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Claude Lelièvre : " les craintes de la définition d'un socle commun ''au rabais'' ou de l'acceptation d'un socle commun non maîtrisé en réalité par certains" 




Claude Lelièvre, vous avez fait partie de la Commission Thélot chargée de définir le socle commun. Pensez-vous que le projet de G. de Robien soit fidèle aux réflexions de la Commission ?

Le projet du ministère qui avait été remis en novembre 2005 au Haut Conseil, était à mon sens très éloigné du Rapport Thélot. Les recommandations du Haut-Conseil, elles, ont été beaucoup plus proches. Comme, dans une certaine mesure, le projet de décret a tenu compte de certaines de ces recommandations, le texte du décret n'est pas très éloigné parfois de l'esprit des réflexions de la Commission Thélot, mais sans être pour autant vraiment dans sa ligne dominante.


Comment expliquer ces glissements ?

L'une des raisons apparaît très bien - et même sur certains points de façon caricaturale - dans le texte initial venant du ministère. Les disciplines organisées dominantes y exercent tout ''naturellement'' leur domination au point que le ''corps'' et la ''main'' n'y existent radicalement pas (par exemple, les arts plastiques sont totalement inclus dans la culture et le rapport aux oeuvres d'art). Le Haut Conseil est, lui, beaucoup moins dépendant de cela (et joue donc le rôle qui était attendu par les membres de la Commission Thélot qui avaient proposé ce genre d'institution). Mais le Haut-Conseil a été sensible sur certains points à quelques lobbies très influents actuellement (y compris et surtout au ministère), en particulier sur la grammaire ou la dictée, non sans contradiction d'ailleurs avec la direction et l'esprit général de ses recommandations.


Dans la perspective actuelle de régression budgétaire n'y a-t-il pas un risque sérieux de voir l'argument du socle utilisée simplement pour diminuer les dépenses ?

Cela n'est évidemment pas impossible. La Commission Thélot s'était d'ailleurs engagée dans une voie tout à fait différente puisqu'elle considérait que la maîtrise effective d'un socle commun par tous et la lutte contre les ségrégations passaient par des moyens renforcés et beaucoup plus différenciés qu'aujourd'hui. Le rapport indiquait notamment - et je m'étonne que les uns ou les autres n'aient guère fait d'écho à cela - que "la variété des situations implique que l'on s'appuie sur la capacité accrue des établissements scolaires, régulée dans le cadre contractuel que la Commission appelle de ses voeux. Dans tous les établissements, une part variable et parfois importante (de 0% à 25 %) des moyens qui leur sont alloués devrait être définie en fonction des caractéristiques des élèves qu'ils accueillent".


Jusque là l'objectif c'était l'école communale et le collège unique pour tous les enfants du pays. Faire passer l'idée d'un "socle commun" n'est ce pas officiellement enterrer cette conception de l'Ecole et accepter l'idée du retour à une école différenciée socialement comme elle l'était dans la première moitié du 20ème siècle ?

Ce risque peut exister, surtout si l'on en vient à trouver parfaitement normal l'orientation vers l'apprentissage (bien avant le terme de la scolarité obligatoire) pour un nombre d'élèves non négligeable. Je voudrais cependant faire remarquer que si une définition acceptable du socle commun était donnée et si ce socle était effectivement maîtrisé par chacun, ce serait un net progrès par rapport à ce qui existe actuellement. Car, de facto, chaque enseignant est amené dans la réalité concrète de son métier à faire des choix, à établir des priorités (drastiques parfois, en particulier pour les élèves les plus en difficulté) mais généralement dans les pires conditions (chacun dans son coin, plus ou moins ''honteusement'', sans aucune continuité) de façon non délibérée et non concertée avec les autres. C'est l'individuel et la discontinuité qui l'emportent actuellement sans recours, parce que sans repères collectifs dûment élaborés et maîtrisés.


Si les enseignants font chacun leur cuisine dans leur coin ce n'est pas par hasard. Que faudrait-il pour avoir un réel travail d'équipe et une interdisciplinarité ?

On peut penser d'abord à un changement dans le mode de formation et de nomination des enseignants (jusqu'ici, et ce n'est sans doute pas un hasard, dominé par le règne quasi sans partage de l' ''individuel'' ), et à des marges beaucoup plus importantes de manoeuvre et de moyens à accorder aux établissements en fonction de leurs projets et des caractéristiques de leurs élèves (dans le cadre de contrats avec leurs autorités de tutelles ). Mais cela a aussi ses limites par rapport au problème soulevé, dans la mesure où l'on en reste au niveau de chaque établissement (sans pouvoir résoudre vraiment dans ce cadre la question des repères collectifs plus vastes de l'ensemble de la scolarité obligatoire à établir) même si cela peut être précieux pour opérer cette révolution copernicienne vers un état d'esprit à la fois plus collectif et tenant compte plus réellement de la diversité des situations.


