Jeux vidéo : nouvelles cultures, nouvelles connaissances 

Invité conjointement par le Rectorat de Dijon et le Centre d’Information Régional sur les Drogues et les Dépendances à répondre à la question des « cyberaddictions », le psychologue Serge Tisseron tranche avec les approches moralistes pour replacer le phénomène au cœur des défis culturels et éducatifs du siècle.tisseronLes nouveaux comportements face à Internet vont-ils renforcer les ruptures générationnelles ? Serge Tisseron reprend à son compte le mot de « cyber-addiction », mais nuance fortement : de World of Warcraft ou Waramer aux jeux d’argent ou à la vente en ligne, les profils des addicts sont pluriels et touchent tous les âges. Mais sur la question spécifique des jeux vidéo, « rien ne prouve a priori que les gros joueurs soient plus asociaux que d’autres ».

Une vieille histoire…« Depuis les origines, l’Homme est fasciné par les créations d’images, pour essayer d’avoir devant les yeux ce qu’il avait dans la tête. La richesse des « images du dedans » nous permet de les faire dériver, évoluer, fantasmer ». Si les capacités de la peinture ou de la photographie restaient relativement balbutiantes, les images numériques permettent de « rentrer dedans », mais aussi d’interagir, d’être soi-même le spectateur de ses propres actions, de fonder sa propre narrativité, de trouver une forme de construction identitaire qui pousse vers la perfection.
Ces nouveaux univers culturels changent le rapport à l’identité : on n’est pas condamné à une identité, mais on peut inventer plusieurs avatars. Contrairement à la vie « réelle » dans laquelle on tente de masquer les facettes de soi-même, les jeunes peuvent donc grandir avec plusieurs images renvoyées d’eux-mêmes. « N’allez donc pas croire qu’un jeune qui prend le rôle du guerrier sauvage n’a que cette identité. Dans une heure, il sera peut-être sorcier guérisseur ».

Nouvelles socialisationsLes nouvelles technologies amènent à entrer en contact avec des inconnus, auxquels on fait confiance a priori. « Ne croyons pas que ce soit très différent de la vie réelle où il faut bien faire confiance à ses interlocuteurs… ».  Dans les jeux video comme dans la vie, on échange : les moments de « travail » (tuer un monstre à plusieurs) côtoient les moments de « détente » durant lesquels on revient sur l’action passée, on se congratule, on parle de soi, on se dévoile avec ses interlocuteurs virtuels. « C’est ce qui fait la force qui accroche le joueur au réseau : on y fait plusieurs choses différentes, comme dans la vie ».
De plus en plus de jeunes détournent les jeux pour créer des machinima. Movies, qui lança la tendance, permit la création et le partage de ces petits films dans lesquels on peut intégrer des images de sources multiples, de l’ordinateur au téléphone mobile. « Certaines sont très talentueuses, très créatives. FestivalPocket en est une belle illustration ».

Manières d’apprendreParce qu’il renforce les raisonnements inductifs, par tâtonnement et essais-erreurs, comme un jeune enfant découvre le monde (mais aussi comme l’adulte se conduit dans le social), ce mode d’apprentissage est plébiscité par les adolescents, contrairement au monde scolaire hypothético-déductif (d’abord réfléchir avant de dire la bonne réponse, et surtout pas se tromper…). Le jeu vidéo est donc aussi le prolongement logique de la curiosité enfantine, contrairement au choc de l’Ecole. « N’y a-t-il pas quelque chose à apprendre pour le système éducatif ? » demande malignement le conférencier.
Engagements flottants : le syndrome de la modernité ?La bonne manière de jouer, c’est de faire alliance avec d’autres, par exemple en entrant dans une Guilde qui va vous affecter un grade, vous placer dans une hiérarchie, vous donner des règles et des contraintes, parfois proches d’une discipline militaire. Mais on s’y engage ou désengage d’un clic : vous pouvez en sortir quand vous voulez… « Cela illustre une manière contemporaine d’être moderne : on divorce facilement… Et certains parlementaires de gauche ont été désengagés d’un clic par le Président de la République… ». On s’engage donc d’autant plus facilement qu’on pense pouvoir s’en sortir sans souci, et les jeux vidéo sont scénarisés selon ce mode : y entrer facilement, mais y rester le plus longtemps possible.

Quid de l’addiction ?Pour Serge Tisseron, il n’est pas légitime de parler d’addiction aux jeux vidéo avant 25 ans : « A l’adolescence, tout change très vite, et on sait grâce aux neurosciences qu’une personne peut mettre du temps à contrôler son impulsivité ». A 25 ans, le passage à l’âge adulte est intégré, même si on habite encore chez ses parents. Avant cet âge, stigmatiser un adolescent ne l’aide pas à se débrouiller avec ses multiples identités : il risque d’y faire son nid, de revendiquer d’être « malade » et demander à ce qu’on le « guérisse », limitant ainsi son pouvoir d’agir et sa confiance en lui. Il vaut donc mieux oser entrer en dialogue : pourquoi ne pas parler avec lui d’un avenir dans l’industrie du jeu ?… Proposer à une enfant d’aller voir un psy ? « Lorsqu’on a essayé d’entrer en communication avec lui, sur le contenu de son jeu, sur ses rencontres, et qu’on se sent malgré tout démuni, il peut être utile d’aller chercher une médiation, à condition de ne pas la dramatiser ».  Mais pour S. Tisseron, les premières habitudes éducatives sont décisives.

Comment agir comme parent ?-    Deux heures de télé pour un enfant de quatre ou cinq ans, on sait que c’est déjà trop. « C’est pourquoi j’ai mené campagne contre la télévision pour les bébés, et que j’ai obtenu gain de cause avec un avertissement du CSA avant les projections ». Obliger l’enfant à négocier le temps d’écran (télé, vidéo, Internet confondus) à chaque âge, c’est fondamental.  « Si vous voulez serrer à l’adolescence sans avoir rien géré avant, vous ferez tout exploser ».
-    Garder le contrôle de la connexion Internet est indispensable. « Couper la nuit une connexion ne me semble pas sortir du rôle normal des parents. La règle, c’est à vous de la fixer, et de s’y tenir… d’abord pour vous… ».
-    Mais le temps n’est pas tout. Pour le psychiatre, on peut être un gros joueur tout à fait intégré socialement, parce qu’on peut jouer de plusieurs manières : mécaniquement, en privilégiant la sensorialité, l’instinct, par stimulus-réponse (c’est le cas de beaucoup de jeux gratuits en ligne comme FarmFrendzy), ou au contraire en développant la narration et les émotions complexes, comme les livres dont vous êtes le héros ou Farenheit. Si les premières postures développent le stress, l’angoisse, la peur, les secondes privilégient au contraire la singularité, le pouvoir d’agir, les choix, le recul, « tout ce qui permet d’être spectateur de sa propre action ». Même le désormais célèbre GTA4, amoral au possible, permet de jouer de plusieurs manières : « on peut y apprendre à brûler des voitures ou des vieilles dames, mais aussi explorer la ville et ses passages secrets en construisant un solide carnet d’adresses… ».
Comme dans la vie. C’est la conclusion de la conférence : parce qu’il incarne cette « nouvelle culture avec laquelle nous devons tous désormais composer, le jeu vidéo est pour nous un bel exemple de « risque » : « On ne peut pas se protéger du risque. On peut juste se donner quelques moyens pour oser vivre dans le risque en forgeant ensemble les outils et les cadres qui aident nos enfants à ne pas trop s’y angoisser ». A bon entendeur...

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Par ppicard3 , le .

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