentait aussi cette approche et les résultats de ces recherches dans ses cours, en particulier destinés aux futurs enseignants d’EPS. Et  cela faisait plusieurs années déjà que nous considérions qu’il manquait un ouvrage de référence actualisé sur les recherches en EPS conduites dans cette approche. En fait, nous souhaitions combler ce manque en réalisant un ouvrage permettant à la fois : de présenter de façon accessible et illustrée en EPS les principaux éléments théoriques et méthodologiques du programme du Cours d’action, afin qu’il puisse être un outil méthodologique pour les étudiants, enseignants et formateurs universitaires, notamment dans les Masters des « Métiers de l’enseignement et de la Formation » ; de synthétiser les acquis des recherches menées depuis une dizaine d’années en EPS dans ce programme de recherche ; de présenter aux enseignants un ensemble d’incidences pédagogiques de cette approche pour la conception de stratégies d’intervention, de situations et dispositifs d’apprentissage innovants.

Ce sont ces trois objectifs qui nous ont guidés dans l’écriture de ce livre. Et l’adhésion immédiate des Éditions EP&S, nous a permis de concrétiser ce projet rapidement.


Vous avez évoqué le « programme du Cours d’action »… serait-il possible de le définir en quelques mots ?

Il s’agit d’une approche initialement issue des recherches en ergonomie et visant l’analyse des situations de travail, dont le principal auteur est Jacques Theureau. Cependant nous l’avons développée et adaptée pour étudier l’activité des élèves et enseignants en EPS. Pour présenter ce programme de recherche de la façon la plus synthétique possible, et sans s’encombrer de considérations théoriques compliquées, on peut retenir trois idées clés. Premièrement nous étudions des pratiques réelles d’EPS dans des situations de classe ordinaires, évidemment avec l’accord et la collaboration des enseignants et des élèves de ces classes, et non des situations spécialement conçues pour les besoins de la recherche. Deuxièmement, dans l’étude de ces situations, nous accordons une place cruciale à la façon dont les acteurs (les enseignants et les élèves) agissent dans les situations, vivent celles-ci de leur propre point de vue, et construisent des significations au cours de leurs actions concrètes respectives. Troisièmement, les recherches menées dans ce programme visent simultanément deux objectifs : d’une part, produire des connaissances sur l’activité des élèves et sur l’apprentissage en EPS pouvant donner lieu à des publications scientifiques, et d’autre part, favoriser la conception de stratégies d’intervention et dispositifs d’apprentissage innovants, donc au bénéfice des enseignants et élèves.


Vous évoquez des propositions d’innovations concrètes sur les dispositifs d’apprentissage et stratégies d’intervention des enseignants d’EPS. Justement, pouvez-vous nous proposer un exemple ?

Oui bien-sûr, mais je signale que le lecteur pourra trouver dans l’ouvrage plusieurs exemples de telles innovations concrètes (en particulier dans le chapitre 7), de même que sur le blog où, au-delà des auteurs de l’ouvrage, nous incitons toute personne intéressée – en particulier des professeurs d’EPS – à présenter également de telles innovations.

Dans le livre, nous évoquons trois grandes orientations pour concevoir des situations susceptibles de permettre aux élèves de donner du sens à leurs apprentissages. L’une de ces orientations est de favoriser la construction par les élèves de « nouvelles expériences motrices typiques » ; « nouvelles » car il s’agit de générer de nouveaux pouvoirs moteurs, dépassant ceux de la motricité usuelle ; « typiques », car il s’agit de faire en sorte que ces pouvoirs moteurs soient réinvestis dans les situations reconnues comme analogues, du point de vue de l’expérience des élèves. Pour cela nous proposons de créer ce que nous appelons des « amplificateurs d’expériences », c’est-à-dire des dispositifs et interventions qui génèrent, ou favorisent, des expériences saillantes pour les élèves, pertinentes au regard des transformations visées, et qui les incitent à sortir de leurs conduites initiales d’une façon qui est significative pour eux.

Je donnerai pour exemple une démarche mettant en jeu des « amplificateurs d’expérience » qui ne se trouve pas dans l’ouvrage. Il s’agit d’une situation empruntée à mon collègue Stéphane Bellard (professeur agrégé d’EPS et enseignant à l’UFR STAPS de Nantes), qu’il nomme « Le pari décisif », en judo. L’objectif est d’inciter les élèves à prendre conscience, au cours d’une opposition au sol, des éléments de contexte sur lesquels ils ont focalisé leur attention pour prendre une décision. La durée des combats est très courte : 10 secondes, que chaque élève réalise en alternant les rôles de Uke (défenseur) et Tori (attaquant). Un arbitre et un chronométreur encadrent l’affrontement, en marge de la surface de combat de 4m2. Au début du combat, Uke est en position inférieure, à 4 pattes (avant-bras au sol) au centre de la surface. Tori quant à lui est en position supérieure, à genoux sur le côté, mains à plat sur le dos de Uke. Le but pour Uke est de sortir totalement de la surface et de rompre le contact avec l’adversaire. Le but pour Tori est de garder une partie de son propre corps dans la surface en maintenant le contact avec l’adversaire. Tori ou Uke marquent 1 point s’ils atteignent leur but. En cas de victoire, l’adversaire marque 0 point.

