Le débat en langues anciennes
A. Itinéraires de découvertes ou voies de traverse ? par Robin Delisle
B. Proposer des perspectives enrichissantes – Par Jacques Julien
A. Itinéraires de découvertes ou voies de traverse ?
Par Robin Delisle
Dans son sens concret, iter, itineris en latin signifie le chemin, tandis que via signifie la voie. C’est que l’un n’hésite pas à transiter par des lieux boueux, détrempés et tortueux, tandis que l’autre ne vaut que pour les routes pavées que les Romains aménagèrent en leur temps. Ainsi Tite-live pour désigner le périlleux chemin (où il perdit beaucoup de forces pour au final échouer à Capoue, modèle du club de vacances antique) que prit Hannibal pour passer en Italie utilise le mot iter, tandis que Scipion descend par une via vers le Sud de l’Italie, chemin sûr et rapide s’il en est. C’est que les voies romaines en ce temps-là assuraient déjà la cohérence et le bel ordonnancement de ce qui allait devenir l’Empire Romain.
Cette distinction étymologique anodine en apparence me semble symptomatique des caractéristiques erratiques des actuels Itinéraires de découverte.
Il n’en va pas des réformes comme des gouvernements et des ministères : les seconds passent, mais les premières restent. Ainsi les Itinéraires de découverte, si décriés par une large part du monde enseignant ne sont pas une nouveauté mais ce qui se voudrait la suite logique d’une entreprise de déconstruction et de reconstruction du savoir. En effet, on peut l’analyser comme l’aboutissement d’un processus qui érige la transdisciplinarité et le décloisonnement des disciplines en maître-mots, sinon maîtresses idées d’un cheminement intellectuel nouveau.
Fondamentalement, l’idée, à l’instar de la lecture méthodique, n’est plus que le sens doit être transmis par le professeur, le maître, mais que l’élève doit rentrer dans un processus d’appropriation du savoir, où c’est lui-même qui fixe les repères. Ainsi l’expérimentation charpakienne de la main à la pâte et l’apparition de la lecture méthodique, qui a révolutionné l’approche des textes participent-elles d’une même volonté de construire et de s’approprier ou de se réapproprier le sens. Cette réappropriation n’est évidemment pas un solipsisme, mais bien une rencontre en un lieu donné entre deux ou plusieurs individus.
Le sens devient ainsi une construction, voire une reconstruction dont l’aboutissement couronne l’autonomie de l’individu et dans le même temps s’en fait la garantie. L’ambition est intellectuellement séduisante, et nombreux sont ceux qui souscrivent à une telle démarche.
En ce sens, on peut estimer que l’IDD se situe dans la lignée des pédagogies de projet, initiées déjà par les Parcours diversifiés.
Il reste à déterminer si les IDD en tête servent réellement cette démarche, non uniquement dans l’esprit qui l’anime, mais surtout dans ses modalités d’application.
Les itinéraires de découverte ont pour objectif d’associer deux disciplines afin d’approfondir des points de programmes communs à deux matières, tout en s’organisant autour de grands pôles qui dépassent les clivages traditionnels des disciplines.
Ils débouchent sur une évaluation qui prend en compte l’appropriation des savoirs, les savoir-faire, l’aptitude au travail collectif et le sens de l’autonomie. Quatre itinéraires de découverte doivent avoir été abordés en deux années de cycle central, sur deux pôles différents.
Les horaires sont redimensionnés de manière à privilégier les disciplines qui jouent la carte des IDD et pénaliser celles qui ne le font pas.
Ces choix posent un certain nombre de problèmes tant pédagogiques, que didactiques, voire domestiques (gestion des emplois du temps, maintien du groupe classe etc.).
Les IDD supposent acquises toute une série de « compétences », en fait une construction intellectuelle et sociale nécessaire à leur réalisation, or, pour de jeunes enfants, cette acquisition ne peut se faire que très progressivement par le biais de repères clairement établis. De surcroît, en supprimant les barrières entre les disciplines, et plus encore en supprimant les barrières entre les différentes modalités du travail scolaire, on supprime dans la foulée les repères des élèves. Comment un jeune élève pourrait-il mettre ainsi en perspective un savoir, quand lui-même n’a pas d’idées partiellement fixées ? Car il convient de ne pas se tromper de cible : l’élève de CM2 qui entre en 6ème vit certes une partition de son maître/instituteur en plusieurs professeurs, mais non de son apprentissage déjà divisé en disciplines si l’instituteur a bien rempli son office. Les soufis qui interprètent l’Islam de manière très libre (ne jugent-ils pas par exemple les cinq prières du vendredi secondaires ?), disent que pour devenir un marid, voyageur, il faut d’abord avoir été un talib (étudiant), peu importe la religion pratiquée, car pour partir en recherche, il faut partir du dogme. Plus concrètement, il faut avoir eu un savoir fixé, une idée fût-elle simple de Dieu, dispensée par le dogme, pour pouvoir entamer la démarche critique qui mènera vers de nouveaux horizons. Il ne faut donc pas se tromper d’objectif : mettre en évidence méthodes et outils communs à certaines disciplines (pas à toutes !) est une chose, les fusionner arbitrairement en est une autre.
