Jean-Marie Bourguignon : Evaluation par compétences : "un long processus d'évolution dans sa pratique"
Par François Jarraud
L'approche par compétences est -elle efficace ? Oui dit Jean-Marie Bourguignon, professeur de lettres en collège. Son intervention vidéo lors du colloque du Se-Unsa est convaincante. Le Café lui donne la possibilité de s'expliquer.
Vous enseignez en collège. On dit que c'est "le maillon faible" du système, l'endroit où il est de plus en plus difficile d'enseigner. Qu'en pensez vous ?
C'est une opinion très répandue. Je crois que c'est vrai. A vérifier avec par exemple le taux d'incidents déclarés par les équipes administratives par rapport à ceux déclarés en primaire ou en lycée. En primaire, il y a des classes difficiles, où les enfants bougent sans arrêt, et ont constamment besoin d'être recadrés. Mais il reste ce lien affectif tissé très souvent avec l'adulte qui nous accompagne toute l'année.
Au lycée professionnel, les collègues sont souvent en butte à l'inertie et la passivité des élèves. Mais ces derniers ont grandi, certains ont un vrai projet professionnel, ils ne sont plus quotidiennement dévalorisés comme "mauvais élèves" par rapport aux autres qu'ils voyaient tous les jours. On peut rétablir des relations de confiance. Au lycée général, on assiste parfois à des chahuts à l'ancienne, comme ceux décrits par les écrivains du XIXe, quand un professeur ne trouve pas grâce aux yeux des lycéens. Mais en dehors d'établissements bien répertoriés, ça reste assez marginal.
Mais le collège semble concentrer toutes ces difficultés à la fois, démultipliées par plusieurs paramètres propres au niveau collège: La construction de l'identité et de l'autonomie chez l'adolescent, qui passe souvent par l'opposition et la transgression. L'effet collège unique, où des élèves qui vont suivre ensuite des voies différentes travaillent encore ensemble, dans une hétérogénéité telle qu'elle est parfois compliquée à gérer.
Par ailleurs, le collège n'échappe pas plus que les autres structures à la dégradation de l'investissement dans l'éducation dans la plupart des pays développés depuis les années 80, à la dégradation de la situation sociale de nombreuses familles, qui impacte fortement la scolarité des élèves, ni au changement du rapport que les usagers du service public (familles ou élèves eux-mêmes) ont avec ce dernier: désormais, quand l'usager n'est pas satisfait du service, ou en souffre, il n'inhibe plus ce qu'il ressent mais au contraire l'exprime. Sur le plan de la propre santé de l'usager, c'est mieux, mais pour l'institution, c'est plus compliqué à gérer. Et la frustration, la souffrance, la colère, le mal-être, chez les 10-15 ans, ça se voit plus. Les parents le savent très bien.
Il était nécessaire que l'institution scolaire évolue, qu'elle soit moins répressive et baisse l'intensité de la violence institutionnelle qu'elle générait. Il n'y a pas à regretter par exemple les châtiments corporels, les bonnets d'âne, les punitions collectives, etc. Mais, dans le même temps, la pédagogie mise en oeuvre n'a pas assez évolué, et la réalité de la situation des élèves mis en difficulté scolaire parfois par les pratiques scolaires elles-mêmes, notamment ses pratiques d'évaluation, est toujours là, et elle s'exprime de différentes manières! Il faut donc continuer à faire évoluer la pédagogie mise en oeuvre, afin de créer, à la place de l'ancien rapport de force, un climat de confiance entre les usagers de l'institution scolaire publique et les professionnels qui y travaillent.
Ce n'est pas simple, car il manque à nos gouvernements successifs le courage politique de dire qu'à partir de tel moment, on travaille tous autrement. Les choses évoluent donc de façon chaotique, et tous les acteurs du monde de l'éducation sont troublés par l'impression de flottement et de pilotage désordonné qui se donne à voir dans la politique publique d'éducation.
Plusieurs rapports demandent la création d'une école du socle commun, regroupant école et collège. Quel est votre sentiment là dessus ?
Inutile: perte de temps, gâchis d'énergie, gaspillage d'argent et de moyens. Soit les expérimentations autour du socle commun ont été positives, et on les commente, on les explique et on les applique au système entier, sans perdre du temps à reconstruire ce dernier, soit elles n'ont pas été positives et on abandonne le projet de socle commun. Réformer les structures est inutile. C'est la pédagogie mise en oeuvre dans les structures au quotidien qui doit évoluer encore. J'ai peur que ces propositions visent plus à de la rationalisation de moyens et à des économies d'échelle qu'à la mise en oeuvre d'une pédagogie nouvelle, à un nouveau contrat éducatif entre les usagers et l'institution.
