Le film de la semaine : « Rosie Davis » de Paddy Breathnach
Comment évoquer à l’écran, sans sombrer dans le pathos, le quotidien difficile d’une famille jetée à la rue après une expulsion locative ? Le regard aiguisé par son expérience du documentaire, porté par la justesse d’un scénario proposé par l’écrivain Roddy Doyle, le cinéaste irlandais Paddy Breathnach aborde frontalement le sujet. La caméra à l’épaule dans une proximité empathique accompagne l’épreuve terrible vécue par Rosie Davis, son compagnon et leurs quatre jeunes enfants, en quête d’un hébergement provisoire. Nous voici embarqués à bord du véhicule, seul bien commun et unique refuge, aux côtés d’une héroïne de notre temps, combattante à l’énergie inépuisable, femme aimante, mère déterminée, prête à tout pour préserver ses proches du malheur. Crise du logement, accroissement des inégalités et précarité touchent également de plein fouet l’Irlande en dépit d’un redressement économique pompeusement affiché. Au-delà du portrait saisissant de vérité de son héroïne ordinaire, « Rosie Davis » nous livre un hommage, dur et poignant, à la force et à la dignité des plus démunis. Une œuvre engagée, dont le style puissant fait songer au cinéma de Ken Loach. A voir absolument.
Etat d’urgence absolue
Dés les premiers plans, comme la famille expulsée de la maison louée depuis plusieurs années (la propriétaire a décidé de vendre), nous sommes livrés à la rue, entassés dans la voiture encombrée de ballots de linge et de bibelots. D’emblée plongés en situation d’urgence absolue, un danger que nous mesurons à la fébrilité de la jeune mère de famille –Rosie Davis (Sarah Greene, fabuleuse interprète) vissée à son portable, appelant sans relâche centres d’hébergement et hôtels à la recherche d’une chambre pour la nuit, tout en veillant au grain (déposer son mari au restaurant où il travaille comme cuisinier, conduire les enfants à l’école puis les reprendre, téléphoner encore pour trouver un endroit où dormir avant la fin du jour…). D’emblée, nous sommes frappés par l’énergie de cette battante, toujours en mouvement, entre manifestation fugace d’affection pour John Paul (Moe Dunford, comédien épatant), son compagnon, et attention constante aux humeurs changeantes de leurs quatre enfants, fragilisés par une situation inédite dont les plus petits, Alfie, 6 ans, et Madison, 4 ans, ne perçoivent pas la gravité. D’un côté, les (petits) garçons profitent de la dimension ludique des longs moments passés avec les parents dans l’automobile-refuge (bataille à coups de lancers de frites, sauts à pieds joints sur la banquette arrière…), de l’autre, les aînées tentent de se protéger. Kaylee, 13 ans, consciente du drame qui se joue et de la dégringolade sociale dont elle a honte, cherche à fuir. Millie, 8 ans, ébranlée sans le savoir, ne dit mot sur les problèmes rencontrés en classe.
Les deux parents aimants mettent tout en œuvre pour préserver les enfants mais les conséquences de l’absence de logement sautent aux yeux de façon criante au fil des heures qui précèdent le coucher. Même si Rosie trouve in extremis (à la fin de l’après-midi que nous avons suivie) une grande chambre pour une seule nuit, nous savons que la course contre la montre va reprendre dés le lendemain avec son lot de problèmes concrets à résoudre. Comment nettoyer les vêtements des enfants afin qu’ils échappent aux remarques désobligeantes de camarades de classe se plaignant des mauvaises odeurs ? Prendre le temps de se laver les dents dans les toilettes d’un fast-food avant la fermeture ? Fournir une alimentation équilibrée à sa famille alors que la carlingue du véhicule tient lieu de cuisine ?
Comment garder son sang-froid et mener l’enquête sans céder à l’affolement au moment où l’une des filles, absente à la sortie de l’école, fait une fugue et ce, tout en poursuivant la quête incessante d’un toit provisoire pour le soir même ?
Du jour aux nuits, l’exigence de vivre
A l’image de son héroïne au caractère trempé, portant haut l’amour des siens et le refus de renoncer à la dignité, le cinéaste ne transige pas sur les moyens du cinéma. Il choisit la chronique réaliste d’un drame familial, condensé sur deux journées, filmées dans un style épurée, captées au plus près de la mère courage qui en est le point d’ancrage et la colonne vertébrale. De la lumière blafarde d’un matin pluvieux et humide aux feux scintillants, trouant la nuit froide qui descend, des rues encombrées aux parkings désertés, d’une chambre d’hôtel mal agencée à une zone pavillonnaire entourée de terrains vagues, Paddy Breathnach n’abandonne jamais ses personnages seuls dans Dublin, sublimée par la photographie de Catal Watters. La composition musicale de Stephen Rennicks, ample et grave, confère à cette chronique irlandaise d’une famille sans abri une densité émotionnelle que le filmage retient, transformant ainsi l’ordinaire du fait divers en drame romanesque.
Le cinéaste irlandais ne se réclame pas du cinéma militant mais il analyse ainsi le fléau qui s’est abattu sur son pays : ‘depuis quelques années, notre économie devient plus sauvage […]. La précarité est une menace concrète pour tout le monde’. Nul besoin de réduire la démarche cinématographique exigeante de Paddy Breathnach à sa portée politique.
Comme la « Lady Bird » de Ken Loach ou la « Rosetta » des Frères Dardenne, toutes deux confrontées à la misère du monde, « Rosie Davis » et les siens font face ensemble avec dignité et panache.
Samra Bonvoisin
« Rosie Davis », film de Paddy Breathnach-sortie le 13 mars 2019
Sélections : festival international du film, Toronto ; festival du film, Londres, 2018
Par fjarraud , le mercredi 13 mars 2019.