Une telle mise en perspective des disciplines alors que les savoirs fondamentaux ne sont pas construits paraît donc dangereuse tant que trompeuse, car elle sème la confusion plutôt qu’elle ne construit l’esprit.
De manière très paradoxale, et incohérente, les mêmes IDD qui ont pour objet de décloisonner les disciplines amorcent un embryon de spécialisation dès la 5ème aggravant une tendance lourde prise dans notre système éducatif depuis quelques années. La constitution de pôles favorise déjà dans les esprits le néfaste esprit de spécialisation.
Je ne saurais assez dénoncer cette spécialisation à outrance qui va à rebours de l’idéal humaniste et citoyen de l’homme universel et qui entérine des divisions tout à fait fallacieuses, et sur le fond arbitraires entre grands domaines de la pensée. Découpler par exemple le pôle scientifique du pôle littéraire est une parfaite ineptie. Dans les classe de lycée en augmentant à outrance les coefficients des disciplines scientifiques dans les classes scientifiques, on a barré définitivement la route des sciences aux esprits littéraires, et convaincu une part non négligeable de la jeunesse qui se prédestinait aux sciences que les lettres étaient de peu de valeur dans la recherche de la vérité pour qu’on leur accorde si peu. Le raisonnement vaut évidemment pour toutes les oppositions disciplinaires dans chaque filière de première.
D’une certaine manière, les IDD emboîtent le pas à cette détestable division, en créant artificiellement des pôles, là où ils n’ont pas lieu d’être. Décloisonner et tout mélanger ne relève pas d’un projet commun : si je possède un champ et que j’abats les barrières qui existent entre mon jardin et mon verger, mes fleurs ne deviendront pas pour autant des fruits et inversement, et je ne parviendrai pas à greffer, même avec toute la science et la meilleure volonté du monde une banane sur mon rosier : décloisonner ne signifie nullement tout fusionner et tout mélanger en prétextant que tout est dans tout, mais simplement mettre les savoirs au service les uns des autres.
Les IDD ne visent ni plus ni moins à abattre les cloisons entre les disciplines, comme les réformes en lettres ont abouti à la mise au point de séquences. Or l’une des failles majeures de cette réforme est d’avoir privilégié exagérément la forme sur le fond. Ainsi sont nées nombre de séquences creuses et/ou inexploitables. Ce qui se voulait démystification de ce que les textes avaient de sacré, et s’est opéré sous les auspices de l’ancienne rhétorique réactualisée dans la sémiologie, a connu des fortunes diverses dont l’avatar le plus malheureux est la production d’une langue de bois abondamment diffusée par des gens qui n’avaient que fort médiocrement compris ce que la grammaire et la rhétorique pouvaient apporter à l’explication des textes.
Ce risque ne peut être ignoré : on substitue des compétences transversales, importables d’une discipline à l’autre à la réalité du savoir, qui en est pourtant la fin et non le moyen.
Enfin le temps imparti aux IDD favorise le papillonnage :
10 à 12 semaines excluent de facto tout projet de longue haleine, à l’heure où le sens de l’effort, valeur républicaine revenu à son juste rang, est pourtant remis au premier rang des préoccupations. Il faudrait au moins dérouler les IDD sur une année entière pour qu’ils aient un sens.
Ainsi un professeur de français qui veut représenter une pièce de théâtre avec ses élèves en conjonction avec l’étude de la pièce et des caractéristiques grammaticales et lexicales du genre se voit-il de facto en difficulté, car on ne peut décemment entreprendre un tel projet sans disposer de moyens horaires conséquents. Rien ne peut se faire dans la durée dans de telles conditions.
Les récentes déclarations du Ministre laissent entendre que les IDD doivent être parfaitement intégrés aux programmes : faut-il en déduire que là où il n’y aura pas d’IDD, les programmes seront amputés ?
Enfin, à ceux feraient des IDD un procédé ludique d’apprentissage, on peut rappeler l’étymologie du mot ludus qui signifie école en latin. L’école est donc ludique de facto… Nombre de professeurs n’ont pas attendu les IDD pour introduire cette dimension dans leur pédagogie, dimension qui ne doit d’ailleurs pas être contradictoire avec l’ardeur au travail. Les Romains en parlant des études, disaient « otium et studium », loisir et application zélée.