Aujourd'hui le ministre parle de socle commun à tous les jeunes français. Pensez-vous que les apprentis juniors par exemple aient une chance d'atteindre le niveau du socle ?

Il est en effet pour le moins paradoxal, voire contradictoire, d'écourter de fait et de gaieté de coeur la durée de la scolarité obligatoire pour ceux qui auront a priori le plus de difficultés à maîtriser le socle commun. Ce n'est pas ce qui était envisagé par la commission Thélot, et cela nourrit les craintes de la définition d'un socle commun ''au rabais'' ou de l'acceptation d'un socle commun non maîtrisé en réalité par certains...


Avec le socle commun, arrive l'idée d'un pilotage du système éducatif par des évaluations : évaluation des établissements selon leurs résultats, évaluation régulière des élèves par rapport au socle. Est-ce une façon efficace de diriger l'Ecole ? Ne risque-t-on pas, pour les élèves, de voir les évaluations se transformer en examens de passage et de se retrouver avec un taux d'échec encore supérieur ?

La question peut se poser effectivement. Tout le problème est de savoir quelles évaluations on fait, et à quels usages elles peuvent servir. Cependant, on doit insister sur le fait que le socle commun n'a aucun sens s'il ne s'agit pas de maîtriser effectivement en toute priorité certaines connaissances et compétences. La notion de "maîtrise" y est essentielle, et donc aussi la notion d'''évaluation''. Sans quoi, la fuite en avant, le faux-semblant voire la mauvaise foi quant à ce que l'on prétend faire, ce que l'on fait, et ce qui peut être effectivement maîtrisé par les élèves ont encore de beaux jours devant eux, au détriment d'abord des plus faibles... dont on prétend se soucier en premier.


En soi, et là je m'adresse à l'historien de l'Ecole, cette idée d'un "retour aux fondamentaux" qui accompagne l'idée du socle, n'est-elle pas un indice d'une certaine peur de l'avenir, d'un regard plus nostalgique que prospectif ?

Tout dépend ce que l'on entend par "fondamentaux"; et les affrontements à ce sujet sont eux aussi, justement, en quelque sorte fondamentaux. Pour l'essentiel, dans la commission Thélot, les tenants des conceptions nostalgiques les plus avérées (liés à des lobbys tels que ''sauver..." ceci ou cela) avaient été isolés (et la presse s'en était d'ailleurs fait l'écho) signe que c'est possible, dans le cadre même d'un projet de définition et de mise en oeuvre d'un socle commun, même si cela n'est pas facile et encore moins gagné d'avance. Mais on ne peut échapper à ce type de problématique et de situation: à chaque fois que l'on envisage des changements sérieux, les tentatives et tentations de recours à un passé plus ou moins mythique et ''rassurant'' font florès.


Quand on lit les recommandations du HCE, celles de la Commission Thélot, les rapports de l'Inspection et les déclarations du ministre on a souvent l'impression qu'elles ne renvoient pas à un projet commun et cohérent pour l'Ecole. Tout se passe comme si des conceptions opposées de l'Ecole s'affrontaient. Est-ce un phénomène unique dans l'histoire de l'Ecole ?

Ce n'est évidemment pas inédit que des conceptions différentes s'affrontent en ce qui concerne l'Ecole. Mais on peut dire que, sous cette forme quasi institutionnalisée et délibérément ouverte, c'est effectivement nouveau à certains égards, et sans doute le signe que le sens de l'Ecole est à redéfinir (dans l'appréhension et la difficulté) en particulier pour ce qui concerne l'Ecole obligatoire (versus ''socle commun''), comme en témoignent d'ailleurs les multiples initiatives en ce sens depuis quelques années dans d'autres pays appartenant à la Communauté européenne.

Par ailleurs, l'existence même du Haut Conseil (le mode de nomination de ses membres en faisant un organisme effectivement indépendant du ministère) est une nouveauté sans précédent depuis Napoléon Ier, même si l'originalité de cette institution est en retrait par rapport à la proposition initiale de la Commission Thélot. Et tout cela contribue - comme nous le souhaitions - à ce que le ministère soit moins libre de son jeu...


Claude Lelièvre

Derniers ouvrages de C. Lelièvre :
Les politiques scolaires mises en examen. Douze questions en débat. ESF,2004.
L'école obligatoire pour quoi faire ? Une question trop souvent éludée. Retz , 2004.
Les profs, l'école et la sexualité. (avec F. Lec), Odile Jacob, 2005.

Sur le site du Café :
" Définir un socle commun de connaissances pour le XXIème siècle"
http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Pages/2006/2004/analyses_50_accueil.aspx
" Les profs, l'école et la sexualité : les risques du métier"
http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Pages/2006/2005/analyses_62_accueil.aspx

Le socle commun :
Le projet de décret
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2006/05/index110506.aspx

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