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- Sous le savoir, le questionnement - Raisons d'apprendre et de continuer d'enseigner 

L'élève n'a pas encore appris à poser des questions. Il n'a pas appris le jeu que nous voulons lui enseigner. L. Wittgenstein, De la certitude

Demandez aux enseignants(1) quels sont leurs principaux sujets de préoccupation : les salaires, les programmes, les notes et l'évaluation, les parents, la laïcité, la violence, les incivilités... ? Vous n'y êtes pas : c'est la motivation des élèves, leur engagement dans le travail scolaire, leur intérêt pour les activités et les savoirs constitués. En France, « comment motiver et faire travailler efficacement les élèves » fut la question la plus souvent abordée dans le Débat national sur l'avenir de l'École (2004, p. 81). En Suisse, des enquêtes montrent que les jeunes instituteurs aimeraient d'abord « intéresser les élèves les moins motivés », surtout s'ils sont « hétérogènes » dans leur rapport au savoir et aux questions posées (Maulini, 2005, p. 20). « Créer les conditions de la transmission des connaissances » (Rayou & van Zanten, 2004, p. 123) est un peu le réquisit de la relation pédagogique. Quand les élèves « sont en demande », résume un professeur débutant, ils apprennent mieux et plus vite. L'ordre suit, les résultats et la paix scolaire aussi. C'est gratifiant, fluide, encourageant. « C'est agréable des élèves en demande. C'est pas mal pour un professeur, c'est confortable. » (ibid., p. 126). Quand le public est motivé, c'est plus motivant. Voilà le secret et le paradoxe de l'enseignement.

C'est le secret parce qu'il est difficile d'infliger l'instruction. Et le paradoxe parce que les élèves renversent la condition : ils sont eux-mêmes décidés quand la leçon donne des raisons de s'engager. « Sont appréciés les maîtres et les maîtresses qui ont de l'imagination, qui savent susciter l'intérêt et motiver les élèves. » (Montandon, 1997, p. 60) Le professeur compétent a d'abord deux qualités : il incite à penser, à chercher, à se questionner ; il écoute aussi la classe, s'inquiète de ce qu'elle apprend, permet à chacun de poser des questions sans vivre l'expérience humiliante de la moquerie d'autrui (« Bouffon ! ») ou d'un magistral ricanement (« Question idiote, tu es navrant... ») (Dubet, 2002, p. 153). Dans une école digne de ce nom, on se questionne et on obtient des réponses. On est intéressé parce que le maître est intéressant. Voilà toujours le secret, et de nouveau la difficulté : comment enseigner ce qu'il faut aux enfants, en les incitant à le vouloir en même temps ?

Il y a peut-être moins un prérequis qu'un mixage en situation. Le tour de force, c'est de lier l'exposé du savoir et le pouvoir de questionner, les réponses du programme et les problèmes qu'elles permettent de résoudre et de poser (Fabre, 2005). Dis comme cela, c'est charmant. Mais en pratique, comment concilier contrainte et désir, leçons et questions, raisons d'apprendre et sens de l'enseignement ?

Faisons le détour par les Pays des Merveilles : nous y verrons l'envers du bon sens, une parodie d'initiation, un usage absurde et donc instructif des questions. Je reviendrai ensuite au débat sur l'école, à la place que les doctrines pédagogiques assignent plus ou moins clairement aux demandes du maître et à celles des enfants. Les prescriptions semblant peu conciliables, je suggérerai pour finir un pas de côté : voyons comment se pratique l'interrogation, sans préjuger ce dont les professionnels devraient idéalement s'alarmer. Questionner le questionnement en décrétant d'emblée ce qu'il doit viser : ne serait-ce pas logiquement précipité ?


De l'autre côté du miroir : Alice au Pays des Questions

Lorsque Alice passe de l'autre côté du miroir, elle vit toutes sortes d'inversions. On mange des gâteaux secs pour se désaltérer. On fête trois cent soixante-quatre jours par an les an-anniversaires. Les fleurs peuvent parler, mais seulement si un visiteur valable les interroge en premier. Au royaume de l'absurde, le langage est malmené, réinventé ou pris au pied de la lettre, ce qui fait deux façons pour les locuteurs de ne pas se comprendre, d'être mutuellement interloqués.

