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« Louise » n’existe pas. C’est le pseudonyme choisi par l’une des deux jeunes enseignantes franciliennes qui animent le site « Bloquons Blanquer ». « Louise » n’a pas peur d’être reconnue. Mais, très militantes, les deux professeures refusent toute mise en avant personnelle. Elles se concertent pour s’exprimer par l’artefact de ce personnage. A force de travail, elles ont fait du site « Bloquons Blanquer », créé en mars 2019 à la suite d’une AG parisienne, l’étendard de la révolte enseignante contre la politique menée par JM Blanquer. De quoi rendre jaloux les syndicats et amer le ministre. Comment une simple professeure réussit-elle ce tour de force ? Comment gère-t-elle une influence avec laquelle le pouvoir doit compter ?

Louise est professeure dans une école Rep+ du Nord-Est parisien. Elle n’est pas devenue professeure des écoles par hasard. « J’ai choisi ce métier précisément parce que je pense que l’école est un pilier de l’émancipation. C’est un choix que j’ai fait dans la continuité d’un engagement militant de longue date sur le terrain des luttes sociales mais aussi sur celui des mouvements de pédagogie active. D’ailleurs, en classe, je pratique les méthodes Freinet ».

Qu’est-ce qui vous a amenée à vous opposer à la Loi Blanquer ?

La première fois que je suis allée à une réunion d’enseignants où l’on m’a parlé du projet de loi, quand j’ai entendu la liste des mesures, un mot a résonné dans ma tête immédiatement, sans même que je réfléchisse, juste par association d’idées : « Blitzkrieg ». Blitzkrieg, c’est la « guerre-éclair », qui vise la sidération. Et c’est vraiment le projet de ce gouvernement. La liste des mesures – y compris en dehors de l’éducation nationale – prises sans concertation, dans l’urgence, au mépris de toutes les levées de boucliers des gens concernés est juste hallucinante. Ça va tellement vite, qu’on n’a pas le temps de penser à ce qui nous arrive, ni de nous organiser. Et c’est bien le but. Taper fort avec des mesures si jargonnantes qu’elles paraissent « floues », c’est un mot que j’ai entendu dans la bouche de beaucoup de personnels de l’éducation qui ne voyaient pas pourquoi il fallait se mobiliser, et empêcher toute forme de contestation.

L’article 1 de la loi, qui instaure un « devoir d’exemplarité » est d’ailleurs très inquiétant à cet égard : on est dans 1984, mais ça a l’air d’être un mauvais Disney, avec des couleurs chatoyantes et rien de bien méchant. Pourtant, une fois qu’on a décortiqué la loi, on aperçoit une logique très claire, en deux volets : d’une part, trier les élèves dès la maternelle, et jusqu’à l’université, entre ceux qui méritent tous les honneurs et toutes les attentions, et ceux qui peuvent bien se contenter d’une « école du socle ». D’autre part, faire taire tous ceux et celles qui s’opposeraient à ce tri. Je m’oppose farouchement à cette logique.

Comment est née l’idée du site bloquonsblanquer.fr ?

L’idée de la plateforme est née en AG. Au début du mouvement, en mars, on entendait beaucoup d’idées, beaucoup de rendez-vous, mais les informations étaient difficiles à trouver, éparpillées… C’est alors qu’avec un tout petit groupe, on a lancé l’idée qu’il faudrait une plateforme pour tout regrouper. C’est ainsi que le site internet est né. Dans l’équipe, certaines savaient utiliser WordPress, et avaient un passé dans la communication et le marketing. Du coup la commission « site internet » est vite devenue une commission « communication » qui articulait la plateforme en ligne avec les réseaux sociaux. C’est une forme de militantisme un peu nouveau, qui complète la grève et manifs, sans s’y opposer, et qui permet d’agir y compris depuis chez soi. Moi là-dedans, je me retrouve complètement : je suis mère célibataire. Un engagement compatible avec cet état de fait, où il ne s’agit pas de faire la course à l’échalote de qui restera le plus tard à l’AG pour prouver son plus grand engagement, ça fait du bien. À « Bloquons Blanquer », chacun et chacune participe comme il ou elle peut ou veut, le temps qu’il ou elle peut. Certain et certaines ont donné deux semaines, puis sont reparties – mais ces deux semaines ont été précieuses, d’autres sont là depuis le début et donnent un jour par semaine pour l’agenda… On peut venir à une réunion et pas à une autre, on s’entraide, on se forme mutuellement… Il y a une grande bienveillance et une grande empathie.

Votre engagement semble plus politique que pédagogique, ou est-ce finalement un mélange des deux ?