L'évaluation par compétences a du mal à entrer en collège. Pourquoi ces difficultés
En réalité, l'évaluation par compétence est déjà entrée au collège, comme dans les autres niveaux. La plupart des professeurs d'EPS la pratiquent depuis longtemps. D'autres disciplines s'en sont plus ou moins emparé: technologie, sciences physiques, SVT, langues... De plus, les élèves du collège travaillent tous par compétence dans certaines disciplines transversales: informatique et internet, ASSR, et plus récemment en histoire des arts, où les items à travailler et à acquérir sont identifiés, organisés par champs, domaines, classés par grille, etc.
Si l'évaluation par compétence s'est moins généralisée au collège qu'au lycée professionnel ou qu'en primaire, c'est surtout dans certaines disciplines qui y résistent plus: lettres, mathématiques, histoire-géographie par exemple, où l'identité professionnelle, la posture magistrale est renforcée par l'image que ces disciplines ont d'elles-mêmes par rapport aux autres. L'évaluation nationale de 6e par exemple a été compliquée à mettre en place entre autres à cause des résistances de ces disciplines à l'évaluation par compétence.
Il faut dire aussi que l'évaluation chiffrée, les notes offrent de nombreux avantages pour l'institution:
Elle a les apparences de la rationalité.
Elle est un instrument de communication clair, simple et rapide.
Elle indique rapidement dans quelle partie de la classe se situe l'élève: les faibles, les moyens, les bons et permet de gagner du temps dans le suivi des élèves, par exemple en conseil de classe.
Elle permet de prendre des décisions d'orientation ou d'affectation rapidement.
Elle est rassurante pour les acteurs du monde éducatif car elle les renvoie à leur propre vécu scolaire.
Elle permet de distinguer parmi les élèves ceux qui pourront choisir les grands lycées, les grandes écoles, c'est-à-dire , les futurs cadres politiques et économiques de la nation.
Et surtout, elle joue un rôle important dans le maintien de pratiques répressives dans la classe et sert d'instrument de pouvoir magistral. Or, la problématique de l'autorité, du contrôle, de la répression est fondamentale au collège, comme on l'a dit plus haut.
Pour finir, il y a que le politique n'ose pas prendre de décision radicale au sujet de l'évaluation. Il faut dire que certains corps d'inspection, mais pas seulement ces derniers, freinent parfois des quatre fers. Il essaie donc de faire cohabiter deux pratiques simultanément, ce qui a le don d'irriter fortement le corps magistral, à juste titre. Le renseignement du livret personnel de compétences est vécu par les professeurs comme une tache administrative supplémentaire, une perte de temps, quelque chose qui empêche de faire le vrai travail de formation, alors qu'il a vocation à devenir l'instrument de base de la formation et de l'évaluation des élèves. Donc, à se substiter aux pratiques antérieures. Si c'était clairement indiqué comme tel, il ne s'agirait pas d'un travail supplémentaire, mais d'un changement de pratique.
Quels sont ses avantages à vos yeux?
1. Elle explicite les attentes de l'institution, et ce, par unité généralement abordable ou conceptualisable par l'élève. Une note donne une information sur la place de l'élève dans la classe. La mention d'une compétence à retravailler est une étape dans un apprentissage. Il y a changement du rôle de l'évaluation.
2. Elle évite le classement des élèves. Un des gros reproches qui peut être fait aux notes, c'est qu'elles servent à classer les élèves entre eux, au lieu d'indiquer seulement le niveau réel des élèves par rapport à des objectifs d'apprentissage. La plupart des professeurs de français ont des moyennes de classes situées entre 10 et 12, qu'on soit à Henri IV ou aux Tarterêts, pour schématiser. Les notes servent donc à trier, pas à indiquer le niveau. Et pour une raison simple: quand un groupe classe maîtrise dans sa quasi totalité une compétence, l'enseignant propose immédiatement après, sans en avoir toujours conscience, une évaluation plus difficile pour réintroduire un échelonnement là où il n'y en avait plus, au risque de décourager ceux qui seront en milieu ou en fin de classement. C'est la fameuse "constante macabre" du professeur Antibi. Les élèves s'imaginent ensuite que dans toute classe, il y a des forts, des moyens, des faibles, ce qui est destructeur en terme de lien social. Au lieu de se dire, "il faut que j'apprenne", on se dit inconsciemment, "il faut que je sois plus fort que lui". C'est une perversion du sens de l'apprentissage.
Mais c'est qu'il est difficile pour un prof de lettres, maths ou histoire d'arriver en conseil de classe avec des moyennes de classe à 16 ou 18 sur 20. Ca ne se fait pas. On le taxe de démagogie. Alors qu'objectivement, quand on regarde les compétences exigibles niveau par niveau, on devrait avoir bien plus souvent ce genre de moyennes de classes. Nous fabriquons donc nous-mêmes une partie des élèves en échec scolaire par des pratiques d'évaluation dévalorisante pour un trop grand nombre d'élèves.
