Julien Netter : Culture et inégalités à l'école
Introduites à l'école, les activités culturelles sont mises en avant sur le temps scolaire ou sur le temps périscolaires. Elles sont souvent présentées comme une opportunité, particulièrement pour les enfants de milieu défavorisé, de lutter contre les inégalités et d'accéder par une autre voie aux exigences de l'école. C'est cette affirmation que Julien Netter (Upec - équipe Escol) interroge dans un ouvrage (Culture et inégalités à l'école, Presses universitaires de Rennes) d'une précision ethnographique. Il observe finement ce qui se passe dans ces situations non scolaires. Et il en tire le constat que, si elles sont profitables aux élèves favorisés, elle augmentent les inégalités scolaires du fait du "curriculum invisible". Comment expliquer que l'Ecole , devenue "bilingue", fasse le choix de pratiques pédagogiques qui augmentent les inégalités sociales ? Julien Netter s'en explique dans cet entretien.
L'ouvrage commence avec une scène très riche. Vous décrivez avec beaucoup de précision deux séquences : un cours de géographie e Cm1 et une séance d'origami sur le temps périscolaire. Pourquoi ces deux moments ?
L'idée c'est d'essayer de comprendre ce que les enfants apprennent dans ces situations. On observe que dans différentes classes certains enfants apprennent en permanence quelque soit l'activité, scolaire, périscolaire ou même de la vie quotidienne. Pour certains enfants tout peut avoir une valeur scolaire. Mais ce n'est pas évident pour tous les enfants.
Et pour montrer cela il faut une approche ethnographique ?
C'est indispensable. Il faut partir de ce qui se fait vraiment lors des activités. Sinon il est difficile de comprendre les problèmes de l'école même au niveau macro en terme de politique éducative. Le fondement de l'école ce sont les activités d'apprentissage des enfants et cette approche rend le mieux compte de cela.
Vous montrez qu'un "curriculum invisible" est à l'oeuvre. Que voulez vous dire ?
L'école a des attentes plus ou moins exprimées qui finissent par s'incarner dans les évaluations des élèves. Pour certains enfants ces attentes sont évidentes. Pour d'autres elles sont plus difficiles à percevoir. La notion de curriculum invisible met un mot sur cette situation. Cela correspond à un programme caché de l'école. Quand on le nomme on peut essayer de comprendre pourquoi ça pose problème à certains enfants et on peut réfléchir avec les enseignants à mettre ce curriculum visible pour tous. Si on veut que l'école soit plus juste il faut être au clair sur ce que l'école exige.
Votre ouvrage introduit une autre formule : vous parlez de "bilinguisme scolaire". De quoi s'agit -il ?
A l'école les enfants sont soumis à plusieurs types d'approches. Il y a l'approche classique, disciplinaire qui est le coeur de métier des enseignants, avec des programmes divisés en matières. Depuis les années 1970 une seconde approche s'est imposée qui regroupe tout ce qui est pédagogie de projet, transversal. On la retrouve aussi dans les sorties, dans le périscolaire. Or c'est difficile pour les enfants de faire dialoguer ces deux approches. Pour certains enfants dans les projets il y a de l'amusement, pas forcément lié au reste du temps scolaire.
Pour que les enfants arrivent à faire dialoguer ces approches différentes ils ont besoin d'être aidés. C'est ce que je défends avec l'idée du bilinguisme scolaire. Il faut aider les enfants à passer d'une logique, d'une "langue" à l'autre. Je montre que pour les enfants qui maitrisent les deux langues, elles s'enrichissent mutuellement. Ils sortent renforcés. Mais d'autres sont perdus. L'efficacité est nettement moindre.
L'introduction dans l'école de contenus culturels se fait contre les contenus disciplinaires ?
Assez bizarrement les encadrants des projets ont tendance eux mêmes à les couper des enseignements disciplinaires. Et ça n'aide pas les enfants à lier les deux logiques. Parfois ces projets qui devraient renforcer la maitrise disciplinaire se construisent à son détriment.
Je donne dans le livre l'exemple d'une sortie à la Cité de l'architecture sur le thème des animaux fantastiques. Pour certains enfants c'est de la littérature. D'autres enfants ne savent pas quoi faire de cet objet.
La culture de l'école ne peut être que disciplinaire ?
L'école pense le monde comme cela, en disciplines. Et les évaluations restent calibrées par les disciplines.
L'interdisciplinarité est toujours néfaste ?
Pas du tout. Ce n'est pas le sens de ce livre, au contraire. Je montre qu'en contexte favorisé l'interdisciplinarité peut avoir pour certains enfants une grande efficacité d'un point de vue scolaire. Mais pour cela il faut un accompagnement. Or les enseignants ne sont pas forcément formés à cela, même si ces pratiques sont massivement présentes dans les classes. Elles sont adoptées mais de façon quasi schizophréniques. Comme si elles étaient déconnectées des disciplines.
Le développement du périscolaire, avec la semaine de 4 jours et demi, a mis ces problèmes en lumière. La question du lien entre la classe et le périscolaire a été posée.
L'école participe de la construction d'une société plus inégalitaire ?
Cette forme de bilinguisme et de capacité à s'adapter rapidement à des changements fréquents d'environnement correspond à un nouvel idéal d'homme, de travailleur de demain peut-être. Cela correspond à l'idéal des employés de la classe moyenne et supérieure. Dans ces familles on prépare mieux les enfants à ces dispositions. C'est là que ça pose un problème d'inégalité quand les enseignants n'accompagnent pas les élèves dans la construction de ce bilinguisme et quand ils laissent les inégalités se construire dans la classe.
Que peuvent ils faire contre cela ?
Je suis un ancien professeur des écoles. Je dirais d'abord que les enseignants font ce qu'ils peuvent. On leur demande beaucoup dans un métier qui change beaucoup et avec des injonctions à faire réussir tous les élèves. La solution réside dans leur formation continue. Une fois formés ils peuvent se demander quelles sont leurs attentes envers les élèves en terme de curriculum invisible. Quand cela est clair ils sont en mesure de les aider à répondre tous au curriculum invisible et pas seulement les enfants capables d'identifier ce curriculum invisible.
Mais isolés ils ne peuvent pas le faire car c'est très difficile. Ca demande un recul compliqué par rapport à sa pratique alors que le professeur a déjà la gestion de sa classe qui l'accapare beaucoup. La bonne question serait donc plutôt que peut faire l'institution.
Propos recueillis par François Jarraud
Julien Netter, Culture et inégalités à l’école. Esquisse d’un curriculum invisible. Presses universitaires de Rennes. 2018. ISBN : 978-2-7535-7471-7
Par fjarraud , le vendredi 05 octobre 2018.