Enseignante à l’école élémentaire G.B. Perasso de Milan (Italie), Sonia Sorgato enseigne en CE1. Elle milite au Movimento di Cooperazione Educativa, un mouvement pédagogique qui se réclame de C. Freinet. A Milan, comme dans toute l’Italie, la réouverture des classes repoussée au 1er septembre. Pour autant, c’est à « l’école d’après » que pense Sonia Sorgato. La réouverture verra t-elle revenir les cours magistraux ? Quelle place il y aura t-il pour le collectif et le coopératif ? Elle appelle à garder le cap pédagogique. » Nous croyons que les classes sont des lieux transmission mais aussi des lieux de formation à l’autonomie et à la coopération. Nous devrons coûte que coûte garder ce cap ».
Une petite fille de notre classe de CE1, Arianna, nous a écrit une lettre. Voilà le texte.
« Chères maîtresses, J’ai entendu les nouvelles à la télévision. J’ai entendu que nous ne viendrons pas à l’école jusqu’en septembre. C’est triste, parce que j’aimerais vous revoir, vous et mes camarades. On a dit aussi qu’en septembre ce ne sera plus comme avant. Nous ne pourrons pas être tous dans la même classe et nous ne pourrons pas être proches les uns des autres, donc nous ne pourrons pas travailler en groupe. Cela veut dire qu’il n’y aura plus les groupes des jaunes, des verts, des oranges et des rouges ? Comment allons-nous travailler ? Il nous faudra faire un conseil avec tous les enfants de la classe pour écrire les nouvelles lois, pour pouvoir être ensemble, manger et jouer sans attraper le coronavirus.
Bises, Arianna«
Comment seront nos classes en septembre ? Quelle pédagogie sera-t-elle possible ? Pour l’instant, le travail ne manque pas. Il est certain que l’enseignement à distance a accéléré un processus : il a permis aux enseignants et à leurs élèves d’apprendre de nouvelles modalités d’interaction qui seront utilisées aussi pendant les prochaines années. Les élèves, eux, ont découvert qu’il y avait des modalités de transmission du savoir qui échappaient à leurs professeurs. Les compétences que nous avons acquises sur le numérique nous permettront de réfléchir sur les différents moyens de communiquer avec les autres au-delà de nos proches. Nous pourrons ainsi mieux partager nos savoirs : il y aura peut-être un nouvel élan pour la correspondance scolaire de Freinet, pour la présentation de conférences préparées par les élèves ; nous inventerons une nouvelle façon de collecter, d’utiliser et de favoriser les échanges entre toutes les productions des enfants. Peut-être sera-t-il possible de créer des « portfolios » de classe où l’on pourra se retrouver, d’approprier ce qui a été découvert par chacun, partager encore plus et mieux les connaissances ?
Tout cela, nous l’espérons vivement. Mais il y a aussi le danger de revenir à une pédagogie transmissive et autoritaire, une pédagogie qui exclue mais de manière peut-être moins visible, plus subtile. L’enseignement à distance laisse doucement s’éloigner les élèves, sans bruit… Il écarte ceux qui n’ont pas les moyens techniques à leur portée, mais aussi ceux qui n’ont pas construit les compétences pour s’en servir.
Nos élèves sont inquiets. Arianna nous demande à quoi ressemblera l’école d’après. À quoi faudra-t-il renoncer ? Par quoi cela sera-t-il remplacé ? Dans sa lettre, Arianna pose trois questions cruciales : la classe restera-t-elle un véritable collectif ? Les apprentissages en groupe pourront-ils se poursuivre ? L’éducation citoyenne, avec les enfants qui participent aux décisions et à l’organisation de la classe coopérative, sera-t-elle toujours de mise ?
« Nous ne pourrons pas être tous dans la même classe », nous dit Arianna. L’impossibilité d’une présence physique simultanée de tous les enfants de la classe devra nous pousser à réfléchir et à inventer des moyens nouveaux afin de ne pas perdre l’unité et l’identité de la classe comme collectif pour apprendre ensemble. D’ores et déjà, dans l’enseignement à distance, nous devons nous demander comment faire pour faire exister le groupe classe, encourager l’interaction entre les enfants dans un contexte où la proximité physique est impossible. Cette question n’est pas résolue pour l’avenir.
Arianna a un autre souci, l’organisation des situations d’apprentissage : « Cela veut dire que les groupes des jaunes, des verts, des oranges n’existeront plus ? ». Ceux qui ont fait l’expérience de la coopération à l’école savent que cela permet de mieux se connaître, d’identifier les richesses et les fragilités de chacune et chacun, de travailler séparément et collectivement pour approfondir tous les sujets jusqu’à ce que tout le monde ait compris. C’est là notre défi.
Nous ne voulons pas que la situation d’urgence nous contraigne à choisir, plus ou moins consciemment, le retour à méthodes pédagogiques traditionnelles. Nous ne voulons pas que nos élèves sortent tous les jours de l’école avec le sentiment d’avoir travaillé uniquement pour eux-mêmes, nous ne voulons pas que les découvertes qui sont faites par un enfant restent cachées aux autres. Nous voulons que les apprentissages soient « visibles » et partagés. Nous voulons que les enfants puissent s’aider et même « copier les uns sur les autres » si cela leur permet d’avoir le sentiment d’être en sécurité, de mûrir nouvelles idées, de construire sereinement des connaissances et des compétences qui resteront après l’école, tout au long de la vie. Nous ne voulons pas que le groupe soit un lieu où l’on se réfugie et où l’on se cache pour disparaître comme derrière un écran. Il nous faudra donc une grande imagination et une grande souplesse pour que les idées puissent circuler librement, même si les élèves ne sont pas tous présents ensemble dans la salle de classe.
Arianna nous dit, enfin : « Il faudra faire un conseil avec tous les enfants de la classe pour écrire les nouvelles lois afin de pouvoir rester ensemble, travailler, manger et jouer, sans attraper le Coronavirus ». Oui, ce sera essentiel ! En septembre, mais peut-être dès aujourd’hui, il faudra parler de ce qui s’est passé, des blessures vécues et des angoisses qui demeurent : sans contraindre les enfants à dévoiler leur intimité, mais en leur permettant de dire ce qu’ils ont sur le cœur et en leur donnant des moyens pour l’approfondir, par l’écriture, la poésie, les débats entre eux. Il faudra aussi reconstruire la classe avec eux à partir des règles qu’ils pourront écrire ensemble dans « le conseil ». Ce qu’ils auront vécu leur aura donné encore plus la conscience que les règles, c’est ce qui permet d’accéder au bien commun, un bien commun où chacune et chacun peut s’y retrouver. Car les règles communes ne sont pas seulement une protection contre les égoïsmes et les violences, elles sont absolument nécessaires pour sauvegarder un bien commun infiniment précieux, la santé.
Nous autres, enseignantes et enseignants, nous sommes mis par les élèves eux-mêmes devant l’obligation de réfléchir et d’inventer. Nous ne pouvons pas attendre qu’on décide pour nous. Nous croyons que les classes sont des lieux transmission mais aussi des lieux de formation à l’autonomie et à la coopération. Nous devrons coûte que coûte garder ce cap. Bon travail à tous et merci Arianna de nous avoir donné l’occasion de réfléchir à ces questions si importantes pour notre Ecole.
Sonia Sorgato