Si l’on lit Jacques Rancière, on voit bien que la pédagogie n’est pas séparée d’une vision politique. La plupart des enseignants et enseignantes engagés contre les réformes Blanquer ont une vision émancipatrice de l’école. Mon engagement comme prof est politique – c’est pour ça que j’ai choisi une pédagogie de la coopération. Alors mon engagement politique est forcément pédagogique ! D’ailleurs, à « Bloquons Blanquer », l’un des maîtres mots est la formation mutuelle, dans la lignée de l’éducation populaire. On bouscule le modèle traditionnel de l’AG souveraine à qui les commissions techniques viennent rendre des comptes, parce que ce modèle est basé sur une dichotomie implicite entre les « sachants » et les « non sachants ».

Pour pouvoir faire une plateforme internet par exemple, il faut absolument savoir comment fonctionne le référencement, avoir des notions techniques précises et à jour sur les algorithmes de Google et de Facebook. Mais le choix des mots-clés, des titres et des chapeaux est stratégique et politique ! Donc ça n’a pas de sens de demander à une AG qui n’aurait pas ces notions techniques de décider pour une commission « propagande » qui ne serait qu’exécutante. Mais ça serait un contresens politique que de vouloir qu’une commission experte décide de la stratégie du mouvement. La seule solution pour sortir de cette aporie, c’est la montée en compétence par l’autoformation et la formation mutuelle, de tous et toutes. « Bloquons Blanquer » est ouvert à tous et toutes moyennant un droit d’entrée qui est une formation minimale de 30 mn. Idéalement, il faudrait que la forme des AG permette un espace de discussion collective sur ces questions-là. Pour l’instant, c’est balbutiant. Mais la pédagogie par l’exemple, ça marche aussi ! Et beaucoup de sceptiques du début se rendent compte qu’on a obtenu des résultats non négligeables, comme le soutien public de Ludivine Bantigny, Antoine Peillon et Bertrand Tavernier, entre autres… Avec nos méthodes bizarres…

Qu’est-ce que ça change à votre vie quotidienne de prof ?

Ça diminue les heures de sommeil ! Tout ceci est épuisant, évidemment. Et il faut avouer que pour les plus acharnés d’entre nous, on a beaucoup moins vu nos élèves au troisième trimestre. Mais c’est pour eux qu’on fait ça ; tout ce temps arraché au travail, tout ce temps transformé par la grève, est aussi constitutif de notre posture enseignante.

Votre plateforme prend beaucoup d’ampleur, pas trop difficile à gérer ?

C’est vrai qu’on n’a pas vraiment vu venir l’ampleur de notre idée. Au début, on a juste proposé un site pour diffuser et offrir une plateforme commune au mouvement. Et puis aujourd’hui on est devenu une commission trans-AG : notre travail est reconnu par des collègues de toute la France, et notre volonté d’agréger les forces fonctionne ! Sur notre fil de discussion Whatsapp, il y a des gens de Montpellier, de Toulouse, de toute l’Ile-de-France ! On agrège aussi les parents d’élèves et les lycéens, et ça c’est vivifiant ! De notre point de vue, le plus effrayant, c’est ce qui se profile pour les écoliers et les lycéens : la mise en concurrence de tous contre tous, le tri à chaque étape avec sa production de « déchets ». Quand on voit le sort réservé au lycée pro, qui perd la moitié de ses enseignements de matière générale, il y a de quoi être effrayé sur l’avenir qu’on nous réserve ! Le lycée pro, c’est un tiers des lycéens et dans certains endroits, c’est la majorité des jeunes qui y vont. Or ce sont nos futurs concitoyens ! Est-ce qu’on veut ça, partager une citoyenneté avec des gens qui n’auront plus aucune culture générale ?

C’est vrai qu’on voit ça et là des collègues se dire que c’est trop dur, face à un gouvernement complètement sourd et aveugle. Mais nous on se dit : c’est trop grave, on ne peut pas renoncer. Autour de nous, dans la « vraie vie » ça parle d’effondrement, et voici une contre-réforme de l’éducation, faite en 2019, qui ne dit pas un mot des enjeux d’aujourd’hui ? D’ailleurs, ce qu’on réclame, ce sont des états généraux de l’éducation. Et si ça se fait, ça se fera avec les syndicats, mais aussi avec des gens de la base, comme nous. C’est ça la démocratie directe. C’est sûr qu’on porte un nouveau modèle – c’est dans l’air du temps. Mais ce n’est pas nous que ça effraie.

Propos recueillis par Jacques Dino