Reconversions disciplinaires : Comment l'Education nationale recycle ses profs
"Je ne suis plus prof de rien". "Je me trouvais dans la classe et je ne comprenais pas ce que je disais". Alain, François, Guy, Béatrice ont vécu de façon dramatique une reconversion disciplinaire imposée par le ministère de façon brutale. Réunis le 13 octobre par le Snes, le Snuep et le Snetap, trois syndicats Fsu de l'enseignement, du professionnel et de l'enseignement agricole, ils ont raconté ce qu'ils ont vécu. Quand l'identité disciplinaire est forte, la réforme blesse voir tue.
Si de nombreuses réformes se limitent à des ajustements disciplinaires, certaines imposent de véritables reconversions disciplinaires, c'est à dire un changement complet de profession. Comment l'Education nationale accompagne ses personnels à qui elle impose un tel chemin ? Que deviennent-ils ? Le 13 octobre, le Snes, le Snuep et le Snetap ont témoigné de la violence faite à des enseignants qui n'avaient pas mérité cela dans deux cas précis : la réforme de la filière STI et la création du bac pro gestion administration (GA) à la place des formations comptables et secrétariat.
La réforme du bac GA concerne environ 4 000 enseignants, estime Sigrid Gérardin, du Snuep. Le point noir de la réforme c'est la disparition de la comptabilité. Cette discipline qui dominait la filière et qui permettait d'orienter les meilleurs élèves vers des formations post bac a carrément disparu. Les enseignants voient leur savoir devenir inutile. Ils doivent à la fois changer de discipline et de méthode d'enseignement. C'est ce qu'a mal vécu Franck. "La réforme nous déconnecte des raisons pour lesquelles on a fait ce métier avec l'idée de transmettre des savoirs. Les reconversions proposées nous éloignent du sens de notre métier. On perd aussi le collectif. On se retrouve avec des élèves qu'on a l'impression de leurrer car ils n'auront pas le bagage pour suivre en BTS". Une responsable syndicale signale 5 démissions dans l'académie de Limoges d'enseignantes de secrétariat installées comme TZR.
Dominique Cau-Bareille, ergonome, chercheuse au laboratoire Education, culture et politique de Lyon 2, suit les 59 professeurs du bac pro TCB de l'enseignement agricole, touché par la même réforme. Les enseignants ont appris par un simple mèl la réforme qui mettait fin à leur carrière. Selon elle, ils ont eu le sentiment qu'on niait leurs compétences alors même que les élèves en avaient besoin. "On n'a pas pris en compte l'âge des enseignants", souligne D Cau Bareille. "On n'apprend pas de la même façon à 30 et 50 ans". Or la grande majorité des enseignants concernés sont des séniors qui se retrouvent totalement dévalorisés en fin de carrière et mis en compétition avec des enseignants plus jeunes". Les reconversions proposées ont parfois été très maladroites : par exemple la reconversion en professeurs de vie sociale et familiale où il y a tout un savoir pratique qui ne peut pas être acquis dans des livres. Les formations proposées par l'institution ont souvent été décalées, voir inutiles et insuffisantes en volume. Un enseignant raconte comment il s'est retrouvé prof de maths en collège au terme d'une formation de 2 semaines avant d'être refusé par l'inspection parce qu'incapable de faire un exercice de lycée. L'institution l' a promené ainsi d'identité professionnelle acquise à une autre qu'on lui a fait endosser pour la lui refuser. "Les gens ont été abandonnés sur place. On a joué sur leur conscience professionnelle pour accepter l'inacceptable", estime D Cau Bareille. "Ce qui a été mis à mal c'est l'endurance de ces gens". L'étude qu'elle a réalisé évalue les dégats en terme de santé : états dépressifs, malaises, ulcères, etc. Pour elle un suivi médical des enseignants soumis à pareille reconversion s'impose.
Thierry Regades, pour le Snes, suit la reconversion des professeurs de STI. Là aussi il signale la perte de sens vécu par ces enseignants suite à la disparition des contenus et des méthodes d'enseignement. En STI on est passé de la fabrication industrielle encadrée par des professionnels qui étaient des maitres d'atelier à des enseignements transversaux de technologie industrielle où on ne fabrique plus rien. Les enseignants se sont retrouvés seuls à devoir faire face à une reconversion brutale sous pression de l'inspection. "Je suis en survie au jour le jour", témoigne Alain. "Je vais essayer d'atteindre la retraite". Un autre enseignant, françois, refuse la logique de la nouvelle filière STI2D. "Le référentiel j'en ai rien à faire. Je fabrique". Beaucoup mettent en question l'inspection. "Les inspecteurs en deviennent dangereux", estime T Reygades.
Au CHSCT ministériel, Elizabeth Labaye suit ce dossier des reconversions. "Le suicide d'un collège à la rentrée 2013 a entrainé une prise de conscience du ministère", souligne-t-elle. "IL y a eu une circulaire envoyée par la directrice générale aux ressources humaines aux recteurs demandant un suivi médical et des formations pour les enseignants concernés". Le CHSCT souhaite augmenter la prévention. "Pour cela il faut donner la parole aux enseignants concernés, tenir compte de leur avis sur l'organisation du travail. Le ministère a la volonté de s'impliquer dans cette évolution. Mais sur le terrain c'est différent", conclue-t-elle.
François Jarraud
STI le ministère face à la souffrance
Par fjarraud , le mardi 14 octobre 2014.