Ce classement produit des dégâts importants dès la primaire. Alors que les élèves entrent à l'école en l'aimant, en revanche, en fin de primaire et en fin de collège, l'institution a très souvent perdu son caractère attractif. Au collège, les élèves essaient en 6e d'aimer à nouveau l'institution, mais c'est souvent un nouvel échec.
3. Elle est constamment modifiable, ou doit l'être. Un élève qui ne voit pas sa compétence validée en même temps que celle de ses camarades peut la retravailler ensuite et demander à ce qu'elle soit validée quand il la maîtrise enfin. Peu importe quand, du moment qu'elle l'est. Il est absurde de demander que tous sachent en même temps faire les mêmes choses. C'est une utopie. Une note donnée reste la même tout au long de la scolarité de l'élève. Quand elle est mauvaise, elle reste un souvenir douloureux.
4. Elle permet plus aux élèves de discuter de ce qu'ils savent ou non faire, au lieu du sempiternel "t'as combien?" et redonne du sens ou du contenu à l'évaluation. Ils s'explique comment obtenir sa validation.
5. Elle amène l'enseignant à préciser plus souvent ce qui est évalué ou observé dans telle ou telle séance. Il l'annonce en début de cours.
6. Elle fait émerger des compétences requises, attendues, souvent implicites mais exigées par les enseignants, et les propose à l'évaluation, donc comme objectif de formation. Par exemple, être capable de "reproduire un document sans erreur et avec une présentation adaptée", autrement dit, savoir copier sans se tromper, redevient un objet d'apprentissage pour l'élève, un objectif à planifier pour l'enseignant, et pas seulement un prérequis implicite..
7. Elle atténue la tension en classe, limite le stress des élèves, baisse le nombre de conflit avec les élèves, puisqu'on peut retravailler plus tard une compétence non validée.
8. Elle peut remplir la plupart des fonctions pratiques des notes, sans poser le problème du classement des élèves entre eux.
Cela suppose t il la disparition des notes ?
Absolument. Pour l'avoir expérimenté, si les deux systèmes d'évaluation coexistent, c'est la note qui sert de vraie référence, en raison de la valeur symbolique et pratique qui lui est attribuée. Pour que les élèves, les professeurs, les familles s'intéressent aux compétences, il faut supprimer les notes.
Comment faites vous pour évaluer par compétences dans votre collège ? Etes vous seul ou l'idée finit elle par faire son chemin ?
C'est le paradoxe: nous utilisons dans mon établissement un logiciel d'évaluation numérique qui ne connaît pas les pourcentages, ni les lettres. Il va évoluer mais pour l'instant je dois faire avec les moyens du bord. Je me sers donc provisoirement d'un code: 0 = non acquis, 10 = en cours d'acquisition, 20= acquis. On obtient une moyenne très souvent élevée (15/16 voire 20 de moyenne) que les familles et les élèves peuvent convertir en pourcentage de réussite sur les compétences abordées au cours du trimestre. J'attends avec impatience d'avoir un outil numérique plus pratique et qui évitera d'en passer par un codage chiffré.
Avant j'étais seul à travailler ainsi. Aucun collègue ne me posait de question. Les seuls à me demander des explications étaient les élèves ou les familles. Peu à peu certains se sont intéressés, m'ont demandé comment je faisais, et même, des collègues se sont essayé à proposer quelques une de leurs évaluations selon ce modèle. Ils en sont en général assez contents, même si c'est un long processus d'évolution dans sa pratique.
En Suisse les parents ont finalement obtenu le retour à des notes et évaluations traditionnelles. Ils mettaient en avant la perte de niveau. Qu'en pensez vous ?
Je ne connais pas bien la situation en Suisse. Ce que je peux dire, c'est que les raisons pour lesquelles un niveau scolaire baisse peuvent être multiples. J'en vois au moins quatre: désinvestissement public, évolutions sociétales autour de l'écrit et de la lecture, changements de pratiques éducatives et organisationnelles, paramètres sociaux-économiques.
Et autant on peut avoir des éléments relativement objectifs pour comparer les acquis de différentes classes d'âge, (on vient d'en faire l'expérience en France avec le recul de la maîtrise de la langue) autant il est difficile de comprendre pourquoi il y a perte de niveau, pour la raison que les paramètres bougent tous en même temps et qu'il est impossible d'avoir un groupe témoin qu'on aurait extrait du corps social pendant de longues années pour servir à l'observation. La société est plus compliquée à étudier que les effets d'un médicament.
Il ne faut donc se laisser le temps de la durée pour observer, améliorer des dispositifs, et être un peu cohérent dans ses choix. Le pire dans ce domaine, ce sont les injonctions fortes suivies de rapides retour en arrière tout aussi forts. Et c'est arrivé trop souvent.
Jean-Marie Bourguignon
Entretien François Jarraud
Photos Thierry Foulkes
La vidéo de JM Bourguignon
http://avenirducollege.wordpress.com/2011/01/13/les-video[...]
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Par fjarraud , le lundi 24 janvier 2011.