Professeure honoraire en IUFM, Eveline Charmeux dépasse la fausse querelle des méthodes d’apprentissage de la lecture et s’attaque aux manuels de lecture vendus aux parents. » Il n’y a donc pas de savoir-lire de base », dit-elle. « Il faut apprendre EN SITUATION avec les outils correspondants, le journal pour apprendre à lire la presse, les manuels de maths et sciences pour pouvoir s’en servir, des BD pour découvrir qu’elles ne se lisent pas comme les contes dans les livres, etc. »
Rien à voir avec la question des « méthodes », querelle stérile, s’il en est. Apprendre à lire est une affaire de contenus d’enseignement, et non de méthodes. Le déchiffrage n’est pas la lecture ; il en gêne l’acquisition. C’est la LECTURE qu’il faut enseigner.
Des questions pour le comprendre.
1- Est-il possible d’apprendre à lire sur un manuel de lecture ?
On sait en effet que, globales ou synthétiques, procédant par analyse d’un tout ou par synthèse de syllabes, les méthodes ont en commun de prendre appui sur un manuel, spécialement conçu pour apprendre à lire, à l’image des manuels pour apprendre les mathématiques, l’histoire ou les sciences.
Problème : la situation est très différente entre un manuel de maths et un manuel de lecture. Si un manuel est effectivement utile pour acquérir les savoirs ici évoqués, c’est parce qu’il les « contient ». Si j’ignore la date de Marignan, la liste des identités remarquables ou la formule de l’acide chlorhydrique, il me suffit d’ouvrir mon manuel et de le lire, pour les trouver et les apprendre.
Mais un manuel de lecture ne peut pas « contenir » la lecture : personne ne peut trouver à l’intérieur la lecture qu’il n’a pas encore, puisqu’il faut le lire pour trouver ce qu’il propose !
Un manuel de lecture est une arnaque. Il est vrai que c’est une des plus juteuses sources de profit qui soit. Pas facile de s’en priver pour ceux qui touchent les dividendes. D’où appel à la rescousse de la science, des imageries cérébrales (qui font grosse impression) et des plus hautes personnalités, tous unis, pour soutenir et protéger les bénéfices de ceux qui les touchent, et qui ne sont certainement pas les enfants. La réponse à la question est donc « non ».
2- Que signifie « savoir lire » ?
Question rarement posée dans la querelle, pourtant essentielle… On peut dire qu’une personne sait lire, lorsqu’elle est devenue capable de trouver, dans un écrit, les réponses aux questions qu’elle se posait avec de lire, ou des solutions aux problèmes qu’elle rencontrait dans la réalisation de ses projets.
Comme on le voit, lire n’est pas un « savoir », c’est un moyen, un outil, qui sert à autre chose que lui-même. Pour la lecture, comme pour l’apprentissage de tout autre outil, un marteau, une raquette, ou un robot ménager, il s’agit d’apprendre à manipuler un objet dans une situation donnée. Et l’on comprend, alors, qu’il est impossible de faire cet apprentissage en dehors de la situation qui en motive l’utilisation.
Or, les situations qui nécessitent de la lecture sont diverses, fort nombreuses, et les objets qu’on y utilise demandent des manipulations différentes : la brochure qui permet de brancher sa nouvelle chaîne ne se lit pas comme un roman, ni comme l’énoncé du problème pour demain, et la recette du beurre blanc nantais se lit encore autrement. Toutes ces situations demandent des lectures spécifiques, qu’il faut donc apprendre dans leurs différences.
3- N’y a-t-il pas pourtant un « savoir-lire » de base, par lequel l’apprentissage devrait commencer ?
C’est ce que les méthodes prétendent enseigner. Ce serait le déchiffrage, lettre par lettre, syllabes par syllabes, sur lequel pourraient s’appuyer toutes les autres lectures, et dont la maîtrise permettrait d’affronter ensuite la diversité des situations.
Cette question du « savoir de base », appui incontournable des apprentissages ultérieurs, est sans doute valable pour les savoirs des diverses disciplines scientifiques ou artistiques, mais assurément sans signification pour l’apprentissage des moyens d’action. Les travaux sur le développement de la motricité ont depuis une cinquantaine d’années mis en évidence que l’apprentissage des situations d’action, mettant en jeu des outils à manipuler dans des milieux donnés, ne peut se faire qu’en situation complète, comportant tous les paramètres des situations dans leur diversité. L’absence d’un des paramètres suffisant pour créer de « mauvaises habitudes » gestuelles ou opératoires qui handicapent, parfois définitivement, l’efficacité de l’activité. On ne peut apprendre ni à nager sur un tabouret, car il manque tous les problèmes liés au milieu aquatique, ni à faire du vélo avec des petites roues d’équilibre, car il manque la possibilité de construire précisément cet équilibre qui se trouve alors déjà construit artificiellement. Freinet disait que dès qu’on donne du « tout fait » aux enfants on les empêche d’apprendre.
