Le plaisir d’aujourd’hui est en fait le plaisir d’une année, celui d’assister à la métamorphose proprement insensée d’un enfant de ma classe, F. F. est en CP dans mon CP/CE1, il m’a été signalé en fin d’année dernière comme un enfant très en retard, voire un peu attardé – comme on le disait autrefois – et j’ai choisi de le prendre dans ma classe, vu qu’on m’avait concocté une classe « aux petits oignons », comme souvent lorsqu’il s’agit d’une classe à double-niveau (« On va te mettre des enfants autonomes, car tu as le malheur (je souligne) d’avoir un double niveau, et tu t’es sacrifié pour le prendre », me dit-on souvent).
Arrive le début d’année.
F. est très calme, mais aussi totalement perdu. Perdu dans le début de fonctionnement un peu particulier de ma classe, perdu car ses parents le considèrent comme un peu à part parmi leurs enfants – celui qui a des gros problèmes, alors que son petit frère, lui… -, perdu dans ses rapports aux autres.
Pendant le temps d’écriture de textes libres, J., une personne qui se prépare au métier de professeur des écoles ou moi-même, nous nous mettons souvent près de F. pour l’aider à faire émerger un début de petite histoire. Mais à la question « Qu’est-ce qu’il fait le crocodile ? », F. répondait : « Qu’est-ce qu’il fait le crocodile ? » Tout cela pendant le premier trimestre. Bon…
Et puis, les rituels de classe se mettent en place, le « Je fais partager », le temps des projets, l’écriture des textes libres, avec parution dans le journal hebdomadaire de classe. F. s’y inscrit un peu, n’en comprenant pas trop le sens, aidé en cela par une ambiance de classe fondée sur la coopération et l’entraide.
A., un élève de CE1, a été vraiment moteur pendant cette première partie de l’année pour F. Pour chaque activité, il s’est conduit comme un véritable tuteur, lui préparant ses cahiers, lui expliquant parfois la consigne, l’encourageant. De façon naturelle, et sans que ça perturbe son propre travail. Bien au contraire.Vertu du double-niveau ! yes
Un des temps de la classe du vendredi, le « Vote de textes » pour le journal, a été très important pour F. Comme je m’attachais à ce que tous les enfants puissent avoir leur texte libre publié à un moment ou un autre, quelle que soit la longueur du texte, F. a pu voir les siens, même sommaires, reconnus. Vous pouvez imaginer sa fierté, surtout que ses premiers écrits ont été vraiment choisis par ses camarades (et non par le maître). Son premier texte élu a même été applaudi (à moins que ce ne soit plutôt F. lui-même qui l’ait été)
Le voilà dans le journal n°2
Et l’année 2014 arrive…
Et puis, l’année 2014 arrive, F. s’installe, de façon évidente : il se met à déchiffrer peu à peu les albums, à écrire de façon de plus en plus autonome, il se met même récemment à demander à passer au « Je fais partager » et à nous parler de l’anniversaire de son frère de façon compréhensible, en nous regardant, avec une voix affirmée. Pendant l’écriture de textes libres, à la question « Qu’est-ce qu’il fait le crocodile ? », F. répond : « Le crocodile, il mange des poissons ». L’expression et la formulation restent simples, mais quel changement !
Enfin, conclusion provisoire de cette observation, depuis cette semaine, F. présente chaque matin l’emploi du temps de la journée avec un autre élève de CP et je peux vous dire que sa fierté fait plaisir à voir.
Une image ? Observez ces deux dessins, en septembre 2013, puis en avril 2014 :
Tous, dans l’école, s’accordent à reconnaître la métamorphose, enseignants, maîtresse G, élèves.
Alors, qu’est-ce qui a provoqué ce « miracle » ? Voilà quelques-unes de mes hypothèses :
1) Le fonctionnement d’une classe inspirée de la pédagogie Freinet, où il y a la possibilité d’une vraie expression personnelle et donc d’une reconnaissance, favorise le changement. De plus, ses camarades, qui se rendaient compte de la « différence » de F., n’ont cessé de l’encourager.
2) Le double-niveau, où la compétition et la comparaison des résultats sont moins présentes, permet à des enfants comme F. (et à tous les autres aussi) de ne pas être relégués. De plus, j’ai fait le choix de mélanger dans la classe les enfants de CP et CE1 pour permettre le tutorat (même si je travaille aussi à certains moments avec un groupe ou l’autre).
3) Les parents de F. ont coopéré, acceptant – avec réticence, toutefois – la mise en place d’un travail psy.
4) Je n’ai pas trop différencié le travail de F. Evidemment, mes exigences n’étaient pas les mêmes que pour d’autres ( ce qui ne signifie pas « inférieures »), mais je ne suis pas sûr que donner un autre travail aux enfants en difficulté soit approprié, car c’est une façon de les mettre à part. Je suis plutôt partisan de les inscrire vraiment dans le groupe-classe, tout en étayant davantage.