Cette semaine justement, nous avons travaillé en sixième sur une des activités d’Edith Petitfour. J’adore cette activité, parce qu’elle développe des savoirs, des compétences, qu’elle favorise la verbalisation en maths, et parce qu’en prime, on s’amuse.
Hommage à Edith
Pendant plusieurs années, j’ai eu la chance qu’Edith Petitfour, enseignante et chercheuse en didactique des mathématiques, vienne régulièrement dans ma classe. Elle menait alors ses recherches sur les gestes de la construction géométrique et s’intéressait particulièrement aux enfants en situation de difficulté ou de handicap dans ce domaine, comme par exemple les dyspraxiques. Elle avait mis sur pied des contenus de séances, voire des outils, qu’elle m’a présentés pour que je les mette en œuvre en classe, en sixième. Je me souviens avoir été moi-même en difficulté parfois, de façon aigüe : Edith m’avait expliqué ses objectifs et le déroulé de la séance, mais lire une fiche de prep n’est pas du tout suffisant pour animer une séance. Ne pas avoir conçu soi-même la séance, ne pas avoir réfléchi à l’anticipation des obstacles, au rythme, ne pas connaître précisément les objectifs de son auteur (qui alors étaient d’ailleurs hors de portée pour moi) rendaient l’exercice parfois franchement périlleux. Lorsque je m’arrêtais pour lui demander quoi faire ou si je faisais bien, Edith m’adressait souvent un sourire qui me semblait énigmatique. Elle me laissait en fait le choix des modalités, la conduite de ma classe sur tous les plans, et ne me reprenait que si vraiment je m’engageais dans une mauvaise direction. Elle me laissait libre, quand j’attendais peut-être un guidage bien trop précis, qui m’aurait sans doute paru autoritaire. Toujours est-il que j’ai conservé de cette collaboration un souvenir émerveillé : Edith, par son authentique bienveillance, avait gagné ma confiance. Ce qu’elle m’a apporté a modifié certains de mes gestes professionnels dans le domaine de la construction géométrique, ainsi que l’attention portée à mon langage et à sa qualité. Je n’ai plus jamais regardé mon équerre de la même façon, aussi. Mais elle m’a appris davantage, bien après notre collaboration : j’ai compris sa posture, parce que moi-même j’ai réfléchi sur le rôle du chercheur dans la classe et que je suis intervenue à de nombreuses reprises dans la classe de collègues. Une grande partie de ses outils continuent de vivre dans ma classe, mais sont passés dans mes propres pratiques. Maintenant, ils sont miens, même si elle en est l’auteure.
Le coin du truc
Plus tôt dans l’année, nous avons travaillé le vocabulaire des outils de construction : les élèves ont passé le doigt sur un côté de l’angle droit de l’équerre, puis ont répété « un côté de l’angle droit de l’équerre ». Ils ont tous commencé par poser leur doigt sur le sommet de l’angle droit de l’équerre lorsque j’ai demandé de désigner l’angle ; alors je les ai amenés à rectifier, en désignant l’angle par un balayage de la main ou de l’avant-bras, coude collé au sommet, de la partie du plan à laquelle correspond l’angle. Nous avons désigné la pointe du compas, puis sa mine. Nous avons nommé le « bord droit de la règle ». Nous avons discuté du rôle des différents instruments : oui, « en vrai », je peux utiliser une équerre pour prolonger un segment. Mais si j’écris le programme de construction, je ne mentionnerai pas l’équerre mais la règle, car lorsque j’agis ainsi, j’utilise l’équerre comme une règle. Chaque outil a été associé, au fil du temps, à ses propriétés à lui.
Nous voilà maintenant fin janvier. L’idée est la suivante : nous devons, à partir d’une amorce qui est toujours la même (un segment [AB] et un point M non aligné avec A et B) imaginer et formuler un programme de construction robuste, clair, sans faiblesse, pour représenter 5 dessins différents, mais tous assez simples. Mais il ne s’agit pas de nommer mathématiquement l’objet à représenter : par exemple, un élève ne peut pas me dire « trace la droite (AB) » ; il doit m’expliquer comment faire, côté manipulation : quel instrument ? Comme le placer ? Où et comment tracer ?
