Vous êtes présidente de l’association APHG. Vous avez témoigné lors du procès de Samuel Paty. Qu’avez-vous dit, quelle parole avez-vous portée ?
J’ai essayé de porter du mieux que je le pouvais la parole des enseignants d’histoire-géographie, et plus largement des enseignants puisque le choc de l’assassinat nous a tous profondément ébranlés, quelle que soit notre discipline ou notre niveau d’enseignement, de la maternelle au supérieur. L’idée était de revenir au cours de Samuel pour en finir avec tous les mensonges qui avaient pu être proférés à son encontre ; au-delà, je tenais à expliquer devant la cour ce que représentait – pour les enseignants comme pour l’école – l’assassinat de Samuel Paty par un islamiste, l’ampleur du choc ressenti par tous les membres de la communauté éducative, notre sidération et notre deuil collectif depuis le 16 octobre 2020.
Le procès fournissait aussi l’occasion de rappeler à quel point certaines interférences de parents, pour des raisons politiques ou religieuses, peuvent nous mettre en difficulté et même en danger. Sans cabale menée contre Samuel Paty sur les réseaux sociaux, sans vidéos tournées devant le collège, sans ces messages de haine appelant à châtier un professeur traité de « voyou », notre collègue du collège du Bois d’Aulne serait encore parmi nous aujourd’hui. Et puis disons-le très clairement : c’est aussi l’assassinat islamiste qui a ouvert la voie à un autre, celui de Dominique Bernard le 13 octobre 2023. Si Samuel n’avait pas été assassiné, Dominique Bernard serait toujours en vie lui aussi. Ce qui nous semblait absolument inimaginable au moment de l’assassinat de Samuel s’est donc reproduit, réactivant les blessures et les craintes de toute la communauté scolaire.
Un long moment a été consacré au cours de Samuel Paty. Qu’en dire ?
Malgré l’épreuve que représente un passage aux Assises, j’étais soulagée de pouvoir revenir, en tant qu’enseignante, sur le cours de Samuel, que j’avais décortiqué au préalable : il s’agissait d’une séquence d’enseignement moral et civique parfaitement problématisée sur la liberté d’expression, pour une classe de 4e. Après une séance d’une heure d’introduction sur la liberté d’expression, Samuel Paty avait choisi, pour cette deuxième séance avec ses élèves, de travailler sur une étude de cas. Sa séquence, qui diffusait trois caricatures de Charlie Hebdo, était intitulée « Situation de dilemme : être ou ne pas être Charlie Hebdo ». A côté de la caricature de Coco « Une étoile est née » notre collègue avait inscrit, en gros sur le diaporama qu’il diffusait aux élèves « ces caricatures posent la question du respect ». Le cours dialogué qui suivait lui avait permis de remplir, avec les réponses des élèves, un tableau à double entrée : sur la colonne de gauche « Etre Charlie (publier les caricatures de Mahomet) », dans la colonne de droite « Ne pas être Charlie (ne pas publier les caricatures de Mahomet) ». Les élèves, à partir des caricatures, avaient donc mené une réflexion collective et des échanges sur ce que Samuel avait appelé « une situation de dilemme », expliquant pourquoi on pouvait ne pas « être Charlie » mais expliquant aussi que le blasphème n’existe pas en France.
Il ne s’agissait pas de choquer les élèves mais de les faire réfléchir. Dans le cadre d’un cours problématisé, les caricatures avaient été présentées et contextualisées pour que les élèves réfléchissent, verbalisent, débattent. Pour que le professeur puisse rappeler le rôle de la liberté d’expression dans notre démocratie, qu’il puisse faire aussi des ponts avec le programme de 4e qui, lorsqu’il traite des Lumières, de la Révolution puis de la succession des régimes politiques… permet de voir cette liberté d’expression se construire. Nombreux sont les professeurs, qui, lorsqu’ils enseignent le XVIIIe, traitent du chevalier de la Barre, condamné à mort pour blasphème et sacrilège en 1766 et défendu après sa mort par Voltaire. Ajoutons, pour la défense des caricatures, qu’elles sont des outils particulièrement précieux pour susciter la réflexion des élèves dans un temps court comme celui d’une séquence d’EMC : il serait bien dommage de ne plus en utiliser, d’autant que nous devons former les élèves à la lecture de celles-ci…. Et transmettre le pacte de lecture qui risque, si nous renonçons à les expliquer, de ne plus être compris.
