Partager un livre : et si, par-delà les rituels des « Nuits » ou des « quarts d’heure » qui lui sont consacrés, l’arpentage offrait la possibilité de créer tout au long de l’année des événements de lecture ? Pour rappel, le dispositif de l’arpentage, apparu dans la culture ouvrière à la fin du 19ème siècle et développé par l’éducation populaire, consiste à découper un ouvrage en plusieurs parties, à se les répartir, puis à mutualiser l’appropriation de l’œuvre. Professeure de français au collège des Sables-Blancs à Concarneau, Léa Malek en mène régulièrement l’expérience en 4ème, par exemple ici autour du roman de Daniel Pennac Journal du corps. Le travail connait un joli aboutissement : un partage de lecture, à voix haute, devant les parents conviés au collège pour une Nuit de la lecture. L’arpentage constitue un bel exemple de ces « pédagogies coopératives » qu’illustre et défend l’enseignante sur son compte Instagram L’ouvre-lettres. Et un moyen, parmi d’autres, d’aider les « non-lecteurs scolaires » (Maïté Eugène) à découvrir et apprécier une œuvre littéraire.
Pourquoi le choix d’une activité telle que l’arpentage ?
L’arpentage est une activité que j’avais déjà menée auparavant. C’est une collègue stagiaire qui m’en avait parlé après l’avoir testé en formation Inspe. Le principe et l’historique m’ont tout de suite beaucoup parlé. Utilisé dans le milieu ouvrier au 19ème siècle, il permet à des hommes et des femmes d’échanger et de débattre autour d’un seul et unique livre divisé entre les participants. Aujourd’hui encore des arpentages sont menés dans le milieu de l’éducation populaire. Cela résonne avec d’autres méthodes pédagogiques qui me sont chères, la coopération, le débat démocratique à visée philosophique, etc. J’utilise l’arpentage pour proposer aux collégiens de parcourir une œuvre longue ensemble, Les Misérables de Victor Hugo, Les frères Lehman de Stefano Massini…
Pourquoi ce choix précis de Journal d’un corps de Daniel Pennac ?
Cela fait plusieurs années que je fais participer mes élèves de 4ème aux Nuits de la lecture. La Centre National du Livre propose pour chaque édition un thème national. En 2025, cela porte sur Les Patrimoines. En 2024, le thème était le corps. Journal d’un corps est le journal fictif d’un homme qui de l’adolescence à sa mort écrit sur ce qui peut sembler anecdotique et pourtant constitutif d’une vie : transpirer, se regarder dans le miroir, avoir faim, les premiers émois, la croissance, la vigueur, la fatigue, les maladies, etc. Cela m’a semblé idéal, le texte est facile à découper, il permettait une lecture émouvante (le dégoût, la tristesse, la joie…) et était à portée des élèves.
Quel était le projet pour cette Nuit de la lecture ?
J’ai commencé par présenter l’objectif aux élèves : accueillir leurs familles au collège pour leur lire à voix haute des textes pendant une soirée conviviale. Cela donne du sens au travail intensif que nous allons mener autour des textes ensuite. Préparer une mise en voix demande de comprendre ce qu’on lit, de s’entraîner pour incarner au mieux sa lecture, de réfléchir ensemble à la scénographie. L’idée était d’attribuer une salle à chaque étape du vieillissement du narrateur, les familles déambulant de l’une à l’autre dans l’ordre chronologique. Les élèves en groupe présentant un extrait du récit devaient avoir connaissance de l’ensemble malgré tout pour faire découvrir cette vie aux spectateurs.
Quelles ont été les modalités de travail pour mener à bien ce projet ?