Nous nous lançons ensemble à l’assaut du premier dessin. Il semble élémentaire, et finalement, ce n’est pas si simple : il s’agit de faire apparaître « le trait rouge ». En fait de « trait rouge », il s’agit de la demi-droite d’origine A, perpendiculaire à [AB], du côté du point M. Mais il me faut le mode d’emploi, à moi…
Un premier élève me propose de poser l’équerre sur le segment. Je n’attendais que ça… Je me saisis fièrement de mon équerre, et paf, je la pose bien en travers du segment. Et je déclare à mon élève aux yeux ronds devant mon allégresse : « Bin oui, j’ai posé l’équerre sur le segment que tu m’as indiqué ! ». Les élèves se prennent au jeu, tout de suite. Ah, la prof veut jouer ? Jouons ! L’expression « le long du segment» apparaît, mais on me parle du « coin du truc » à poser je ne sais où. Le « coin du truc » ? Sérieusement ? Ne me poussez pas, jeunes gens : des « trucs » qui ont des « coins », j’en ai plein la classe, cela peut nous emmener loin… J’en vois qui ouvrent le cahier de leçon, cherchent dans son sommaire, dégottent la page sur les angles, et leur regard s’éclaire : « non, madame, je sais, je sais ! Le sommet de l’angle droit est sur le point A ». Bien. Alors je place mon équerre, mais dans le demi-plan qui ne contient pas le point M. Ah, là, c’est plus difficile : « non, dans l’autre sens ! » Je retourne l’équerre, mais la poignée me gêne. « Mais noooon, pas dans cet autre sens-là ! » Je rappelle aux élèves une consigne que je leur ai donnée au départ : les termes « en haut », « à gauche », « au-dessous » sont interdits. Il faut me permettre de réaliser la construction même si je me suis saisie de ma feuille d’énoncés dans un sens différent du leur.
1001 façons de dire
Mais nous finissons par y arriver. Nous écrivons la construction-consensus, et les élèves se lancent dans l’élaboration des autres programmes sans même que je le leur demande : ils ont maintenant des clefs, l’activité est ludique, elle fait réfléchir, ils apprennent et le savent. Les élèves les plus engagés sont souvent aussi ceux qui s’expriment habituellement le plus maladroitement : aujourd’hui, ils ont le mode d’emploi. Et ils s’aperçoivent qu’ils sont dans le même bateau que leurs camarades, qui n’ont pas réussi mieux qu’eux à être précis et non équivoques. Ils étaient seulement moins sûrs d’eux, et pour cette activité cela leur a permis de réguler leurs propositions facilement.
Les élèves continuent de chercher en classe, et nous y revenons la séance suivante. A la maison, ils ont réfléchi encore. J’en ai même entendu débattre entre eux dans la cour. Tous ceux qui le veulent lisent leurs productions. Un élève a écrit ceci sur sa feuille, pour la construction n°4 (qui consiste, à partir de l’amorce, à faire apparaître le cercle de centre A et de rayon AB).
J’ai vu sa proposition, que j’ai prise en photo (comme toutes les autres, pour les analyser plus tard à tête reposée) en passant vérifier les travaux. Il lève la main, ne jette pas un seul regard à sa feuille et me dit : « Tu prends ton compas, tu places la pointe sur A et la mine sur B, et tu traces le cercle. » Pas de doute, nous avons gagné en qualité ! Cet élève a modifié de lui-même sa proposition : une première fois en barrant « et mes le point M en bas » (car il venait de comprendre que le point M fait partie de l’amorce, mais n’est pas utile ici), une deuxième fois, après correction de l’énoncé n°3, qui pourtant était de nature très différente (on prolongeait le segment en une demi-droite, du côté de B). Mais il a entendu ses camarades proposer des tas de versions, avoir raison ou se tromper, tenter et corriger en direct, poser des mots inadaptés à l’exercice, comme « trait ». Tout seul, en peu de temps, il a construit une autre proposition, bien plus experte. Lorsque je lui ai demandé s’il était sûr de lui, il m’a dit « Oui. Sûr. »
La grande variété des propositions valides montre à tous qu’il y a une grande palette de possibilités efficaces, et qu’on n’est pas obligé de se conformer à une norme unique. On vise la clarté et la capacité à transmettre à quiconque, en respectant sa façon de comprendre le dessin. Mais non, en maths, il n’y a pas « la bonne solution » sur le papier. Certes, ce qu’on trace est un objet mathématique unique, aux caractéristiques précises. Pourtant, de nombreuses verbalisations correctes sont possibles, en faisant varier l’ordre, la forme des consignes, parfois même la méthodologie. Il y a pour chacun la possibilité de comprendre, et une multitude de façons de l’exprimer, de la transmettre, de la partager. Tout cela grâce à Edith Petitfour, qui a passé des heures dans ma classe.
Claire Lommé