La conversation commence par une question, sauf quand c'est elle, justement, qui est objet de discussion. Perdue dans les bois, Alice croise Twideuldeume et Twideuldie : « J'étais en train de me demander quel serait le meilleur chemin à prendre pour sortir de la forêt ; il commence à faire si sombre ! Pourriez-vous me l'indiquer, s'il vous plaît ? » réclame, comme toujours poliment, la petite fille intrépide mais bien élevée par ses parents. Les bonshommes n'en font rien et la toisent en riant. Ils ressemblent à deux écoliers mal lunés, fiers de ne pas coopérer. Alice en montre un du doigt et ordonne : « Vous, là, le premier, répondez lorsqu'on vous interroge ! » Elle joue la maîtresse, mais les deux compères ne se laissent pas impressionner. « En aucune façon... Tout au contraire... » Ils font front. Ils contestent la question. « Vous vous y êtes mal prise ! La première chose à faire lorsqu'on va voir quelqu'un, c'est de demander : ‘Comment allez-vous ?' en lui serrant la main. » Il y a certes une requête à formuler, mais elle doit d'abord se soucier d'autrui, pas exiger qu'il résolve notre problème en premier. L'insolence a changé de côté, puisque les ricaneurs imposent au final leurs bonnes manières, leurs façons légitimes d'interroger.

Pas d'entente sans conversation. Et pas de conversation sans question. À chaque rencontre, Alice doit lutter pour entrer en relation, batailler pour instaurer le dialogue sur un fond minimal - et partagé - de présuppositions. Elle cherche des réponses, n'obtient que reproches, extravagances, aberrations. « Pourquoi restez-vous perché là tout seul sur ce mur ? » fait-elle à Heumpty Deumpty qui lui tourne le dos pour mieux la toiser. « Ma foi, parce qu'il n'y a personne avec moi, répond le bonhomme d'un truisme affligeant. Pensiez-vous que je ne connusse pas la réponse à cette question-là ? Posez-en une autre. » Heumpty Deumpty a l'air arrogant de celui qui veut bien parler, mais à condition de dire lui-même ce qui a valeur d'énoncé. « Lorsque moi j'emploie un mot, assène l'insolent, il signifie exactement ce qui me plaît qu'il signifie. Ni plus, ni moins. » Alice, toujours polie, toujours décidée, refuse le diktat et continue d'interroger. « La question, insiste-t-elle, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu'ils veulent dire. » « La question est de savoir qui sera le maître, riposte Heumpty Deumpty... un point c'est tout. » Cette fois, le coup de force est réussi. La question ne se discute plus, le dialogue est rompu. Alice, dit Carroll, était trop déconcertée pour ajouter quoi que ce fût.

Le maître décide des questions. C'est lui qui oriente et limite la conversation, qui dit quoi, où, quand et comment interroger comme il faut. N'est-ce pas le fond même du langage ? Pour s'entendre, il faut être deux. Mais on ne parle qu'à tour de rôles, et celui qui a le pouvoir sur les mots impose à l'autre le sens de l'interlocution. Alice tente bien de faire la maîtresse, mais elle subit le questionnement. On ignore ses demandes, on s'en gausse, on les réfute. Quand elle s'obstine, on lui en impose d'autres, de force et explicitement. Difficile de grandir dans un monde sans invariant.

Point culminant : lorsque la Reine de Coeur donne la leçon, que la contrainte devient violence, l'interrogation interrogatoire, sommation, avatar du fer rouge de l'inquisition. « Savez-vous faire une addition ? Combien font un et un et un et un et un et un et un et un et un et un ? » est la première injonction. Calcul idiot, mais ne sommes-nous pas derrière le miroir, mathématiquement ? « Savez-vous faire une division ? Divisez un pain par un couteau... qu'obtenez-vous ?... Des tartines de beurre, bien entendu ! » L'enseignante absconse fait en même temps les questions et les réponses. Il faut dans le mouvement soustraire un os à un chien, dire où se cueille la fleur de farine, traduire turlututu en javanais. « Turlututu n'est pas anglais » objecte l'enfant. « Qui donc a prétendu qu'il le fût ? » rétorque la matrone qui conteste maintenant ce qu'elle avait d'abord sous-entendu. L'entretien n'a ni queue ni tête, mais on n'en sort pas puisque les questions annulent les questions, sans que rien ne se fixe dans la conversation. Alice tente une dernière manoeuvre et demande une proposition : « Si vous me dites à quelle langue appartient ‘turlututu', je vous le traduis en javanais ! » Inversion de l'interpellation. Résistance. Insubordination. En fixant ses conditions, le valet sort de la sienne et fomente l'agitation.