Que répondre à celles et ceux qui remettent en question les choix des documents du professeur ?
Je crois qu’il faut s’emparer de toutes les occasions pour rappeler que nous sommes les ingénieurs de nos disciplines et que lorsque nous utilisons un document avec les élèves, nous savons pourquoi nous le convoquons dans le cours, comment nous allons le présenter, l’expliquer, l’interroger pour transmettre le plus efficacement possible les contenus des programmes. Explique-t-on aux artisans comment ils doivent travailler, quels outils ils doivent employer ? Parce que tout le monde est passé par l’école, parce que tout le monde croit avoir son mot à dire sur l’école, parce qu’elle est aussi régulièrement instrumentalisée par la classe politique pour polariser l’opinion publique, nous sommes hélas les seuls professionnels à être régulièrement interpellés sur nos outils, c’est-à-dire nos choix de documents. J’ai d’ailleurs profité de mon passage à la barre pour rappeler ce fait, tout en rappelant les multiples ingérences parentales qui peuvent – ponctuellement, fort heureusement ! – empoisonner le quotidien des collègues, autour de la question de la nudité notamment. Nous avons tous en mémoire l’exemple de cette collègue de lettres qui avait utilisé, l’an dernier, un tableau du XVIIe du Cavalier d’Arpin, « Diane et Acteon », et qui a été accusée d’avoir choqué les élèves d’une classe de 6e. Faudrait-il renoncer, pour des raisons pudibondes et non laïques, à utiliser des images des statuettes féminines du paléolithique (les fameuses « Vénus »), des statues de nudités héroïques de l’antiquité, ou encore renoncer aux grandes œuvres de la Renaissance, comme le David de Michel Ange, qui permet d’affirmer dans la pierre le programme politique de Florence et qui est régulièrement représenté dans les manuels de collège et de lycée ? Les professeurs de SVT devraient-ils renoncer aux planches anatomiques quand ils doivent enseigner les modifications qui surviennent à la puberté ou quand ils enseignent la reproduction ? Il nous faut tenir bon face à tous les obscurantismes, continuer à instruire nos élèves de manière scientifique et critique, en rappelant que ces œuvres fondent une culture commune, fournissent des repères dont ils auront besoin tout au long de leur existence.
Comment avez-vous vécu ce procès « historique » ?
Je pense que c’était l’épreuve professionnelle la plus difficile de ma vie. Parce qu’aux Assises, dans cette salle gigantesque où se masse un public nombreux, on doit parler sans notes, alors que tous nos mots doivent être justes et pesés au trébuchet, parce qu’ils ont un poids et possiblement des conséquences… Il y a un côté « sans filet ». Pas de coupe, pas de retour possible sur un mot qui nous aurait échappé, sur une réponse qui nous semblerait incomplète après coup. Je savais en outre que le procès des accusés tendait, lors de certaines audiences, à se transformer en procès de Samuel, avec des questions à charge contre ses choix d’enseignant.
Les semaines qui précédaient mon passage à la barre étaient longues. Ma lecture de la presse et des comptes rendus d’audience était souvent douloureuse, comme celle des carnets d’Emilie Frèche qui couvrait minutieusement le procès en dessinant les témoins et en rapportant l’essentiel de leur déposition : le contenu de ses carnets, publiés sur le réseau social X, me donnait bien souvent le vertige. Comment, alors qu’on enseigne, tolérer les attaques contre l’école, contre notre collègue assassiné ou les arguments fallacieux de certains témoins cités par la défense ? Comment donner ainsi la moindre crédibilité à l’idée qu’une élève de 4e , qui a eu quelques cours de SVT sur la puberté ou la reproduction, aurait pu être profondément choquée par les caricatures utilisées par Samuel Paty… pas parce que le dessin représentait le prophète de l’islam mais parce qu’elle ignorait les détails de l’anatomie masculine ? Pour nous enseignants qui savons l’omniprésence des images de nudité dans notre société, pour tous les parents tentant de préserver leurs enfants des scènes érotiques ou pornographiques rebondissant sur les écrans, cet argument était particulièrement improbable.
