La Une
Le réflexe critique
Ou comment construire chez nos élèves une compétence historienne sans restaurer un rituel de présentation des documents.
Le document occupe une place prépondérante dans nos enseignements . S’il est admis que, dans la majorité des cas, il doit être étudié non pas pour lui-même mais mis au service d’une problématique de recherche , les démarches didactiques qui doivent permettre à l’élève de l’exploiter dans de bonnes conditions font encore débat.
Le baccalauréat général actuel comprend une épreuve qui - rupture avec les modalités antérieures - ne demande plus aux élèves de « présenter » les documents avant toute opération d'analyse. Cette activité de présentation, largement inspirée des pratiques universitaires, s'était transformée en un rituel long et fastidieux déconnecté de la thématique du dossier. Par percolation verticale, cet exercice bachelier avait contaminé tout l’enseignement scolaire et, même en collège, certains enseignants demandaient à leurs élèves de toujours "faire NADI" (Nature, Auteur, Date, Intérêt) avant toute exploitation d’un document. Ce systématisme n’est d’ailleurs pas mort, on le retrouve dans les pages méthodologiques de certains manuels scolaires récents ou sur la Toile avec des sites qui stipulent que « La présentation d'un document quel qu'il soit est un exercice qui répond à des règles strictes … » .
Bien qu’ayant sa justification scientifique universitaire, tout rituel systématique de présentation est tout de même contestable en milieu scolaire car rarement en phase avec l’exploitation que l’on souhaite faire de la source. Mais l’excès inverse l’est tout autant : faire de l’histoire nécessite de tenir compte du contexte d’élaboration d’un document, faute de quoi, l’exercice se résume à une opération de prélèvement d’informations et on peut alors légitimement s’interroger sur l’ancrage scolaire d’une activité qui fait uniquement appel à la capacité de compréhension d’un texte ou d’une image : fait-on de l’histoire ou du français ?
Entre le rituel systématique et la négation de ce qui constitue l’un des fondements scientifiques de notre discipline existe une place pour le questionnement contextualisant simple : « Ce témoignage vous semble-t-il neutre ? Pourquoi ? » ou plus indicatif : « Quelle critique peut-on faire de ce témoignage compte tenu du statut et des idées de l’auteur ? ». A défaut de réponse pertinente, on appréciera que l’élève s’interroge et tente une critique historique du document. En la matière, la démarche importe tout autant que le résultat.
Cette approche intermédiaire est donc nécessaire, mais est-elle pour autant suffisante ? En liant toute démarche critique à un questionnement directif, n’entretient-on pas une forme de dépendance et ne limite-t-on pas cet apprentissage – dont l’enjeu civique est majeur – à un contexte exclusivement scolaire ? Il y a quelques années, dans un dossier documentaire donné au baccalauréat général (ancienne formule) sur la France de Vichy, les correcteurs ont constaté avec effroi que bon nombre d’élèves paraphrasaient, voire reprenaient à leur compte les propos xénophobes et antisémites d’un auteur. En l’absence d’un questionnement explicite, ils étaient donc incapables de porter un regard critique sur ces documents. Au terme de 7 années d’enseignement de l’histoire, cette carence permet légitimement de s’interroger sur l’utilité de notre fonction.
Qu’a-t-il manqué à nos élèves ce jour-là ? Une forme de réflexe critique, un automatisme qui aurait dû être compris, approprié et exercé de la sixième à la terminale.
Pour nos élèves comme pour nous, le questionnement critique optimal est global : quels sont les éléments externes et internes qu’il est nécessaire de prendre en compte pour une exploitation historienne du document au service d’une problématique de recherche ? Posture ô combien complexe et composite, que notre formation universitaire nous a préparés à adopter, mais qu’on ne peut exiger de nos élèves, même en terminale.
Le dispositif qui suit a pour objectifs l’identification et l’appropriation par les élèves de micro-compétences historiennes. Loin d’être un modèle, il constitue une tentative pour, à terme, systématiser une posture critique chez nos élèves, même en l’absence d’incitation explicite.
Trois temps :
1/ En début d’année, une page du cahier élève (la dernière ?) est titrée « Comment les historiens analysent les documents ». Elle sert à la collecte et à la verbalisation de tous les savoir-faire documentaires des élèves au fur et à mesure de leur apprentissage en classe.
2/ Chaque étude de document réalisée en classe peut être l’occasion d’alimenter (ou de réinvestir) cette page. Si, par exemple, un texte étudié nécessite la prise en compte des fonctions de l’auteur (un discours, un extrait de règlement, une déclaration de candidature, une bulle papale, etc.), au cours de l’exploitation du document, on précise ces fonctions et leur influence sur le contenu du document. Une fois cette activité terminée, les élèves sont invités à rédiger, sur la page de collecte des savoir-faire, un petit texte ayant pour titre Les fonctions d’un auteur, et contenant deux paragraphes :
- L’élève doit d’abord décrire ce que, selon lui, recouvre l’expression « les fonctions d’un auteur ». Cette première étape, qui fera l’objet d’une première mise en commun, doit permettre de vérifier le niveau de compréhension de la notion.
- Il doit ensuite expliquer quelle importance sa prise en compte peut avoir dans l’exploitation d’un document. Cette étape de la verbalisation est essentielle : elle invite l’élève à réfléchir sur les rapports entre un document et son contexte d’élaboration, d’une manière générale et plus seulement dans le cadre du document étudié.
3/ Ultérieurement dans l’année scolaire, chaque fois qu’un document nécessite la prise en compte des fonctions de l’auteur, le questionnement élève peut être rédigé de cette manière : « Les arguments de ce document sont-ils influencés par les fonctions de l’auteur ? ». Par convention, le souligné indique à l’élève la référence à un savoir-faire déjà abordé en classe et qu’il peut revoir à la fin de son cahier.
Le débat entre parcellisation des compétences et approche globale est récurrent au sein des sciences de l’éducation. Dans notre cas, le risque existe d’une dispersion excessive de l’apprentissage qui, chez certains élèves, ferait perdre de vue les objectifs globaux, mais une micro-compétence peut avoir en elle-même une finalité instrumentale, civique et intellectuelle : nous avons tous appris par cœur des tables de multiplication un jour où nous n’avions pas nécessairement de problème arithmétique à résoudre. D’autre part, l’enjeu civique final de ce dispositif n’autorise-t-il pas cette prise de risque ?
De la sixième à la terminale, nos questionnements directifs constituent autant d’outils intellectuels qui conduisent nos élèves à adopter une posture critique sur les documents, mais jamais nous ne faisons « conscientiser » ces apprentissages. Un outil n’est opérationnel que s’il on a conscience de le posséder : nos élèves de terminale avait une boîte à outils bien garnie mais ils en ignoraient l’existence.
L’élève se construira ainsi un dictionnaire de référence critique qu’il aura lui-même rédigé et expérimenté en classe. Il sera constamment augmenté et exercé. A l’opposé d’un rituel systématique, il s’agira de capitaliser les savoir-faire en fonction des opportunités documentaires et de les solliciter en fonction des besoins pédagogiques. Il s’agira enfin et surtout, de favoriser à terme une posture critique vis-à-vis de tout document, et ce en toutes circonstances.
Daniel Dalet, Lycée Alexandra David Neel, Digne.
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Par jeanpierremeyniac , le mercredi 15 avril 2009.