La souveraine se raidit et assène du coup - ukase imparable - l'argument d'autorité : « Les reines ne font pas de marché. » Il n'y a rien à échanger, taisez-vous, circulez ! « Je souhaiterais que les Reines ne posassent jamais de questions », pense Alice à part soi, toujours sage, mais résignée cette fois à l'incompréhension. Sans question partagée, on ne peut pas se parler. Le langage est désarticulé, la logique éreintée. Plus de bon sens, plus de sens du tout en vérité (Deleuze, 1969 ; Meyer, 2000). Un chaos d'interrogations, sans assise, sans « lieu commun » où tenir un entretien. Que des paradoxes. Pas de raison. Aucun lien.


Retour vers le réel : le maître questionneur et questionné

Le théâtre de l'absurde montre en creux ce qui sous-tend normalement la communication : la question qui oriente le dialogue ou fixe la discussion, parce qu'on juge de concert qu'elle mérite élucidation (Habermas, 1999/2001). « Où est mon whisky ? » demande Haddock à Tryphon Tournesol. « À vrai dire, oui, j'ai très mal dormi » répond l'irritant dur d'oreille, affable mais quand même hors sujet. La Leçon de Ionesco met en scène le même genre de délires, des problèmes saugrenus de calcul et de traduction. « Mademoiselle, comment dites-vous ‘Italie' en français ? » L'égarement est encore charmant, mais il finira cette fois dans le rouge d'un bain de sang. « Cela ne vous ennuierait pas de me dire... - Du tout, monsieur, allez-y. - Combien font trois milliards sept cent cinquante-cinq millions neuf cent quatre-vingt-dix-huit mille deux cent cinquante et un, multiplié par cinq milliards cent soixante-deux millions trois cent trois mille cinq cent huit ? - Ça fait dix-neuf quintillions trois cent quatre-vingt-dix quadrillons deux trillions huit cent quarante-quatre milliards deux cent dix-neuf millions cent soixante-quatre mille cinq cent huit... » répond la jeune fille qui a appris par coeur toutes les solutions. « C'est assez fort » admet le professeur démonté, peu à peu hors de lui, incapable de (se) dominer. Que devient l'aura du savant quand l'élève récite tout sans broncher et qu'il ne reste rien à lui faire chercher ?

Bien sûr, nous sommes derrière la vitre, sous la glace, tout est tourneboulé. Au Pays des Merveilles, les fous sont rois et les maîtres ne savent pas se maîtriser. Il faut prendre la fable au troisième degré. Mais précisément : en quoi tant d'illogisme informe-t-il notre jugement ? Que nous apprend-il des pratiques ordinaires - et parmi elles, des pratiques scolaires - de questionnement ? Au moment où le sens de la scolarité semble de plus en plus discuté, où l'on se demande à quelles conditions enseignants et élèves peuvent encore se parler - les premiers sans exclure les seconds, ceux-ci sans mettre le feu à l'institution - peut-être est-il plus qu'utile - précieux - de questionner nos questions, d'observer ce qui motive (ou non) l'instruction publique, la relation asymétrique de formation. « Si, pour parler, l'on attendait qu'autrui vous adressât la parole, dit Alice, et si autrui, pour ce faire, attendait lui aussi, que vous, vous la lui adressiez d'abord, il est évident, voyez-vous bien, que nul jamais ne dirait rien. » Pour que le maître enseigne et que l'élève apprenne, il faut qu'une réponse rencontre une question (Brousseau, 1998). Oui, mais dans quel ordre, quel sens, quelle logique de formation ? Dans quels rapports de pouvoir, quel rapport aux savoirs (Charlot, 1997) : c'est tout le problème, l'enjeu cardinal de la scolarisation.

