Lecture : La réponse de Rémi Brissiaud
Rémi Brissiaud répond à l'argumentation de Franck Ramus. "beaucoup de choses ont changé : il y a un usage de plus en plus généralisé de l’activité d’analyse phonologique de l’oral, il y a les résultats de diverses recherches qui montrent que les performances des élèves, loin de s’améliorer, se dégradent"...
Franck Ramus ne semble pas avoir remarqué que chacun de mes deux derniers textes avai une structure argumentative. Concernant le premier texte, par exemple :
1°) J’ai replacé le courant d’idée de l’éducation basée sur la preuve dans son contexte géographique, historique et politique et j’en ai rappelé la méthodologie « classique » : expérimenter en s’appuyant sur l’« état de la science » (face recherche) puis rationaliser les politiques éducatives en imposant les pratiques efficaces (face politique éducative).
2°) J’ai essayé de préciser ce que les uns et les autres mettent derrière l’expression : l’« état de la science ». De mon point de vue, cela devrait correspondre à tout ce que l’on sait être vrai, tout ce que l’on sait être faux et tout ce dont on ignore si c’est vrai ou faux parce qu’on n’en sait rien. Ces derniers savoirs que les épistémologues qualifient de « critiques » sont fondamentaux parce qu’ils permettent de préciser les limites des théories qui sont avancées.
3°) J’ai montré qu’un projet tel que le projet « lecture » de l’association « Agir pour l’école » ignore ces « savoirs critiques » dans la description de ce qu’elle appelle l’« état de la science ». Cela conduit les chercheurs impliqués dans la partie pédagogique de ce projet à imposer, au nom de la science, la répétition d’exercices visant à ce que les enfants entendent les consonnes alors que celles-ci sont seulement des unités d’articulation et, donc, ne sonnent pas. J’ai dit que, très vraisemblablement, des enfants de GS ayant participé à cette recherche se sont trouvés en souffrance du fait que l’école était pour eux un lieu inquiétant où ils se mettaient à ne plus entendre ce que les autres entendent.
Qu’en a retenu Franck Ramus ? Il brise la structure argumentative de ce premier texte, comme celle du second d’ailleurs, pour ne rapporter qu’une liste de remarques qu’il qualifie lui-même de « fastidieuse ». Et tout au long de son texte il feint de croire que je remettrais en cause la nécessité de procéder à une évaluation expérimentale des pratiques, concluant d’ailleurs par ce même propos qu’il a auparavant répété à l’envi. Même si cela s’avèrera vraisemblablement inutile, tant sa conviction monolithique est faite, je reproduis ci-dessous un des paragraphes où j’exprime la nécessité d’une éducation basée sur la preuve : « Le but de cet article n’est évidemment pas de plaider en faveur d’une éducation qui ne serait pas fondée sur la preuve : bien sûr qu’il convient d’aller vers plus de raison dans les choix faits en matière d’éducation, qui pourrait penser autrement ? Son but est de montrer qu’il existe une autre façon de le faire, que cette autre façon correspond à une autre logique scientifique et sociale et qu’elle serait beaucoup plus efficace et respectueuse des enfants et des enseignants. »
Examinons quelques unes des remarques qui sont les siennes.
Quid du complot « anglo-américain » ?
Je n’ai évidemment jamais évoqué de complot « anglo-américain ». L’association « Agir pour l’école » fait tout simplement du lobbying au sens états-unien du terme. Aux États-Unis, mais aussi à Bruxelles, le lobbying est quasiment institutionnalisé, il est considéré comme l’un des principaux moyens d’expression de la société civile. Cela y fait débat, évidemment : et si des intérêts privés, voire sectaires, profitaient de cette pratique institutionnelle ?
De façon générale, les enseignants ne savent pas assez que les pratiques sociales dans leur domaine évoluent parce qu’elles tendent à se rapprocher de celles que l’on observe aux États-Unis et qui sont les nôtres depuis quelque temps déjà en médecine et en pharmacologie. L’exemple du projet « lecture » de l’association « Agir pour l’école », projet lancé sans appel d’offre, montre qu’aujourd’hui des capitaux privés (Dassault, Bettencourt (1)…) sont injectés dans la recherche en éducation. Ils constituent une manne financière tentante pour des laboratoires de psychologie cognitive souvent dépourvus quand il s’agit de financer les recherches de leurs doctorants. Cette évolution ne mériterait-elle pas un débat ?
Et qui pourrait nier que ce lobbying vise à influer sur les politiques scolaires ? Cette semaine, François Fillon a présenté son programme en matière d’éducation. On y lit : « Dans les pays du monde où les enseignants savent tirer profit des sciences cognitives, les résultats des élèves s’améliorent nettement. Le renouvellement de la pédagogie passe par cette voie… »
Qui peut penser qu’un soudain intérêt de François Fillon pour la recherche en sciences cognitives l’aurait conduit à s’informer concernant l’usage de ses résultats dans une perspective d’éducation et que la conviction nouvelle qui est la sienne en résulterait ? Se serait-il informé de manière approfondie sur le sujet qu’il se montrerait d’ailleurs beaucoup moins affirmatif concernant le rôle nécessairement positif de cet usage. Comment en est-il venu à s’exprimer ainsi ? Il faut de toute évidence y voir le résultat du lobbying d’ « Agir pour l’école » ou d’une association similaire.