Le projet a débuté par l’arpentage du roman. Contrairement à d’autres projets d’arpentage, je n’ai pas donné le texte intégral à lire, j’ai fait une sélection puis divisé le texte en 8 parties, d’environ 6 pages A4, chaque groupe de 3 ou 4 élèves a reçu un feuillet. La lecture s’est passée en classe, les élèves bénéficiant ainsi d’un cadre et d’accompagnement pour mener une lecture longue. Installés au cdi, ils ont pu utiliser les canapés, les tapis, etc. et se mettre dans leur bulle pour lire. Avec ma collègue documentaliste, nous avons parfois lu, avec les élèves qui peinaient, à tour de rôle. Une fois cette lecture individuelle terminée, ils ont complété une fiche d’accompagnement à la lecture centrée sur la situation d’énonciation. Ils ont pu confronter leurs réponses à celles de leur groupe.
Puis en classe entière, chaque groupe a résumé son extrait, partageant les événements importants, les personnages majeurs. C’est là que l’arpentage prend tout son sens. Les élèves ayant lu des chapitres isolés les uns des autres reconstruisent comme un puzzle le sens global du roman. Pour guider les élèves, disposés en cercle, il faut relancer, reformuler, et parfois questionner pour soutenir et étayer les échanges, mais aussi essayer de s’effacer, confier à des élèves moins engagés dans la discussion la mise en forme d’une frise chronologique au tableau, aux bavards de cartes de relance pour participer à l’animation du cercle de lecteurs.
Les élèves finissent cette séance par un retour individuel sur fiche, pour prendre en note leur appréciation de leur extrait, et projeter comment celui-ci sera reçu par les spectateurs, vont-ils rire ? Être émus ? Choqués ?
Cette séance d’arpentage nous a permis ensuite d’enchaîner avec les séances de préparation à la lecture à voix haute, forts d’une approche collective ayant permis d’unir la classe autour de l’œuvre.
Quel bilan tirez-vous de l’activité ? Vous semble-t-elle transférable ?
C’est une activité qui ne permet pas en soi une lecture intégrale de l’œuvre, on reste malgré tout en surface du texte, mais elle permet de créer une communauté de lecteurs et lectrices, partageant au sens propre la lecture, les élèves sont interdépendants les uns des autres et ainsi toutes et tous invités à échanger sur leur compréhension et leur réception du texte. On peut ensuite travailler de façon plus analytique sur des extraits choisis qui bénéficient de cette mise en contexte préliminaire. C’est en cela que l’activité me semble adaptée à de nombreux textes. On pourra souligner l’historique de l’arpentage avec des textes du 19ème mettant en valeur le monde ouvrier comme Germinal de Zola, jouer sur la confrontation des points de vue grâce à l’arpentage de romans choraux comme Inconnu à cette adresse, ou travailler le débat en l’introduisant par l’arpentage d’un texte très court comme ceux de la collection Alt aux éditions de La Martinière.
Vous avez renouvelé l’expérience pour les Nuits de la lecture 2025 : avec des différences ?
Le thème des « Patrimoines », cette année, a conduit à faire une sélection plurielle, dans un corpus mettant en avant plusieurs voix, pour parler des patrimoines naturels de la Bretagne (collège du Finistère oblige), passant de Cheval d’Orgueil de Pier Jakez Helias, à la poétesse Angela Duval ou encore avec le récent roman Péquenaude de Juliette Rousseau. Ainsi pas d’arpentage, mais malgré tout, suite à l’expérience de l’année dernière, j’ai voulu garder, au début du projet, ce temps d’appropriation collective des textes. Les élèves ont lu en classe, à nouveau accompagnés par ma collègue et moi-même, puis se sont livrés à un exercice de compréhension, inspiré également des pédagogies coopératives, en se racontant (sans lire) les textes les uns aux autres. Ce fut cette année encore une expérience riche en émotion : réunir un établissement, personnels, élèves et famille autour de la lecture est une grande joie pour une enseignante de français, nous sommes bien loin de l’idée que la lecture est une activité solitaire, réservée à quelques-uns.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Documents de travail à retrouver sur le mur associé au compte Instagram L’ouvre Lettres
Le site des Nuits de la lecture
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