Il n’y a donc pas de savoir-lire de base, pas plus qu’il n’y a un savoir nager de base. L’un et l’autre dépendent des situations : quelqu’un qui n’a jamais nagé qu’en eau douce et calme risque fort de se noyer dans les vagues de l’océan, ou les rivières encombrées d’herbes.
Il faut apprendre EN SITUATION avec les outils correspondants, le journal pour apprendre à lire la presse, les manuels de maths et sciences pour pouvoir s’en servir, des BD pour découvrir qu’elles ne se lisent pas comme les contes dans les livres, etc.
4- Ne faut-il pas tout de même commencer par l’apprentissage de l’identification des mots qui constituent les écrits ?
En dépit de la tradition qui affirme énergiquement que oui (mais sans dire pourquoi), la réponse ne peut être que « non », pour des raisons à la fois psychologiques et linguistiques. Linguistiques, d’abord, parce que les pratiques d’enseignement de la lecture sont étroitement dépendantes du fonctionnement de la langue concernée, et que la langue française a un fonctionnement, notamment lexical , sensiblement différent de celui de ses consœurs européennes. Pour des raisons historiques, le vocabulaire français est totalement polysémique, c’est-à-dire que chaque mot possède une grande diversité de sens. Si bien qu’il est impossible de connaître le sens d’un mot identifié sans le contexte qui l’accompagne. Conséquence : en français, beaucoup plus que dans les autres langues, l’identification d’un mot ne suffit JAMAIS pour comprendre un écrit.
C’est le contexte qu’il faut avoir identifié d’abord, pour qu’un mot prenne sens. Même sa « nature grammaticale » peut varier : « Pierre lit le livre » et « Pierre livre le lit » ; aucun mot n’échappe à cette règle, si bien qu’en français, la lecture d’un texte ne peut pas — ne DOIT pas — commencer par la recherche des mots. Seul le type d’écrit peut aider le lecteur à s’orienter dans la forêt des significations multiples. Il faut donc que les enfants les aient manipulés et sachent les reconnaître.
Autre particularité de la langue française que les méthodes ignorent : les mots écrits ne sont pas repérables à l’oral, enfouis qu’ils sont, pour des raison d’accent tonique absent, dans des « groupes phoniques », ensemble de mots prononcés d’une seule émission d’air. Une phrase comme : « Il fait beau » est entendue comme un seul « mot », et si l’on ne sait pas lire, on ne peut pas imaginer qu’il y en ait plusieurs dans cette affirmation. Le mot écrit est en fait inconnu des enfants qui ne l’ont pratiquement jamais entendu seul.
Toutes ces caractéristiques entraînent pour les petits qui apprennent à lire, de grandes difficultés psychologiques, puisqu’on leur propose de l’inconnu et de l’abstrait, encore aggravés quand la méthode est syllabique : lettres, sons, syllabes sont de la pure abstraction. Mais le pire des dangers que font courir les méthodes, quels qu’en soient les présupposés, est de donner aux enfants des habitudes CONTRAIRES au comportement de lecteur adulte, habitudes dont ils devront se débarrasser plus tard pour être performants en lecture.
Aucun adulte ne commence jamais sa lecture en haut à gauche du texte pour la parcourir linéairement et terminer en bas à droite. Tout le monde commence toujours par jeter un coup d’œil exploratoire sur la totalité du document, afin d’installer ce qu’on appelle « un horizon d’attente », ensemble d’hypothèses sur ce qu’il va trouver dans la lecture linéaire, qui n’arrive qu’après. Cette exploration préalable facilite en effet la lecture, et la rend plus rapidement efficace, en éliminant les hypothèses improbables, et en canalisant les recherches de signification des mots.
Or, toutes les méthodes, qui confondent lecture et lecture à haute voix , installent chez les enfants une lecture linéaire, qui cherche à comprendre au fur et à mesure de la découverte des mots, sans rapport avec les conduites de construction du sens d’un texte. Inutile d’aller chercher plus loin l’origine des difficultés des élèves plus tard face à des consignes d’activités, ou des lectures littéraires, qui demandent lecture souple, exploratoire, et raisonnement.
5- Comment faire alors ?
Les solutions existent, elles ont été expérimentées, évaluées… puis enterrées officiellement au nom d’enjeux politico-économiques. Elles n’ont rien à voir avec le « global », cette Arlésienne, coupable de tous les maux, et que personne n’a jamais vue.
Elles s’articulent autour de deux axes :
1- Respecter le fonctionnement d’apprentissage qui est celui de l’enfant, donc éviter erreurs et dangers évoqués plus haut.
2- Enseigner les opérations effectives qui sont mises en jeu dans la lecture, c’est-à-dire, travailler en situation de lecture ; aider les enfants à connaître et manipuler les objets à lire ; leur permettre de repérer les indices pertinents pour comprendre, et notamment les indices orthographiques, infiniment plus importants que la relation lettres/sons. Tout ceci est détaillé et précisé dans l’ouvrage : « Lire ou déchiffrer ? L’apprentissage de la lecture en questions ».
Evelyne Charmeux
professeur honoraire IUFM, ex-enseignant-chercheur associé à l’INRP