Quid des présentations « fallacieuses » qui seraient les miennes des divers moments de la recherche et des travaux du National Reading Panel ?
J’ai dit que le premier moment de la recherche selon le paradigme classique de l’éducation basée sur la preuve est : « la revue systématique des recherches concernant telle ou telle méthode ou intervention pédagogique ; cette étape vise à dégager les pratiques pédagogiques efficaces ("what works") ». Un deuxième moment est constitué d’une recherche comme celle du projet « Lecture » de l’association « Agir pour l’école ». Comme le remarque Franck Ramus, le processus est itératif. Dès lors, pourquoi, du fait que j’ai commencé par tel ou tel moment, ma présentation aurait-elle eu quoi que ce soit de fallacieux ?
Et concernant les travaux du National Reading Panel, qui pourrait nier que les pratiques pédagogiques préconisées par cet organisme trouvent in fine leur raison dans les travaux de Keith Stanovich concernant la conscience phonémique ? Là encore, l’usage de l’adjectif « fallacieux » n’est ni opportun, ni confraternel.
Quid des "considérations obscures" sur la différence entre savoirs positifs et zones d’ombre ?
Rappelons ce que Stanislas Dehaene écrit page 269 de son ouvrage « Les neurones de la lecture » : « La chaîne causale qui relie ces apprentissages visuel et linguistique n’est pas encore bien comprise. Faut-il d’abord que l’enfant analyse les sons en phonèmes, avant de pouvoir en apprendre le code écrit ? Ou bien n’est-ce qu’à partir du moment où l’enfant comprend ce que sont les lettres qu’il parvient à décomposer la parole en phonèmes ? »
Stanislas Dehaene verserait-il dans des considérations obscures en écrivant cela ? Pour moi, il ne fait que pointer, comme André Ouzoulias l’avait fait auparavant, ce que l’on peut appeler une « zone d’ombre » de la recherche concernant l’apprentissage de l’écrit. Franck Ramus, à vouloir à tout prix que mes textes apparaissent obscurs, qualifie pareillement ceux de Stanislas Dehaene. Gageons que, concernant ce dernier, il le fait à son insu.
Quid des accusations sans preuve sur la « souffrance » présumée d’enfants ayant participé au projet « Lecture » ?
Concernant ce dernier point, Franck Ramus a regardé la vidéo mise en ligne sur le site des éditions « La Cigale »(2) . Et, bien évidemment, il y voit une enfant qui, interrogée sur le son qui démarre le mot /rato/ qu’elle vient d’entendre répond : /ra/ et qui, sollicitée pour isoler un début plus court, répond /a/. De plus, lorsque l’un de ses camarades lui dit la bonne réponse /rrr/, elle ne comprend pas comment il a fait pour entendre une sorte de rugissement de lion dans /rato/ et elle semble très décontenancée. Un éditeur va-t-il nous montrer une vidéo d’enfants encore plus perdus que cela ? On peut évidemment en douter. Et pourtant, il suffit d’aller dans une classe de GS où cette activité se pratique pour voir des enfants en plein désarroi.
Et quand les chercheurs d’« Agir pour l’école » écrivent eux-mêmes (page 11) que « cela a parfois été mal vécu par les enseignants ainsi conduits à confronter les élèves les plus faibles à des situations de blocages, malheureusement parfois persistantes », ne faut-il pas prendre au sérieux un tel phénomène ?
Rappelons-nous, de plus, que Viviane Bouysse, inspectrice générale, a vu les séquences correspondantes dans les classes du projet « Lecture », qu’elle dit (3) que, de son point de vue, elles sont proposées trop précocement. Rappelons-nous qu’elle conclut son rapport en écrivant que : « les élèves ne peuvent être réduits à un statut de « cobayes » sur lesquels on exerce une action pour en voir les effets. » Rappelons-nous son interrogation finale : comme les parents des enfants concernés n’ont pas fourni d’autorisation pour une telle recherche, elle se demande si la déontologie a bien été respectée.
Franck Ramus banalise totalement le phénomène : « Si l’étude Lecture se basait sur de telles pratiques, cela montrerait au pire que ce choix n’était pas optimal. » Le vécu des enfants est ainsi passé par pertes et profits.
Quid de la suggestion pédagogique que fait Franck Ramus ?
