« La meilleure prévention contre une éventuelle « dérive formaliste », ce n’est pas moins d’écriture, c’est davantage d’écriture, mais une écriture systématiquement liée à la réalité concrète à laquelle elle réfère. Cette mise en lien de l’écriture et de sa référence, cette mise en relation forte entre le concret et l’abstrait, c’est dans le professionnalisme des professeurs, c’est grâce à leur intelligence personnelle et collective qu’elle s’élaborera ». André Tricot, coordinateur des programmes du cycle 2, Gérard Sensevy, André Puyau et Alain Marque, coordinateurs pour les maths, apportent une réponse aux arguments portés par Rémi Brissiaud sur le nouveau programme de maths de cycle 2.
Quelques précisions concernant la proposition de programmes de mathématiques du cycle 2, suite au texte de R. Brissiaud paru dans l’Expresso du 6 mai 2015. Nous remercions R. Brissiaud pour son intéressante contribution. Les arguments produits dans son texte reprennent ceux qu’il a exprimés, d’une part lors de son exposé devant le groupe d’élaboration des projets de programmes de Cycle 2, et d’autre part au sein du sous-groupe élargi dont il a fait partie et qui a pu élaborer ce projet de programme de mathématiques sur la base des nombreuses contributions fournies, que l’on peut lire sur le site du Conseil Supérieur des programmes. Ce sous-groupe, dont il était membre, a adopté une partie de ses propositions, mais une partie seulement. Chaque membre du sous-groupe a dû ainsi, classiquement, s’accommoder du travail collectif…
Dans l’argumentation de R. Brissiaud, deux éléments en particulier nous semblent devoir être discutés : la question de l’écriture des mathématiques, et celle des liens hypertextes.
Écrire des mathématiques
R. Brissiaud cite justement le texte des projets de programme, dans son introduction générale : « Dès ce cycle, la composante écrite de l’activité́ mathématique devient essentielle. Les écrits mathématiques ont diverses fonctions : rendre compte de manipulations que les élèves ont effectuées, de phénomènes matériels qu’ils ont constatés, permettre de réaliser des prévisions ou de garder trace des prévisions effectuées avant d’agir. Ces écrits sont d’abord des écritures et représentations produites en situation par les élèves eux-mêmes. Elles sont inventées ou adaptées d’autres écrits et représentations dont ils sont devenus familiers grâce à leur intégration dans la vie de la classe. Elles évoluent progressivement avec l’aide de l’enseignant vers des formes conventionnelles » (p. 27).
Insistons ici sur l’expression suivante, que R. Brissiaud ne semble pas avoir relevée dans le paragraphe ci-dessus : l’écriture mathématique rend compte en particulier « de manipulations que les élèves ont effectuées, de phénomènes matériels qu’ils ont constatés… ». La production de l’écriture mathématique ne s’émancipe donc pas de la réalité concrète à laquelle elle réfère. Cette prise de conscience peut donc déjà contribuer, en elle-même, à conjurer les risques éventuels du « formalisme ».
D’ailleurs, un peu plus loin dans cette introduction générale, on trouve le développement suivant : [À côté de l’écrit] « il est tout aussi essentiel qu’une activité langagière reposant sur une syntaxe et un lexique adaptés accompagne le recours à ces diverses fonctions de l’écrit. Cette activité langagière permet aussi d’interpréter les écritures et les représentations produites. Ce langage peut toujours être mis en relation avec une action concrète de référence, de telle sorte que les écritures symboliques conservent le sens venu des situations initiales dans lesquelles elles ont été utilisées. Ce sens fait référence jusqu’à ce que de nouveaux usages des mêmes écritures symboliques élargissent les significations initiales » (p. 27).
On le voit donc, au cycle 2, les écritures symboliques sont toujours mises en relation, à travers le langage, avec « une action concrète de référence ». En ceci, le programme de cycle 2 de mathématiques est cohérent avec une spécificité essentielle du cycle, telle qu’elle apparaît dans l’introduction générale du programme (p. 5) : « Au cycle 2, on ne cesse d’articuler le concret et l’abstrait. Les activités consacrées au concret (observer et agir sur le réel, manipuler, expérimenter) débouchent sur la représentation analogique (dessins, images, schématisations), puis sur la représentation symbolique abstraite (nombres, concepts). Les activités d’apprentissage mobilisent différentes représentations d’une même réalité, pour accéder aux concepts et organisent les passages de la représentation symbolique au concret. Le lien entre familiarisation pratique et élaboration conceptuelle est toujours à construire et reconstruire, dans les deux sens. »
Prenons un exemple : les élèves de CP, dans la continuité des programmes de maternelle, auront travaillé la composition-décomposition des petits nombres. Par exemple, ils pourront savoir que 8 peut se décomposer en 5 et 3, ou bien en 4 et 4, etc. Ils pourront donc écrire, en s’appuyant sur cette connaissance plus ou moins incorporée, que 8 = 5 + 3 ; 8 = 4 + 4 ; etc. Mais l’appui sur cette connaissance sera loin d’être suffisant. L’écriture additive sera référée à une réalité concrète : par exemple, le professeur pourra demander aux élèves de montrer sur leurs mains 8, les élèves montreront sur leurs mains 5 + 3, ou bien 4 + 4, et le professeur, ayant retenu par exemple ces deux propositions, demandera aux élèves de produire les deux écritures additives de 8. Peu à peu, les élèves prendront l’habitude de considérer que toute écriture numérique peut se concrétiser, que certaines expériences concrètes peuvent se représenter par une écriture numérique. Par exemple, confrontés à deux dés sur lesquels ils pourront lire « 4 », et « 3 », ils pourront écrire 7 = 4 + 3 ; confrontés à deux collections de 7 objets et 1 objet, ils pourront écrire 8 = 7 + 1, etc. Il est bien entendu que ce passage du symbolique au concret, et du concret au symbolique, ne se fera pas « hors-sol », mais dans le cadre de situations spécifiques qui donneront leur sens au travail mathématique des élèves.