La notion de « pari décisif » dans cette situation est liée à l’ajout d’une condition supplémentaire, qui est ce que nous appelons un « amplificateur d’expérience » : chacun des deux combattants peut lancer un « pari » pendant l’opposition, en annonçant « bonus ! ». Pour Tori, le bonus est atteint s’il parvient à maintenir une partie du corps de son adversaire (et non plus seulement le sien) en contact avec la surface de combat. Pour Uke, le bonus est atteint s’il parvient à faire sortir la totalité des deux corps de la surface (et non plus seulement le sien).  Si le pari est lancé au plus tard à l’annonce des 5 secondes par le chronométreur, il vaut 100 pts. Si le pari est lancé après 5 secondes, il vaut 10 points. Et si le pari est perdu, c’est l’adversaire qui marque les points (10 ou 100) !

Cette consigne est un « amplificateur d’expérience » pour deux raisons essentielles. Premièrement, elle crée un enjeu ludique supplémentaire émotionnellement chargé susceptible de marquer davantage l’expérience des élèves – car un « pari » implique toujours une prise de risque ; deuxièmement, elle crée une situation d’urgence, incitant les élèves à focaliser tout de suite toute leur attention sur les « paris possibles » en relation avec leur perception du rapport de force. Une fois le combat terminé ou après une série de combats, la stratégie d’enseignement ne consiste pas à faire verbaliser des règles ou des principes. En effet, l’enseignant ou un observateur aideront les élèves à décrire l’expérience qu’ils viennent de vivre (par exemple le moment exact où ils ont déclenché le bonus) et la mettre en relation avec le score.

Évidemment cette démarche n’est pas totalement inédite. De nombreux enseignants d’EPS mettent en œuvre ce genre de dispositifs, sous différentes appellations : « points-consignes », « points-bonus », « pari décisif »… Nous proposons simplement de faire de cette démarche un axe d’innovation plus général dans la conception des tâches d’apprentissage, afin que les élèves vivent autant que possible des expériences « marquantes » en EPS, c’est-à-dire, qu’ils soient susceptibles de mobiliser en tant qu’expériences « exemplaires », les aidant à affronter d’autres situations ressemblantes.


Justement, au sein de votre blog, vous lancez un appel aux « enseignants enactifs » qui s’ignorent ! Qu’entendez-vous par là ?

La notion d’« enseignant enactif » est énigmatique, j’en conviens ! J’espère qu’elle ne sera pas interprétée comme inutilement jargonnante, car c’est aussi justement pour aiguiser la curiosité des lecteurs que nous l’avons choisie.

Tout d’abord cette notion est dérivée du « paradigme de l’enaction », proposé par le biologiste et épistémologue Francisco Varela, qui propose une vision du fonctionnement des systèmes vivants (dont évidemment les individus humains) alternative à celle du « paradigme cognitiviste », qui imprègne de nombreux discours et pratiques en EPS (pour ne donner qu’un exemple, l’association de l’apprentissage à la mise en œuvre de « règles d’action »). La première partie de notre ouvrage explique cette distinction, extrêmement importante à nos yeux, et qui a des incidences fortes pour les enseignants d’EPS. Mais je ne la développerai pas ici.

Si nous avons lancé cette « lettre aux enseignants enactifs qui s’ignorent », c’est parce que nous pensons que de nombreux enseignants d’EPS incarnent par leur pratique et par leurs innovations quotidiennes ce que nous avons appelé un ‘enseignement enactif’ dans notre ouvrage. Certains le font sciemment, et d’autres, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, sont peut-être des ‘enseignants enactifs’ qui s’ignorent (c’est-à-dire, sans connaître ni la théorie de l’enaction, ni Varela, etc.). C’est à tous ces enseignants que ce blog offre une tribune, un espace de dialogue et de partage d’expériences.

