Dossier : Pourquoi enseigner le fait religieux à l'école ?
Dans leur récent rapport sur la lutte contre les discriminations, rapport sénatorial, les sénateurs Esther Benbassa (EELV) et Jean-René Lecerf (UMP) proposent "d'assurer l'enseignement du fait religieux au cours de la scolarité en dispensant la formation nécessaire aux enseignants". La proposition touche un domaine sensible de l'école laïque. Esther Benbassa s'en explique pour le Café pédagogique.
Votre proposition d'un enseignement du fait religieux est-elle compatible avec une école laïque ?
Je suis professeure des universités. J'enseigne les sciences religieuses à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. L'enseignement du fait religieux n'a pas pour but de former des curés, des imams ou des rabbins. Je propose, comme Régis Debray en 2002, un enseignement du fait religieux. Il s'agit de former les enseignants aux questions religieuses pas pour donner un enseignement religieux mais un enseignement d'histoire des religions. Ni la spiritualité ni la foi ne sont nos objectifs. Il s'agit de connaitre les grands mouvements de pensée, les apports des religions à notre civilisation, à la littérature, aux arts. Il s'agit de créer de la confiance pour développer le vivre ensemble.
Il nous parait important de ne pas laisser cet enseignement à des extrémistes. Beaucoup de jeunes terroristes sont ignorants en matière religieuse. Beaucoup de jeunes sont coupés de la culture par leur ignorance religieuse devant une oeuvre d'art ou une oeuvre littéraire. On ne demande pas de former un nouveau corps d'enseignants. Mais d'inclure l'enseignement du fait religieux dans les cours d'éducation civique ou de philosophie.
L'Ecole française a gommé certaines religions ?
Tout à fait. J'ajouterais qu'il faut aussi enseigner la laïcité parallèlement au fait religieux. La loi de 1905 requiert le respect de toutes les religions.
Cette formation doit être faite en Espe ?
C'est là qu'on peut former tous les enseignants. Il faut imaginer un stage de 2 ou 3 semaines pour cette formation commune à la laïcité et au fait religieux.
Vous en attendez quoi ?
Notre but c'est encourager le vivre ensemble. On voit bien que chacun se replie sur sa religion et croit qu'elle est supérieure aux autres. On est à une époque du retour au fait religieux. Il faut donner des bases aux jeunes qui leur permettent d'avoir un regard sur les autres religions. Finalement on ferme les yeux sur le catéchisme. On autorise les écoles religieuses, catholiques, juives, musulmanes. Mais où apprend-on le fait religieux ? On peut l'apprendre à l'école sans conflit.
Propos recueillis par François Jarraud
C'est une question restée sans réponse décisive depuis le rapport Debray en 2002 : comment organiser l'enseignement du fait religieux à l'école, dans le respect de la laïcité et de l'ouverture culturelle ? Un récent rapport sénatorial, proposé par Esther Benbassa (EELV) et Jean-René Lecerf (UMP) sur la lutte contre les discriminations, relance le débat. Le problème est pourtant loin d'être simple, comme le montre un ouvrage récent de l'IEFR (Institut d’Étude des Faits Religieux) de l'Université d'Artois, qui s'efforce d'exposer les conditions théoriques d'une pratique équilibrée à ce sujet. Autour d'analyses d'observateurs de plusieurs pays d'Europe sur les pratiques existantes, Charles Coutel, philosophe et membre de l'IEFR, explore les difficultés sous-jacentes à cet enseignement. Complexité de la notion de « fait » religieux, forts enjeux symboliques de ce domaine, l'enseignement laïc des religions est loin d'aller de soi.
Une triple urgence à enseigner le fait religieux
Si les choses ont peu changé depuis le rapport Debray, c'est peut-être parce que la complexité de cet objet d'enseignement ne peut pas se réduire à l'opposition idéologique entre un laïcisme ouvert et tolérant et une laïcité radicale et obtuse. On le comprend mieux à lire l'ouvrage publié par l'IEFR : pour le philosophe Charles Coutel, auteur de la préface et du chapitre conclusif, l'enseignement du fait religieux renvoie en effet à une triple urgence : l'ignorance du religieux par le culturel, déjà soulignée par Régis Debray, mais aussi l'ignorance de leur propre culture par les croyants de toute obédience eux-mêmes (pointée par Olivier Roy, La Sainte ignorance, Seuil 2008) et enfin, l'interventionnisme du politique dans l'histoire des religions (cerné par Xavier Boniface dans la Revue Esprit en juin 2005). C'est ce troisième point, le plus sensible et le moins bien discerné, que l'ouvrage de l'IEFR s'efforce d'éclairer davantage à travers l'étude de la situation de l'enseignement du fait religieux en France, en Espagne, en Irlande et en Écosse.
