Le film de la semaine : « Eva ne dort pas » de Pablo Aguero
Comment se réapproprier l’histoire récente de son pays quand on est un cinéaste argentin de 39 ans, né bien après l’âge d’or du péronisme ? Pour aborder un des mythes politiques les plus puissants de l’Argentine contemporaine, incarné par Eva Peron, morte en 1952 à l’âge de 33 ans, Pablo Agüero n’a pas froid aux yeux. Il nourrit son scénario original de l’incroyable histoire des aventures d’un corps, de son embaumement glorieux en 1953, de disparitions en réapparitions jusqu’à son enterrement nocturne sous plusieurs mètres de béton à Buenos Aires en 1976. Loin de courir après une vérité historique qui toujours se dérobe, le jeune réalisateur entrelace subtilement des bribes de fiction onirique et des images d’archives authentiques pour inventer des rapprochements visuels et sonores, saisissants. Entre onirisme poétique et thriller politique, émerge sous nos yeux un ‘fantastique de la réalité’. « Eva ne dort pas » suggère en effet, à travers un style envoutant, de quelle étrange manière, de coups d’états militaires en sursauts démocratiques, le fantôme du péronisme hante, aujourd’hui encore, la société argentine.
La ‘belle endormie’, ferveur populaire, haine militaire
Comment imaginer qu’une femme politique (Eva Peron, aux côtés d’un mari, devenu président élu, engagée en faveur de la justice sociale et du droit de vote des femmes) ait davantage de pouvoir, une fois morte que pendant sa courte vie ? Quelques plans stupéfiants, d’entrée de jeu, suffisent à nous en convaincre. Du fond des ténèbres, d’un tunnel aux contours incertains, une limousine s’avance et un bel amiral, uniforme clinquant, regard clair, confie en voix off sa détestation envers celle dont il est chargé de transporter le corps, cette ‘chienne’, cette ‘catin’. C’est elle, Eva, dont nous entendons la voix puissante et enivrante, que nous voyons haranguer une foule en liesse, à travers des images en noir et blanc, manifestations tangibles de la ferveur du peuple au début des années 50, lors de la première présidence de Peron. Entre les mains expertes de l’embaumeur, dans une immense salle à la lumière chaude et vacillante de bougies allumée (le QG de la CGT en 1953, dans une transposition imaginaire), nous assistons à la transformation patiente d’Eva en ‘Madone’ au visage figé dans une éternelle jeunesse, tout de voiles blancs vêtue, d’une morte si présente qu’une jeune fille assure : ‘je l’ai vue bouger. Elle ne dort pas’.
Ainsi sommes-nous confrontés, à travers trois représentations du pouvoir (l’amiral du début puis l’embaumeur au travail, suivi d’un lieutenant-colonel appelé à déplacer le corps dans un camion bâché clandestin, et enfin un général enlevé par un mouvement péroniste et sommé de révéler où il a caché la dépouille avant d’être exécuté). Trois ‘chapitres’, tour à tour lyriques, cocasses ou tragiques, traversés par des documents d’archives faisant revivre l’intensité des élans populaires, le dramatique mouvement de balancier entre mobilisations sociales et reprises en main dictatoriales. Ainsi voyons-nous à l’œuvre, concrètement incarnés, les enjeux d’une bataille politique autour d’un mythe toujours vivant, d’un cadavre si encombrant, entre les forces dites révolutionnaires glorifiant le péronisme, et se réclamant de l’héritage d’Eva, et les militaires de tous poils qui, de coups d’état en répressions sanglantes, veulent interdire le péronisme jusqu’à en faire disparaître le nom, à en cacher le ‘corps’.
Poétique du fantôme, hantise du péronisme
Le cinéaste suggère aussi l’imaginaire des oppresseurs, encombrés par un ‘corps’ au pouvoir exorbitant, à travers des plans-séquences, souvent immobiles, dans un clair-obscur strié par des halos de lumière, comme s’il filmait des papillons de nuit, incapables d’échapper à la séduction de celle qui ne dort pas. Par contraste, certaines archives, du début des années 50 nous montrent Eva Peron, en public, surplombant un foule enthousiaste de travailleurs rassemblés, et nous saisissons sa voix de diva, son charisme, sa beauté scandaleuse. Les partis-pris visuels audacieux sont amplifiés par un mélange original entre la bande-son (création sonore de Francis Wargnier), la partition musicale (composition de Valentin Portron) et les silences qui accompagnent les documents filmés d’époque. Ils refusent cependant la glorification du péronisme et en interrogent la complexité.
A partir du mystère (réel) d’un corps, qui a littéralement ‘disparu’ pendant près d’un quart de siècle, Pablo Agüero n’impose pas sa version d’une vérité historique dont il nous offrirait la prétentieuse révélation. Il invente une fiction onirique, à la lisière du fantastique, et sa vision poétique fait apparaître avec force le fantôme du péronisme. Il figure comment ce fantôme ne cesse de hanter la société argentine dans son ensemble, comme le serait un grand corps malade. Au-delà, par la représentation hallucinée du mouvement péroniste et de son icône, « Eva ne dort pas » questionne également les fondements d’un populisme, qui traverse encore la vie politique et habite l’imaginaire d’un peuple, comme la promesse énigmatique d’une émancipation, toujours à venir.
Samra Bonvoisin
« Eva ne dort pas », film de Pablo Agüero-sortie en salle le mercredi 6 avril 2016
Sélections officielles, festivals, Premiers Plans –Angers (scenario primé), San Sebastian, Toronto
Par fjarraud , le mercredi 06 avril 2016.