L'école répond à des questions que les élèves ne posent pas et elle ne répond pas aux questions qu'ils évoquent (Develay, 1996, p. 9). Comment éviter la rupture et le repli sur le quant-à-soi si l'intention d'instruire ne croise jamais le désir d'apprendre, si les questions que pose le maître sont à mille lieues de celles des enfants ? La critique pédagogique revendique depuis longtemps ce rééquilibrage-là. Socrate interrogeant l'esclave lui faisait dire la vérité : mais au final, le philosophe seul avait raisonné (Bassis, 1998). Pour que l'élève se mette à penser, un problème devrait précéder la leçon, une question être pour lui posée en amont (Dewey, 1910/2004). Rousseau, par exemple, perdra Emile dans les bois afin de le contraindre à vouloir s'orienter. Freinet (1959/1994, p. 155) placera le « vrai travail » au-dessus de la litanie des leçons et des interrogations, parce que, dans la vie, on n'interroge que lorsqu'on veut connaître et que les questions du maître sont un artifice qui n'aboutit pour la masse du peuple qu'à la crainte des grands [et au] sentiment d'infériorité. Où l'on retrouve Alice maltraitée, dominée, sommée de se soumettre à ce que l'autre veut signifier. Elle ne suit pas la Dame Rouge... ? Les reines ne font pas de marché. Twideuldeume et Twideuldie refusent d'être interrogés... ? Ce n'est pas l'enfant qui peut commander. Heumpty Deumpty invente par défi des réponses détraquées... ? C'est lui le maître, un point c'est tout. Point final : on n'en parle plus, cela ne souffre pas de question. Le maître est le maître parce qu'il sait ce qu'on ignore, qu'il dit ce qui doit se dire, délimite et conduit l'interaction (Kerbrat-Orecchioni, 1991). Il connaît l'incertitude qui est digne d'attention, la zone de méconnaissance demandant résorption. Enseigner, c'est signifier à autrui ce qu'il a appris, donc aussi ce qu'il doit apprendre et que l'on ne marchandera pas avec lui.

« L'école impose à l'enfant des réponses à des questions qu'il ne se pose pas, tout en ignorant celles qu'il se pose. » C'est là un lieu commun digne de ceux de Flaubert. Comme si l'enseignement n'avait d'autre fin que d'être un SVP pour les élèves, comme si sa mission essentielle n'était pas de leur apprendre à poser d'autres questions, à la fois plus précises et plus profondes ! (Reboul, 1984, p. 74) Attention aux fausses oppositions. Si les maîtres interrogent leurs élèves, si le cours dialogué est présent partout, du nord au sud, de la maternelle au lycée (Florin, 1995 ; Wragg & Brown, 2001 ; Barrère, 2002), c'est peut-être qu'il a ses fonctions. Le tour socratique ne fait pas que brimer les esprits. Il contrôle ce qui est su (évaluation), provoque l'ignorance et le besoin de réponse (dévolution), canalise l'échange et sa progression (guidage), interpelle la classe et suscite sa participation (expression). Le point de vue didactique critique la critique pédagogique parce que l'élève interrogé apprend à s'inquiéter, que la question peut être pour lui posée (Dewey) sans être par lui formulée (Freinet). Le problème est donc moins d'inverser le mouvement que de régler son passage de l'adulte à l'enfant, de l'échange verbal au langage intérieur du sujet (s')interrogeant (Vygotski, 1934/1985). Ne poser ni trop ni trop peu de questions. Se garder d'aller vite et lentement, de fermer et d'ouvrir la recherche exagérément, de n'interroger que les bons ou les mauvais éléments. Comenius (1657/2002, pp. 163-164), autre précurseur, voulait éveiller et maintenir l'attention des élèves (...) par des questions habiles, adressées à chacun et que tous écouteraient. Cela n'excluait pas des ajustements : la leçon terminée, les enfants pourront librement questionner le maître sur tout ce qui les embarrasse (...) ; lorsqu'un élève pose des questions pertinentes, il ne faut pas être avare de compliments : ainsi les autres, encouragés par son exemple seront tentés de le suivre. Tant que le guide est suivi, que l'auditoire tient le cap et le rythme de ce qui est dit, la contrainte est facteur de formation. L'enseignant mène habilement le jeu et la classe se questionne comme il veut. C'est quand surgit l'incompréhension - que quelqu'un (ou plus d'un) ne saisit pas l'intérêt ou le sens du problème - qu'il reste à trancher entre au moins deux options : avancer dans le programme sans se retourner ; s'arrêter et remonter dans les demandes jusqu'à ce que le sens commun soit reconstitué. Rien à voir avec SVP. L'élève ne choisit pas royalement ce qu'il serait bon de lui enseigner. Même polie, sa requête peut être réfutée. Elle doit être pertinente, c'est-à-dire fondée, justifiée, validée par le maître à qui elle est adressée. Le problème est moins qui devrait questionner que quelles questions sont recevables et comment elles sont sanctionnées.


