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- A la Une : Enseignement des outils bureautiques : une démarche d'ouverture. Entretien avec Marc Romano 

HT- Quel est votre parcours professionnel ?

MR- Bac Philo (et j'en suis fier !) en 1970, Sup de Co en 1974, 10 ans comme cadre administratif et comptable dans diverses sociétés, de la PME de 20 personnes à la multi-nationale de 8 000 personnes, 10 ans comme dirigeant de ma propre société de services informatiques, et enseignant en gestion et informatique depuis 1994. Un parcours que certains considéreront comme atypique, mais très riche en expériences, car proche du terrain et de la réalité de la pratique des outils de gestion. J'ai été également ces 12 dernières années trésorier d'une grosse association dans le domaine du sport (3 salariés, 400 000 ¤ de budget annuel), ce qui m'a permis de garder ce contact avec le terrain. Je pense que c'est un atout dans notre discipline. Après des débuts en lycée professionnel (BEP et bac pro comptabilité), j'enseigne la gestion et l'informatique en série STT comptabilité (1ère et Terminale) depuis 5 ans.

HT- Actuellement vous enseignez en partie la bureautique, quelle est votre démarche dans le domaine ?

MR- Je n'aime pas le terme de "bureautique". Je préférerais que l'on parle d'"outils d'aide à la gestion quantitative et à la prise de décision". Cela traduit mieux l'objectif d'usage que l'on fait de ces outils en gestion. L'outil en lui-même ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse, c'est comment, avec cet outil, on peut résoudre un problème de gestion (ou autre). Cela suppose non pas une, mais deux maîtrises complémentaires : celle des éléments composant le problème de gestion, et celle de l'outil également. Des deux, et même si ma réflexion doit faire grincer des dents, j'estime que la première est plus importante. En effet, une bonne compréhension du problème posé amène à rechercher les méthodes et moyens les plus efficaces pour le résoudre, donc à "plonger" dans les fonctionnalités de l'outil pour voir s'il n'y aurait pas une possibilité de, par hasard... A l'inverse, apprendre une série de fonctionnalités, de possibilités sans les rattacher à une utilisation dans le cadre de la résolution d'un problème est un savoir stérile, qui sera peu ou mal réutilisé.

C'est cette démarche qui me guide quand je construis une activité de 1ère ou de Terminale : je mets le problème de gestion au centre de l'activité, les outils informatiques ne sont là que pour en faciliter ou en permettre la résolution. L'élève doit utiliser des outils informatiques pour mener à bien son activité, mais son premier objectif, c'est de comprendre le problème de gestion posé, et de le résoudre. Cette méthodologie passe néanmoins par une découverte, une prise en main de l'outil au départ (en 1ère, en principe). Il n'est pas envisageable de "lâcher" l'élève sur l'outil, sans qu'il ne sache au minimum comment il fonctionne, et quelles sont les principales commandes.

C'est là que réside la plus grande difficulté : le temps dont nous disposons pour cette formation initiale est insuffisant. Il ne permet pas une maîtrise rationnelle des outils.

ht- Vous proposez un choix dans les outils à vos élèves. Pourquoi avoir mis en concurrence ou au choix un produit purement commercial et un autre libre ?

MR- Il n'y a pas de concurrence : chaque élève a le choix d'utiliser l'un ou l'autre. Je leur précise en début d'année la présence des deux, en leur expliquant qu'ils ont les mêmes fonctionnalités, mais des interfaces utilisateurs légèrement différentes, et qu'ils peuvent utiliser l'un ou l'autre à leur libre convenance. La bonne question serait : pourquoi leur donner ce choix ?

Première raison : chaque année, plusieurs élèves me demandent s'ils peuvent disposer du même logiciel chez eux, sur leur ordinateur personnel.
Je ne suis pas pour le travail sur poste informatique à la maison (cela reviendrait à introduire un déséquilibre entre ceux qui en ont les moyens financiers et les autres), mais peut-on également l'interdire ? A ces élèves, je n'avais jusqu'à récemment que la ressource de les renvoyer vers leur distributeur préféré, éventuellement en leur indiquant l'existence de packs étudiants. Aujourd'hui, rien ne m'empêche de leur fournir une copie d'une suite libre.

Deuxième raison : si nous passions tous sur des suites libres, l'économie en terme de coûts de licences serait considérable, et voilà de l'argent que l'on pourrait réutiliser pour d'autres investissements. L'argument qui est classiquement opposé à cela est celui du coût du libre, en terme de formation essentiellement. Faux argument : la formation aux logiciels propriétaires est-elle gratuite ? Et combien de collègues se sont auto-formés, et continuent de le faire, sur ces logiciels ? Ce n'est pas parce que cette formation a été faite que le coût des logiciels propriétaires diminue : il faut régulièrement renouveler les licences. Alors, pourquoi ne pas inverser cette logique, et dépenser pour durer ?

Troisième raison, plus philosophique celle-là : j'avoue être assez inquiet de l'évolution que certains gros éditeurs veulent donner au marché du logiciel. Le projet "Palladium" n'est qu'un exemple des dérives possibles, le récent débat européen sur la brevabilité des logiciels en est un autre. Je pense que nous ne pouvons pas laisser une société commerciale, quelle qu'elle soit, dicter ses lois aux utilisateurs, professionnels de l'entreprise ou de l'éducation.
On a beau me promettre et me garantir que ma liberté ne sera pas remise en question, je crains qu'il n'y a des tentations irrépressibles. Je suis suffisamment au fait des possibilités techniques pour savoir que le spectre de "Big Brother" n'est plus un spectre, mais une réalité qui risque de ne pas rester virtuelle pour très longtemps. Utiliser des logiciels libres n'est pas une panacée absolue contre ces dérives, mais l'accès aux codes sources par les utilisateurs et la très large diffusion de ces codes permet de penser qu'il y aura toujours, quelque part, un groupe d'irréductibles rebelles pour se dresser contre les tentacules de l'empire.