Ce qui précède, on le voit, repose sur une conception du signe « égal » fondée sur l’équivalence, contre la conception désastreuse, qui sévit bien au-delà du cycle 2 et même de l’école élémentaire, qui fait voir ce signe comme un signe d’exécution d’une opération (la touche « entrée » de la calculette). De nombreuses recherches, en psychologie cognitive (1) , ou en didactique, depuis les travaux fondateurs de Guy Brousseau (2), ont montré la nécessité de travailler très tôt l’équivalence. L’écriture d’expressions mathématiques (par exemple l’écriture, en situation, d’additions telle qu’elle est ébauchée ci-dessus) apparaît alors comme un moyen particulièrement puissant pour saisir cette équivalence et pour faire du signe « égal » (et du signe « différent »), notamment dans la comparaison des écritures additives, un outil de composition-décomposition.
Au fond, l’idée sous-jacente à ces projets de programme est celle-ci : au cycle 2, la meilleure prévention contre une éventuelle « dérive formaliste », ce n’est pas moins d’écriture, c’est davantage d’écriture, mais une écriture systématiquement liée à la réalité concrète à laquelle elle réfère. Cette mise en lien de l’écriture et de sa référence, cette mise en relation forte entre le concret et l’abstrait, c’est dans le professionnalisme des professeurs, c’est grâce à leur intelligence personnelle et collective qu’elle s’élaborera.
Le sens des liens hypertextes
Faire confiance à l’intelligence personnelle et collective des professeurs, c’est aussi leur donner certains moyens pour travailler les programmes, pour mieux en appréhender certaines possibilités, pour contribuer à leur évolution. C’est dans cette perspective que des textes de niveau 2 ont été produits (appelés « hypertextes » car ils sont ouverts à partir d’un clic de souris sur un mot du texte du programme lui-même). Les quelques-uns qui figurent sur le site du CSP (et qui n’ont d’ailleurs pas été soumis à la consultation) ne sont en aucun cas des « modèles », qui diraient comment penser ou comment faire : ils constituent des spécimens qui sont destinés à la fois à préciser le sens de certains termes ou expressions contenus dans les programmes et à donner une idée de ce que pourraient être les autres hypertextes (notons que pour les mathématiques au cycle 2, par exemple, une quinzaine d’hypertextes « spécimens » ont été produits pour un total d’environ soixante-dix).
La finalité sous-jacente à une telle proposition est double. D’une part, il s’agit ainsi de donner un sens mieux défini à certaines expressions (la « dérive formaliste », qui consiste à priver les énoncés d’une référence qui leur donne un sens précis et dont on peut débattre, ne concerne pas que les mathématiques au cycle 2…). Il s’agit d’autre part de fournir aux professeurs et à ceux qui les accompagnent des outils pour aider à penser et agir. Il faut noter ici un point crucial : dans notre esprit, ces hypertextes comme outils doivent évoluer en fonction de leur appropriation par les professeurs. A côté du texte des programmes stricto sensu, ils doivent constituer des « éléments en travail », qui marquent la contribution des professeurs et de ceux qui les accompagnent à l’évolution collectivement régulée du curriculum. On pourrait imaginer, par exemple, que dans telle ou telle équipe de circonscription, on produise un travail systématique sur tel ou tel hypertexte, et que le retour de cette équipe de circonscription amène à une réécriture de cet hypertexte qui le perfectionne.
Notre conviction, raisonnée, est que le travail sur les programmes devrait être l’affaire de tous, et particulièrement des professeurs et de ceux qui les accompagnent.
Gérard Sensevy, André Puyau, Alain Marque (coordinateurs du sous-groupe mathématiques du groupe d’élaboration des projets de programme pour le cycle 2)
André Tricot (coordinateur du groupe d’élaboration des projets de programme pour le cycle 2)
R Brissiaud : Point fort, point faible
Nouveaux programmes : Le DOSSIER
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/2015_Nxprogrammes.aspx
Notes :
1 Cf. par exemple McNeil, N. et al. (2011). Benefits of Practicing 4 = 2 + 2: Nontraditional Problem Formats Facilitate Children’s Understanding of Mathematical Equivalence. Child Development, 82(5), 1620–1633 ; Chesney, D. et al. (2014). Organization matters: Mental organization of addition knowledge relates to understanding math equivalence in symbolic form. Cognitive Development. 30, 30–46.
2 Brousseau, G. (1998). Théorie des situations didactiques. Grenoble : La Pensée sauvage.
Sur le site du Café
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