Pendant des semaines, je réfléchissais à ma déposition sans jamais réussir à écrire quoi que ce soit pour me préparer. Je n’ai réussi à le faire qu’à la veille du procès, dans l’urgence du lendemain, en me disant que je devais privilégier la clarté, que je devais éviter de me laisser submerger par l’émotion – ce qui est toujours difficile quand je dois revenir publiquement sur l’assassinat de Samuel. Comme beaucoup de mes collègues, je ne me ferai jamais à l’idée qu’un professeur ait pu être inquiété puis assassiné pour avoir étudié des dessins, des coups de crayon sur une feuille blanche… Que des hommes puissent croire que leur dieu avait besoin d’être vengé pour cela ! Dans nos sociétés sécularisées, ces délires fanatiques sont toujours ahurissants. Il m’est arrivé aussi de me demander dans quel monde nous vivions pour qu’il faille encore justifier la séquence de cours de Samuel et la légitimer devant une cour d’assise… expliquer qu’il ne méritait pas la mort, comme si ce n’était pas une évidence, comme si Samuel avait été coupable de quelque chose.
Je suis restée très longtemps debout à la barre, plus d’une heure trente, je n’avais pas prévu assez d’eau, j’avais soif et à la fin, comme je suis un peu fragilisée par « une longue maladie » dont j’espère être sortie, la tête finissait par tourner. Les très nombreuses questions posées par les avocats de la défense, souvent peu claires, étaient assez pénibles : si ces avocats étaient bien sûr dans leur rôle, ils ne cessaient de remettre en question le contenu du cours et la gestion des élèves durant celui-ci … Comme si cela pouvait expliquer et justifier la mort de Samuel. Pour moi, c’était un moment ahurissant. Mais j’ai tenu mes objectifs : après avoir expliqué la démarche de Samuel pour qu’on cesse de lui prêter des intentions islamophobes qu’il n’avait pas, j’ai pu expliquer le choc que nous avions tous vécu et ce qui en découlait pour nous au quotidien, pourquoi nous avions aussi besoin d’un signal fort de la justice, et répondu comme je le pouvais aux différentes questions – parfois très emberlificotées et un brin piégeuses – qui m’étaient posées par la défense. J’ai aussi réussi à garder mon calme, même quand j’avais envie de réagir vivement : qu’un avocat m’interroge sur de possibles « micro-traumatismes » causés aux élèves par la diffusion des caricatures de Charlie alors que nous, enseignants, avons vécu un « maxi-traumatisme » m’a semblé là aussi farfelu, pour ne pas dire indigne. Et que dire des policiers qui ont découvert le corps de Samuel ? Des élèves du Bois d’Aulne qui ont perdu un professeur ? Quant au maxi-traumatisme de la famille de Samuel, il est évident.
Soulagée par le verdict ?
Oui, vraiment. Comme de nombreux collègues, j’ai eu l’impression que nous avons été entendus par la cour. Je me suis dit que le verdict dissuaderait peut-être, à l’avenir, de nouveaux parents de jeter des noms en pâture et d’en appeler à la violence contre des enseignants sur les réseaux sociaux. Cela donne à réfléchir sur ce qu’est la justice dans notre démocratie et sur la manière dont elle peut contribuer à nous protéger au quotidien. Rien ne nous rendra Samuel, bien sûr, mais ce procès a permis d’établir les faits, la vérité, et peut-être de retrouver un peu de sécurité et de confiance. Je crois que pour tous ceux qui ont été touchés et impliqués dans cette affaire, de près ou de loin, le verdict apporte une sorte de clôture émotionnelle qui permet de tourner la page. C’est en tout cas la manière dont j’ai vécu le verdict en décembre dernier.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