Quatrième raison : utiliser des logiciels libres oblige à se recentrer sur les fonctionnalités, et non sur les modes opératoires. Et ça, c'est une démarche positive pour l'élève ET pour l'enseignant. On ne clique plus sur un bouton, mettons de mise en forme par exemple, mais on cherche pourquoi cette mise en forme, et à quel niveau l'appliquer.

HT- Vos élèves ne sont ils pas trop perturbés par ces choix ?

MR- Mais pourquoi le seraient-ils ? Ils ont la même assistance de la part de leur prof, ils réalisent les mêmes travaux que les autres. Les élèves, au fond, se moquent bien de l'outil. Seul le résultat, et la note associée, les intéresse. A partir du moment où ils peuvent faire ce qui est demandé, peu leur importe quel outil ils utilisent. Et c'est très bien comme ça.

J'ai remarqué également un effet secondaire assez intéressant. L'an dernier, mes élèves de 1ère STT travaillaient dans deux salles informatiques différentes, dont l'une n'était équipée que d'une suite commerciale, à la suite d'un renouvellement de machines. Ceux qui utilisaient avec moi la suite libre n'ont pas eu de gros problèmes pour travailler avec les outils équivalents dans l'autre salle. J'ai voulu pousser l'expérience un peu plus loin, et j'ai imposé la semaine suivante, dans ma salle, à tous de changer obligatoirement de suite, et de travailler pendant une séance avec l'"autre". Même constat : ceux qui utilisaient la suite libre s'y sont retrouvés sans grandes difficultés, mais ceux qui travaillaient jusque là avec la suite commerciale ont eu de gros problèmes : trop habitués à être des presse-boutons, ils ne voyaient pas comment reproduire le simple clic auquel ils étaient habitués. A l'inverse des autres, ils n'avaient intégré que le mode opératoire, pas la fonctionnalité sous-jacente.

HT- Il semble donc que l'usage d'un produit autre que le leader du marché soit donc un atout ?

MR- Je ne crois pas qu'il faille poser le problème dans ces termes. Ce qui constitue un atout pour les élèves, c'est d'apprendre à raisonner en termes de fonctionnalités, et de comprendre les concepts sous-jacents, ce qui leur permet une adaptabilité à tous types d'outils. C'est possible, quelle que soit la suite utilisée, commerciale ou libre. C'est peut-être un peu plus facile à atteindre avec un logiciel libre, mais cela dépend prioritairement de la démarche pédagogique de l'enseignant, pas de la suite utilisée.

HT- Pourtant, vous n'êtes pas très nombreux à avoir cette démarche. Avez vous une explication ?

MR- Je vous renvoie à la remarque ci-dessus, concernant la formation des enseignants. Combien, en fait, ont été réellement formés aux outils informatiques ? Et pourtant, ces enseignants ont bien du apprendre à maîtriser ces logiciels, parce qu'on exigeait d'eux qu'ils transmettent un savoir-faire à leurs élèves. Ils l'ont fait, bien sûr, mais au prix de combien d'heures, de soirées et de week-end passés à déchiffrer des modes opératoires auxquels on peut reconnaître une grande exhaustivité, mais une absence totale de pédagogie. Croyez-vous que ces enseignants soient prêts à repasser par les mêmes galères ? Personne ne peut le leur reprocher, même si j'aimerai les convaincre que le jeu en vaut la chandelle, parce que l'enjeu dépasse largement le cadre de l'enseignement.

HT- Quels sont vos projets pédagogiques dans l'avenir ?

MR- Mettre au point une démarche d'apprentissage des SGBDR sur autre chose qu'un logiciel commercial. J'avais commencé l'an dernier, mais tout a été remis en cause par la réforme de la filière. Avant d'aller plus avant, j'attends de savoir avec précisions les exigences attendues dans ce domaine. Les projets de programmes laissent entrevoir des possibilités intéressantes, mais celles-ci risquent d'être réduites à une portion aussi congrue que le temps que l'on nous octroiera pour les survoler.

Les bases de données sont actuellement le domaine dans lequel les logiciels libres sont nettement plus performants que les systèmes commerciaux, mais pour les professionnels uniquement. Le couple PHP/MySQL, pour ne citer que lui, dispose d'une réserve de puissance pratiquement inépuisable, mais reste, et restera longtemps, un outil réservé aux informaticiens. Vers les "utilisateurs lambda", aucun produit n'est actuellement mieux adapté que Microsoft Access.
Même si des alternatives commencent à apparaître, aucune n'est réellement convaincante pour l'instant. Il y a moyen de faire, mais il faut du temps, et un cadre précis.


Site personnel de Marc Romano :
http://www.links-stt.com

Une lecture pour prolonger l'expérience de Marc Romano. Le journal du net propose un article sur les enjeux et les fausses idées concernant les suites bureautiques libres. Outre les habituels arguments relatifs aux coûts des licences, formations, changement, il est un argument original à méditer : le format. Là réside certainement une clé importante pour l'avenir. Le choix d'un logiciel avec son ou ses formats de sauvegarde, c'est d'abord s'assurer d'une possibilité d'échange des données qui soit la plus large possible ! Ensuite, point non moins important, pouvoir générer des fichiers qui seront exploitables à moyenne échéance. La lecture du document aidera certainement au moment des choix.
Open office : idées fausses et vrais enjeux http://solutions.journaldunet.com/0301/030115_trib_gouarne.shtml
Le dossier du journal du net :
http://solutions.journaldunet.com/dossiers/libre/sommaire.shtml

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