Il propose que dans la liste /rato/, /rèzin/, /table/ et /ron/, on demande aux élèves de GS de « détecter le mot intrus dont le phonème initial diffère, sans exiger de prononcer celui-ci au préalable ». Mais c’est très exactement ce qui est demandé aux élèves sur la vidéo des éditions de La Cigale évoquée précédemment. Sur les 4 ou 5 enfants à qui l’on propose cette tache, pas un seul ne réussit ! Même l’élève qui a été capable d’isoler le /rrr/ lorsqu’on lui demande d’isoler un « petit son » plus court que /ra/ échoue à trouver l’intrus. La tache que propose Franck Ramus est plus difficile que celle à laquelle la plupart des élèves échouent (ce qui se comprend bien en prenant en considération les limites de la mémoire de travail).
Quid du fait que les pratiques préconisées par André Ouzoulias pour la GS relèveraient d’une approche analytique très classique ?
Faut-il que Franck Ramus méconnaisse ce qui se fait dans les GS pour avancer une telle affirmation ! J’ai encore le souvenir précis de la dernière conférence qu’André Ouzoulias a donnée à l’université d’automne du Snuipp, deux mois avant son décès. Les enseignants de GS et de CP en sont sortis la plupart ébranlés parce que dans leur classe, ils suivaient généralement une démarche vers la compréhension de l’écrit que ce chercheur qualifiait de « classique » (chercher à ce que les enfants « entendent » les phonèmes y compris consonantiques à partir d’activités orales avant d’apprendre à les coder sous forme écrite). Or, André Ouzoulias leur avait montré, en leur proposant des tâches d’analyse de l’oral, que chez eux, l’analyse fine de l’oral est dépendante de leur connaissance du code. Mais ils ont également été heureux de découvrir, à partir des exemples d’activités qu’il a montrés, qu’une autre démarche est possible qui conduit les enfants de GS à s’approprier la graphonologie au niveau de la syllabe. Mais ce genre de feedback des enseignants eux-mêmes ne fait vraisemblablement pas partie du « radar » de Franck Ramus.
Quid de la souffrance des enfants à qui on demande de deviner des mots qu’ils ne peuvent pas lire parce qu’on ne leur pas enseigné les correspondances graphèmes-phonèmes ?
Franck Ramus, comme il y a 8 ans (époque des débats sur la lecture suite aux injonctions de Robien), prétend que les enseignants chercheraient à ce que les enfants devinent les mots sans aucune aide et, notamment, sans l’aide de la connaissance des lettres et des correspondances graphèmes-phonèmes. C’était faux il y a 8 ans, ça l’est encore plus aujourd’hui.
Une étude récente de Jacques Fijalkow (4) est, de ce point de vue, particulièrement éclairante. A partir d’un questionnaire proposé à un échantillon de 236 enseignants de CP en 1990 et en 2009, il montre que les enseignants de 2009 consacrent beaucoup plus de temps au travail sur les petites unités de la langue dont l’étude de la correspondance graphème-phonomène, que ceux de 1990. Et, évidemment, sur la même période, le temps consacré au travail sur les grandes unités de la langue que sont les phrases a régressé.
Faut-il rappeler que sur une période proche, entre 1997 et 2007, la DEPP a mis en évidence une forte baisse des performances en lecture des élèves de CM2 ? Et que cette baisse résulte d’une sorte d’effondrement des performances des élèves de milieu populaire parce que ceux des milieux aisés, maintiennent les leurs ?
Bref, le premier texte de Franck Ramus avait pour titre « 8 ans de perdus » parce que de son point de vue, rien n’aurait changé en 8 ans. En fait, si, beaucoup de choses ont changé : il y a un usage de plus en plus généralisé de l’activité d’analyse phonologique de l’oral, il y a les résultats de diverses recherches qui montrent que les performances des élèves, loin de s’améliorer, se dégradent, il y a eu la recherche « Lecture » de l’association « Agir pour l’école », il y a, en cours, une recherche menée avec une autre méthodologie sous la coordination de Roland Goigoux, il y a les travaux d’André Ouzoulias… Il y a du nouveau, donc. En revanche, on a l’impression que Franck Ramus, lui, est passé totalement à côté de ces nouveautés.
Rémi Brissiaud
Voir :
Notes :
1 Voir la rubrique financement du rapport final de cette expérimentation : http://www.experimentation.jeunes.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_Final_EXPE_HAP-11.pdf
2 http://www.editions-cigale.com/ressources La vidéo en question s’appelle : « Aider les élèves en difficulté » ; consulté le 03/04/2014.
3 Inspection Générale de l'Éducation Nationale. (2012). Évaluation de la mise en œuvre, du fonctionnement et des résultats des dispositifs « P.A.R.L.E.R. » et « R.O.L.L. » (Vol. 2012-129). Paris: Ministère de l'Éducation Nationale. http://cache.media.education.gouv.fr/file/2013/31/1/2012-129_254311.pdf
5 Rocher T. (2008) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d'intervalle : 1987-2007. Note 08.38 de la DEPP ; décembre 2008.
Par fjarraud , le vendredi 18 avril 2014.