Raisons d'apprendre : le questionnement pratiqué

Comme toujours en pédagogie : les doctrines s'affrontent, les pratiques composent de leur côté. On peut rêver de toutes sortes de questionnements - un guidage idéal, un partage total - on n'en déduira pas la manière dont travaillent les enseignants. Ils questionnent à leur façon, suscitent ou non, exploitent ou pas certaines interrogations. À trop prescrire, on s'empêche de comprendre et de discuter. La logique des pratiques est ignorée (Bourdieu, 1980). Et que sait-on de la manière dont les professionnels eux-mêmes pensent les contraintes et les gestes du métier (Perrenoud, 2001) ?

Dans les faits, il est rare de voir un maître demander à sa classe quelle leçon lui donner. Et il n'existe guère de maniaque de l'hyperdirectivité, déroulant sa maïeutique sans rien entendre ni négocier. Cela ne dit pas qu'il n'y a ni variations ni tensions dans le réglage de l'incertitude. D'ordinaire, quelles questions sont posées ? Lesquelles sont valorisées ? Lorsqu'un élève interroge, comment sa demande est-elle traitée ? Et en amont, que fait l'enseignant pour être (ou non) sollicité ? C'est dans l'interaction que se valide ou s'invalide l'interrogation. Et c'est par elle que se détermine la direction, l'orientation, bref le sens du propos. L'habitus gère les deux niveaux : celui de l'usage des questions, lorsque le praticien réagit sur le champ ; celui du réglage d'arrière-fond, lorsqu'il crée des situations qui préviennent ou entraînent plutôt leur production. Et quand les règles changent, c'est l'apprentissage tout entier qui peut changer de motivation.

J'ai enquêté pour ma part dans les premiers degrés (Maulini, 2005). J'ai vu comment les institutrices font entrer les enfants dans la culture scolaire et la culture tout court, comment certaines, en particulier, considèrent le questionnement comme une ressource pour enseigner. Ne pas attendre les questions, mais les demander explicitement. Ne pas les garder aux marges de la leçon, mais s'en servir pour régler la progression. Saluer peut-être l'élève curieux et entreprenant, mais impliquer surtout toute la classe dans le travail d'investigation. C'est comme cela que s'instaure, à l'école et par l'école, l'« union des travailleurs de la question » (Bachelard, 1949/1998 ; Maulini, 2005b).

Le rapport au savoir se joue très visiblement autour de l'intérêt ou de l'indifférence que suscitent certaines questions (Perrenoud, 1997, p. 80). Chaque enfant arrive différent : il porte avec lui ses besoins, ses soucis, ses préoccupations. Comment tenir compte de cette diversité et mener quand même toute la classe vers des savoirs partagés ? Ce grand projet est d'abord un problème quotidien, une façon plus ou moins habile, plus ou moins consciente de rapporter les questions personnelles à l'intérêt commun, de confronter les (in)différences pour tisser des liens. Les ressources du maître sont d'abord des gestes, des manières d'agir, de réagir, de préparer et/ou d'exploiter le questionnement en situation : intriguer par des activités et un langage suffisamment décalés (« Demain, nous visiterons la mairie. - C'est quoi, la mairie ? ») ; quand l'élan n'est pas spontané, inciter à chercher (« Nous verrons la syndique : qu'allons-nous lui demander ? ») ; mettre les problèmes en discussion, vérifier ensemble qu'ils viennent à-propos (« On veut savoir qui c'est qui fait les lois... - Vous pensez que c'est une bonne question ? On va pouvoir y répondre ? Cela vaut la peine d'essayer ? ») ; organiser la recherche des réponses et leur confrontation (« C'est la police qui fait les lois ! - Mais non, c'est les votations ! - Ah oui ? Est-ce qu'il y a d'autres idées... ? »). Alice cherchait désespérément une incertitude arrêtée. Une question solide permettant de raisonner. C'est un peu ce que font les classes lorsqu'elles s'inquiètent ensemble, sous conduite de la maîtresse, de ce qu'il faudrait connaître, comprendre, ne plus ignorer. Comme le dit Wittgenstein (1958/1976, p. 85), l'enfant ne sait pas questionner. Il apprend le jeu que nous voulons bien lui enseigner.