Dans le blog, nous définissons le profil d’un « enseignant enactif » grâce à cinq caractéristiques principales, que je résume. Premièrement il s’agit d’un « connecteur d’expériences », qui s’attache à transformer les actions efficaces ici et maintenant des élèves (en EPS) en des dispositions à agir ailleurs et plus tard. Deuxièmement, c’est un « traceur de trajectoires d’apprentissage », qui permet des « mises en intrigue » de l’apprentissage des élèves en lien avec les visées éducatives de l’enseignement. Troisièmement, c’est un « catalyseur d’interactions », qui met en place des formes d’organisation sociale de la classe facilitant les échanges entre les élèves et l’émergence de formes d’entraide, de tutelle, et de coopération. Quatrièmement, il s’agit d’un enseignant « enquêteur », qui adopte la posture d’un partenaire compréhensif des élèves, soucieux d’accéder par empathie ou par certaines formes de questionnement aux significations construites par les élèves. Cinquièmement, il s’agit d’un « designer » de situations, qui tente de « domestiquer les possibilités d’actions » de l’environnement matériel et social de la leçon pour privilégier celles qui offrent le plus d’opportunités d’apprentissage pour les élèves.

De nombreux enseignants peuvent je suppose se reconnaître dans ce portrait, qui est susceptible de résonner avec leurs pratiques et avec leur expérience quotidienne de la vie des classes en EPS. Et c’est donc à eux que nous nous adressons dans cet appel.


Dès lors votre blog n’est-il pas une bouteille à la mer pour continuer le débat, la discussion?

C’est exactement cela ! Ce blog vise en particulier à inciter des enseignants d’EPS, mais aussi des étudiants des Masters concernant les métiers de l’enseignement, de jeunes professeurs stagiaires, des formateurs d’UFR STAPS ou des futurs ESPE, des inspecteurs, etc., bref tous ceux qui sont passionnés par les questions d’enseignement et d’apprentissage en EPS, et chez qui notre ouvrage trouve une certaine résonance, ou génère des critiques, des envies de nous contacter, de proposer des contributions, des exemples d’expérience, des analyses, etc.

La rubrique « Partage d’expériences » du blog est plus particulièrement une invitation au partage d’innovations. Ce sont les enseignants d’EPS qui conçoivent et testent des dispositifs d’apprentissage originaux, qui inventent quotidiennement de nouvelles formes d’intervention, qui mettent en œuvre des projets pédagogiques ambitieux et permettant aux élèves de donner du sens aux situations et apprentissages qu’ils vivent en EPS. Nous attendons beaucoup de tels partages d’expériences, qui pourraient favoriser un rapprochement entre enseignants d’EPS et chercheurs et initier des collaborations entre eux. Sur le blog, l’article récent posté par Martin Mottet (« seul mais pas isolé ») ouvre par exemple un débat très intéressant concernant l’enseignement de la course d’orientation… Nous espérons qu’il sera suivi de nombreux autres articles !


Dans le contexte actuel de la formation des enseignants, notamment celle de la deuxième session 2013, n’y a t-il pas une opportunité pour les décideurs de proposer un contenu de formation partant de l’action et des interactions enseignants-élève(s) et élève(s)-élève(s) dans leur environnement, plutôt qu’au travers de savoirs à maîtriser et à transmettre ?

Vaste question, à laquelle il me parait difficile de répondre en quelques mots. Dans notre ouvrage, mes collègues co-auteurs et moi plaidons pour ce que nous appelons une « épistémologie de l’action » par opposition à une « épistémologie des savoirs ». Effectivement, en cohérence avec cette vision, il me paraît plus pertinent de repenser les contenus de formation en termes « d’expériences motrices types » construites au cœur des interactions (c’est-à-dire, d’actions, de préoccupations, de sensations, d’émotions, etc. types), pouvant être considérées comme représentatives d’adaptations pertinentes à des catégories de situations, qu’en termes de « savoirs » supposés contrôler l’action. Il me parait également pertinent de penser la classe et les sous-groupes d’apprentissage en termes de « communautés d’apprentissage », ou de « communautés de pratique », c’est-à-dire construisant des normes, des valeurs et toute une micro-culture commune, autour de projets collectifs…, et pas seulement en termes de « formes de groupements » ajustés d’une leçon à l’autre en relation avec des critères de niveau de pratique, d’affinité, de mixité, etc.

Mais repenser des contenus de formation pour l’EPS sur la base d’une telle approche est un chantier immense, et personnellement je conçois cela dans une perspective plus lointaine que celle de la mise en œuvre des nouveaux concours. Cependant les réformes actuelles de la formation des enseignants et des concours offrent peut-être une conjoncture propice à la relance du débat sur la question des programmes et des contenus de l’EPS.


Le blog

http://apprendreeneps.wordpress.com



Sur le site du Café

Par antoinemaurice , le vendredi 21 juin 2013.

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