Pouvons-nous concevoir une guerre ‘propre’ où nous ne verrions pas le visage de l’ennemi ni son sang couler ni sa chair se déchirer ? C’est en tout cas ce que nous signifient militaires et adeptes des nouvelles technologies de destruction ciblée, des caméras thermiques aux drones commandés à distance. Pour aborder cette question (et bien d’autres), Eléonore Weber, scénographe et cinéaste, décide de regarder de plus près des images (en accès libre sur le net), enregistrées par des pilotes français ou américains d’hélicoptères de combat dotés de viseurs à infrarouges. Sous nos yeux, ils filment, visent et tirent. Pourtant, ce documentaire saisissant n’interroge pas seulement la façon de donner la mort à des hommes transformés en silhouettes lumineuses dans un paysage découpé clairement en noir et blanc. A la lisière du jeu vidéo et de la science fiction, « Il n’y aura plus de nuit » se transforme en fable politique. Les images d’archives, ici finement agencées et mises à distance par un commentaire visionnaire, questionnent le regard (qui tue) de soldats en mission spéciale, notre regard –entre fascination et effroi- face à cet étrange spectacle. Comme si l’obsession de toute puissance technologique, à force de voir, de surveiller et de punir, préfigurait, au-delà des visées guerrières, le leurre ‘démocratique’ de sociétés sans nuit ni mystère.
Dans l’œil du tireur
Des vues aériennes aux teintes et aux paysages difficilement reconnaissables. Nous sommes en train de survoler, de nuit, parfois à des dizaines de kilomètres au dessus des zones de guerre en Afghanistan, en Irak ou au Pakistan mais nous ne le savons pas. Pour l’heure, nous sommes à bord d’un hélicoptère militaire, nous entendons le bruit caractéristique produit par le tournoiement des pales, à la place du pilote puisque les images sont le produit (subjectif) de son point de vue exclusif. Les mouvements de sa tête déterminent les changements d’angle de vue et la caméra thermique infrarouge est en même temps un viseur pouvant déclencher un tir de mitraillette destiné à éliminer les ennemis supposés repérés sous forme de silhouettes rendues lumineuses par la chaleur des corps. D’où la mire du viseur apparue en surimpression et présente quasiment durant toutes les séquences.
‘Ces images ne sont pas faites pour être regardées’ nous précise la belle voix détachée et grave de la comédienne Nathalie Richard dans le commentaire en voix off. Pourtant, de telles images, classées ‘secret défense’, postées la plupart du temps par des vétérans français ou américains, sont accessibles sur des sites grand public (Dailymotion, YouTube…) ou militaires (military.com). Et la découverte de ce matériau, à la fois insolite et terrifiant, constitue le moteur de la démarche intellectuelle et artistique d’Eléonore Weber.
La mort en direct : regards croisés
Il s’agit, en effet, pour la cinéaste d’interroger le statut de ces archives où la caméra est intrinsèquement associée à un ‘projet guerrier’. L’homme à la caméra voit d’en haut et de loin (même s’il peut zoomer à une vitesse folle en plein sur sa cible au point de distinguer la texture du vêtement sans discerner le visage). Après un bref échange (ou concertation) avec le copilote, le tireur attitré prend la décision de tuer (ou pas). Au sol, dans des paysages arborés, des montagnes arides ou, parfois, au cœur des villes, transformés par la caméra à infrarouge en territoires irréels, au noir et blanc fluorescent, des figurines lumineuses se déplacent dans la nuit, lentement ou à toute allure suivant le degré de danger supposé (ou dans l’indifférence de populations civiles habituées aux nombreux survols d’hélicoptères pas toujours porteurs de mort).
Sous nos yeux, déchirant le silence de la cabine de pilotage et celui de la région survolée (d’où ne nous parvient aucun son), la mitraillette crache le feu. En bas, les silhouettes tentent d’échapper aux tirs, cachent des armes dans les rares buissons et s’effondrent une à une jusqu’à ce que l’entreprise de mort et la mission de contrôle du résultat soient enregistrées comme terminées. Et conservées par les militaires sur une clé USB.