Les énigmes les plus grandes (« Les méchants, ils savent qu'ils sont méchants ? ») peuvent déboucher sur des enquêtes, la lecture de documents, des travaux de synthèse et de rédaction (« On fait le livre des ogres et des sorcières ! »). Les tâches quotidiennes (« Comptez jusqu'où vous pouvez, on va s'évaluer ! ») mènent de leur côté aux confins de la science, aux limites de la pensée (« Maîtresse, l'infini plus un, ça fait combien ? - On va se renseigner ! »). Cela suggère qu'il n'y a pas de fatalité. L'école ne peut pas tout, mais rien ne la force à renoncer. Pourquoi choisir entre savoirs instrumentaux (lire, écrire, télécharger...) et questions anthropologiques qui ont incité l'homme à faire mieux que s'adapter : connaître et problématiser (Meirieu, 2004) ? Au croisement des compétences-clefs et de la culture avec un grand C, chaque enfant trouve de quoi s'instruire, étudier, vouloir se former. Le questionnement n'est pas débridé, tout-puissant ou puissamment refoulé. Il sous-tend l'enseignement, donc l'enseignement est recherché. De l'autre côté du savoir, les élèves ont moins besoin d'être conquis d'avance, ou bien nés, ou d'abord motivés. La République peut « former sans exclure » (2005) parce qu'elle ne demande pas que l'on amène à l'école ce que l'on vient justement y chercher : des raisons d'apprendre, des questions insoupçonnées.


Olivier Maulini (2)
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

Dernier ouvrage paru : Maulini, O., Questionner pour enseigner et pour apprendre. Le rapport au savoir dans la classe. Paris, ESF, 2005.


Références bibliographiques :

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Brousseau, G. (1998). Théorie des situations didactiques. Grenoble : La Pensée Sauvage.
Carroll, L. (1865/1979). Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles. De l'autre côté du miroir et de ce qu'Alice y trouva. Paris : Garnier-Flammarion.
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Dubet, F. (2002). Le déclin de l'institution. Paris : Seuil.
Fabre, M. (Ed.) (2005). La problématisation : approches épistémologiques. Les Sciences de l'éducation. Pour l'Ère nouvelle. 38(3).
Florin, A. (1995). Parler ensemble en maternelle. La maîtrise de l'oral, l'initiation à l'écrit. Paris : Ellipses.
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Perrenoud, Ph. (2001). Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique. Paris : ESF.
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Vygotski, L. S. (1934/1985). Pensée et langage. Paris : Messidor-Éditions sociales.
Wittgenstein, L. (1958/1976). De la certitude. Paris : Gallimard.
Wragg, E.C. & Brown, G. (2001). Questioning in the Primary School. London : Routledge/Falmer.


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1. Le masculin utilisé dans ce texte est purement grammatical. Il renvoie à des collectifs composés aussi bien d'enseignants que d'enseignantes, d'hommes que de femmes, de garçons que de filles.
2. Coordonnées de l'auteur: Université de Genève, Section des sciences de l'éducation, Laboratoire Innovation-Formation-Education (LIFE). 40, boulevard du Pont d'Arve, CH-1205 Genève. Tél: (41-22) 379'91'78. Fax: (41-22) 379'91'39. E-Mail Internet : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/maulini/

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