Vermiglio, 1944 : le quotidien d’un village rural en haute montagne
Nous entrons d’emblée par un large plan fixe dans l’intimité de la chambre parentale. Un couple endormi dans la nuit. Pénombre et draps blancs. Gémissements d’un petit au berceau. Et puis, quelques plans rapprochés de la traite des vaches et du versement à la louche du lait des seaux aux bols. Ainsi commence l’histoire d’une famille nombreuse durant la dernière année de la Seconde Guerre mondiale, au fil de quatre saisons. Nous sommes au cœur de l’hiver 44 par un froid glacial où la neige recouvre les quelques habitations de Vermiglio, hameau isolé, et le paysage montagneux du Trentin alentour, au nord de l’Italie.
En file indienne quelques silhouettes se détachent dans la neige profonde jusqu’à l’entrée dans la salle de classe. Des enfants et des adolescents ilencieux, le regard tourné vers le maître en attente de sa parole. L’instituteur Cesare (Tomaso Ragno) est à la fois le père de famille au pouvoir patriarcal incontestable et l’unique figure savante de la petite communauté (le seul à avoir étudié). Il n’apprend pas seulement aux quelques élèves réunis (comprenant ses propres enfants, garçons et filles) les fondamentaux du savoir, il leur transmet aussi l’accès à l’imaginaire à partir de l’exploration d’un Atlas de géographie et des cartes de continents lointains élargissant l’espace minuscule du village aux confins du monde ; il suscite également la passion de la poésie, l’enchantement de la musique (des morceaux enregistrés sur un disque de Chopin et de Vivaldi passent sur son gramophone). Un enseignement exigeant et rigoureux, intolérant avec les récalcitrant.es. Au fil du temps rythmé par la répétition des travaux et des jours, des repas autour de la grande table familiale, des échanges entre hommes majoritairement, devant un verre à la taverne, un temps ritualisé par le patriarcat et la foi en Dieu ; le prêtre et confesseur constituant l’autre figure d’autorité d’une communauté au quotidien imprégné de religiosité.
Un univers essentiellement masculin au sein duquel la maîtresse du foyer (Roberta Rovelli) et mère de dix enfants sans oublier le travail de la ferme fait difficilement face à ses épuisantes missions et à sa crainte (fondée) de la mort prématuré d’un bébé à la santé trop fragile.
Le soldat déserteur : petits séismes, grands troubles
Dans la petite communauté, à distance d’une guerre continuellement hors champ, l’arrivée d’un jeune inconnu venu s’asseoir en silence au fond de l’église pendant la messe fait figure d’événement. Fuyant le front en même temps qu’un cousin de la famille, Pietro (Giusseppe De Domenico) , jeune soldat sicilien et déserteur, trouve refuge avec son camarade dans un abri à l’écart du village. D’échanges de regards en baisers furtifs, Lucia, l’aînée (Martina Scrinzi) tombe amoureuse de Pietro et ce sentiment réciproque, pudiquement puis fougueusement partagé, conduit à une demande en mariage auprès du père qui y consent.
Sans dévoiler le nœud du mélodrame ni expliciter ses turbulences, force est de constater que la narration tissée par Maura Delpero se modifie progressivement. Les enfants petits et grands s’individualisent, des personnalités se dessinent dans leur singularité. D’infimes variations ou des transformations plus profondes comme autant de signes de la relation complexe d’êtres en pleine construction confrontés à des rites religieux, des codes sociaux perçus comme intangibles, carcan étouffant à leur envie de découverte, leur besoin de rêve ou leur soif d’indépendance. Et ce, souvent aux antipodes de la supposée infaillibilité du patriarche au pouvoir dès lors vacillant.
A ce titre, le chemin énergique, presque au-delà de ses forces, que Lucia emprunte, de l’amour à la trahison et au crime, pour transcender les préjugés d’une société paysanne, s’affranchir de son propre conditionnement condamnant les femmes à une relégation ancestrale, tiendrait du miracle si la cinéaste n’accompagnait subtilement les rouages secrets de l’accès de son personnage féminin à la maternité.
Une matière intime et historique sidérante de beauté
Nourri d’archives familiales, de souvenirs intimes et de documents historiques, fruit d’un retour aux origines géographiques et temporelles de sa propre existence, Vermiglio se présente à nous comme un acte d’amour envers un père (aujourd’hui disparu) et enfant du village, un hommage à une mémoire collective, comme le souligne la réalisatrice. Bien plus, cette fiction inspirée (et son montage finement conçu par Lucas Mattei), au fur et à mesure du dépérissement de la parole, nous font passer, des plans fixes de visages aux secrets sculptés par la lumière (et le directeur de la photographie Mikhail Krichman), des tableaux d’intérieurs en clair-obscur aux larges plans immobiles des hauteurs abruptes d’une montagne indifférente, pour entendre à nouveau fugitivement un morceau de Chopin, compositeur si cher au patriarche ébranlé, et pour percevoir finalement les babils d’un tout-petit enfant, la berceuse chuchotée a capella d’une mère apaisée, et quelques notes jouées à l’accordéon dans le brouhaha d’une taverne.
Maura Delpero nous invite ainsi au partage sensible et poétique de la vision intime et collective d’une société rurale et d’une période historique sur le point de disparaître, à travers la révélation, par l’art cinématographique, du ‘paysage de l’âme qui vit en [elle], au seuil de l’inconscient’. A nous spectatrices et spectateurs de franchir le seuil et de saisir, dans l’évocation d’un temps révolu, les résonances avec notre présent inquiétant et tumultueux. Vermiglio ou la mariée des montagnes, dans sa discrète beauté, veille sur notre humanité menacée.
Samra Bonvoisin
Vermiglio ou la mariée des montagnes, film de Maura Delpero-sortie le 19 mars 2025-
Lion d’Argent-Grand Prix du Jury, Mostra de Venise 2024
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