Et nous spectateurs, dans un malaise grandissant, ne pouvons détacher notre regard de cette vision : des hommes sans visages transformés en fantômes errants qui ont à peine eu le temps de voir la mort venir. Des morts disparus dans un nuage de poussière blanche ou le profond cratère d’une explosion, sans cri entendu ni trace de sang visible.
La beauté et l’horreur
Nulle complaisance ni pathos cependant dans l’entreprise de décryptage proposée par la réalisatrice. Un témoignage important, celui d’un pilote français, sous le pseudonyme de Pierre V., suscité par l’initiatrice de cet ambitieux projet, approfondit la réflexion au point de réorienter le commentaire initialement rédigé par Eléonore Weber. Le pilote en question, loin de remettre en cause le bien-fondé de sa mission, reconnaît un trouble suscité par les technologies de visionnage et l’esthétique, voire la beauté, produites par la transformation de la perception du monde qu’elles induisent. Nous-mêmes en tant que spectateurs en faisons, du fond de la salle de cinéma, la dérangeante expérience.
Les territoires, ainsi captés par les caméras infrarouges, naviguent aux bords du fantastique, frappés d’une intense brillance, en particulier avec l’amplification du scintillement des étoiles. Des terres parfois lunaires à la surface desquelles se déplacent des fantômes sans que nous puissions vraiment reconnaître le pays ou la région concernée ; un hors-champ volontairement maintenue par Eléonore Weber afin de nous confronter à ce qui nous concerne tous, au-delà du contexte géopolitique et du pouvoir de fascination, de ‘cette étrange beauté qi jette un voile sur l’horreur’, selon le constat de cette dernière.
Et l’effroi nous saisit à nouveau au fil de séquences foudroyantes. La puissance des machines à voir conduit à d’épouvantables paradoxes : plus les pilotes guerriers voient et repoussent les limites, moins ils sont sûrs de ce qu’ils voient. Un paysan portant un râteau peut être confondu avec un combattant muni d’une kalachnikov. Un photographe transportant en pleine rue le pied de son appareil peut être pris pour un terroriste armé. Sauf rares bavures révélées au grand jour, ces soldats, porteurs d’une technologie guerrière en quête d’une vision opérationnelle et d’une efficacité sans limites, nous apparaissent comme les purs produits de nos sociétés occidentales, hantées par la toute puissance du visible.
Eloge souterrain du mystère
Dans « Il n’y aura plus de nuit », -c’est le principe même du film-, pas de contre-champ possible aux images enregistrées du point de vue du pilote et tireur. Nous ne verrons don jamais comment vivent en bas les populations scrutées. Nous ne verrons jamais le visage de l’autre. Une seule fois, à la fin du voyage, lors du retour d’un militaire américain à la maison, quelques images maladroites nous montrent ses enfants en bas âge manifestant en bondissant et en souriant la joie de revoir leur père. Comme la représentation traditionnelle au cinéma du retour du ‘ cowboy’ solitaire parmi les siens, ses semblables. Aux antipodes d’une étrange séquence où des pilotes, délaissant leur viseur, suspendent un court instant leur mission de tueurs, pour filmer de loin des enfants en train de jouer alors qu’ils survolent cette terre étrangère. Comme la captation par effraction d’un fragment d’humanité qu’ils vont devoir chasser de leur mémoire pour continuer.
Autrement dit : le documentaire sidérant d’Eléonore Weber ne compte pas nous laisser dormir en paix. Face au rêve de toute puissance de nos sociétés hantées par la transparence et la surveillance à tout crin des personnes et des lieux, rendues possibles par des technologies de visionnage à distance de plus en plus sophistiquées, « Il n’y aura plus de nuit » plaide avec intelligence en faveur des clairs-obscurs, des zones d’ombre. Du mystère irréductible qui fonde notre humanité.
Samra Bonvoisin
« Il n’y aura plus de nuit », film d’Eléonore Weber-sortie le 16 juin 2021.