Le fait religieux : ni objectivable, ni confessionnel
L'enjeu culturel, pour l'école, n'est pas simplement d'adopter une posture de neutralité bienveillante à l'égard des religions. Il s'agit de permettre l'appropriation par les élèves des « symboles et marqueurs culturels de leur propre monde ». Cet impératif implique une dimension d'intériorisation vécue, qui ne peut se contenter d'une simple information objective. Mais d'autre part, à l'inverse, l'identification aux marques extérieures de la religion, par des jeunes gens ignorants du patrimoine symbolique et éthique de celle-ci, produit un sectarisme imperméable à la réflexion raisonnée, qu'il s'agit de prendre en compte sans céder au confessionnalisme. Enfin, l'intervention récurrente du politique dans l'enseignement de l'histoire des religions n'est pas sans laisser de traces chez ceux qui doivent l'enseigner : la mise en place de dispositifs de formation distanciés et réfléchis pour les enseignants eux-mêmes, est loin d'être chose faite. Feindre que le fait religieux, puisse être un « objet » neutre par décret, c'est en méconnaître la nature : « Être laïque, ce n'est pas être contre les religions, mais contre la dérive cléricale et superstitieuse de tous les pouvoirs (religieux, mais aussi politique ou encore médiatique) », souligne C. Coutel.
L’ambiguïté de l'alternative entre enseignement religieux et éthique laïque
L'analyse de la situation de l'Espagne, encore marquée par le catholicisme d’État du franquisme, met en lumière l’équivoque de solutions qui prônent l'alternative entre enseignement de la religion et enseignement de type moral, appelé « éthique ». Ce choix a parfois permis de dépasser les clivages idéologiques entre confessions et athéisme. Supprimée au profit d'un enseignement commun à la citoyenneté, en Espagne, cette alternative a ressurgi à la faveur de la fragilisation du lien social, liée à crise économique. L’Église catholique, qui a bien su restaurer son image ternie par le franquisme, s'est fortement investie dans le champ caritatif, familial et social : elle a su consolider une forte présence identitaire, « folklorisante », note Jaime Céspedes dans son étude sur l’influence du catholicisme sur l'éducation et l'enseignement en Espagne. Présence d'autant plus attrayante qu'elle ne s'accompagne plus des contraintes cultuelles obligatoires (le dimanche est désormais consacré au football, et pas à la messe). L'attrait de la religion comme pratique festive et communautaire, promet ainsi à l'enseignement catéchistique de solides niches idéologiques, et une force de persuasion incomparable à celle l'enseignement laïc de la morale.
Un enseignement de « culture religieuse » ?
Alors, entre connivence identitaire et exposé impersonnel, comment trouver la juste mesure d'un enseignement du fait religieux, qui respecte le principe de laïcité et ne fasse pas le jeu d'influences idéologiques, religieuse ou politique ? Selon Charles Coutel, la solution pourrait résider dans un enseignement de « culture religieuse », c'est-à-dire, une « histoire non religieuse des religions », débarrassée du halo légendaire et superstitieux qui en nourrit le prosélytisme. Tâche d'autant plus ardue que les institutions républicaines ont depuis longtemps intégré l'hagiographie de type religieux à leurs stratégies de transmission. La question d'un « transfert de sacralité » de l'histoire sainte dans l'histoire de France, par exemple, au tournant de l'institutionnalisation de l’École publique, entre 1867 et 1882, ainsi que l'évoque Annie Bruter (Histoire de l'Education 2010), souligne les enjeux implicites d'une querelle de la laïcité qui pourrait bien recouvrir des stratégies d'influence moins nobles que le respect de la liberté morale et religieuse des consciences.
Se débarrasser de la double ignorance, celle qui porte de l'extérieur sur les religions, mais aussi celle des croyants sur leur propre religion, ce pourrait donc être le gain d'un enseignement qui dépasserait l'opposition commode mais fausse entre athéisme « laïcard » et tolérance confessionnelle « complaisante » du politique. Abandonner ces repères simples, ce serait accepter une réflexion critique sur les conditions réelle de constitution d'une communauté éthique vivante, aussi attentive à ses sources historiques qu'aux apports de ses afflux actuels.
Jeanne-Claire Fumet
L'enseignement des faits religieux France - Espagne - Irlande – Écosse. Édité par Déborah Vandewoude et Denis Vigneron - Préface et conclusion par Charles Coutel. Éditions Artois Presses Université 2014 – 157 pages – 15€ - ISBN-10 2848321830
L'ouvrage
http://www.lcdpu.fr/livre/?GCOI=27000100996750
Le rapport Debray 2002 sur l'enseignement du fait religieux
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/[...]
Le rapport 2013 sur l'enseignement laïc de la morale
http://www.education.gouv.fr/cid71583/morale-laique-pour-un-enseigne[...]
Les analyses d'Annie Bruter
http://histoire-education.revues.org/293
Sur le site du Café |
Par fjarraud , le mardi 25 novembre 2014.