Au total, ce n’est pas la pédagogie de projet qui est dénoncée (ah, le temps heureux des parcours diversifiés !), bien au contraire, mais plutôt le dérapage des IDD qui loin d’en être l’aboutissement, la trahissent.
Il n’est guère utile de revenir ici sur les modalités d’application de la réforme, engagées avec une grande absence de concertation et beaucoup de pressions de toutes sortes. A qui serait tenté d’y voir une collusion de conservatismes d’obédiences variées, on pourrait rétorquer que de telles considérations n’enlèvent rien à la réalité et au poids de cette opposition, relayée par une forte contestation de terrain que l’on ne peut ignorer, fût-elle infondée.
Il est patent que les IDD dans leur forme actuelle ne sont pas satisfaisants. Il faudra envisager une refonte totale de leurs modalités et une définition disciplinaire et non pédagogico-transversale de leurs objectifs pour obtenir l’adhésion minimale nécessaire à une application saine et efficace. Au final, la véritable inter-disciplinarité, ce n’est pas de mélanger les disciplines mais de pouvoir les mettre au service des unes des autres, tout en veillant à ce que l’utilisation d’outils communs, riche idée dans le principe, ne devienne pas une fin en soi.
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B. En réponse :
Proposer des perspectives enrichissantes
Par Jacques Julien
C’est vrai que nous sortons tous, en collège, de réunions atterrantes : des professeurs face à des chefs d’établissement où personne n’ose parler en son nom propre : les chefs gestionnaires brandissent leurs « barrettes » en AG en disant : j’applique les textes, je n’ai pas le choix, faites ce que vous voulez dedans. Face à eux, des syndicats répètent des « oui-mais-les-moyens-d’abord », plébiscités par les « beni-non-non » touchez-pas-à-ma-discipline. Les quelques profs qui auraient eu envie de travailler ensemble se demandent dans quel monde de pré-retraités ils sont tombés. Les chefs qui s’intéressent encore à la pédagogie essaient de susciter, faute d’AG où ils se retrouvent face à un mur, des mini-réunions de propositions concrètes : quatre pelés et trois tondus échappant aux mots d’ordre apportent leur projet. On leur dit : on va faire deux classes pour vous, sur lesquelles vous tournerez, les autres feront ce qu’ils veulent. Et du coup les élèves qui choisiront un projet qui leur plaît seront voués à subir tous les IDD de l’établissement. Ce qui est fausser la donne.
Dommage ! Bon, mais on n’est pas là pour discuter de cuisine, mais poser les questions de fond; Il est dommage que soit refusée, au nom d’une crispation sur les horaires « pour les élèves » qui cache parfois mal une crispation sur les « deux heures payées une » la liberté donnée à deux profs de confronter les programmes, de repérer un point où une rencontre serait éclairante, de voir ce qu’il pourrait apprendre de l’autre, et de transmettre ce désir d’apprendre à un groupe d’élèves dans un projet modeste mais construit.
L’explication est peut-être que les professeurs n’ont pas forcément envie d’apprendre de leurs collègues, mais aussi que la plupart des profs ont du mal à s’inscrire dans une pédagogie de projet, et que les IUFM n’ont enseigné cette pédagogie que comme moyen de découper en tranches le contenu d’un programme : construire une séquence en lettres est souvent effectivement un ensemble de recettes et de cases assemblées sans désir ni projet véritable. Quand on n’a pas soi-même le désir d’apprendre ailleurs que dans son domaine, il est difficile de penser socratiquement.
Pour répondre aux partisans d’un enseignement sans détour ni Bison futé, j’avoue ne pas avoir une vision « Ponts-et-Chaussées » de l’éducation, s’il est vrai qu’on n’emporte pas les élèves comme des places-fortes. Les voies de l’apprentissage ne sont peut-être pas aussi impénétrables que celles du Seigneur, mais il faut tenir compte au moins d’un certain nombre de paramètres qui ont été démontrés : le référentiel de l’élève, son état de disponibilité et de désir, et l’activité et le rôle plus ou moins valorisants qu’on lui propose. Rajouter des heures d’enseignement fondamental à un élève qui en a déjà plus qu’assez du scolaire ne sert à rien. Se récrier sur une heure qu’on enlève veut dire qu’on n’a pas d’idée de ce qu’on pourrait faire à la place.
Bref, je ne suis pas un ‘fondamentaliste’. Je ne pense pas que l’enseignement que l’on nomme à présent coranique, mais qui était aussi celui des hussards noirs (la règle sur les doigts, la récitation du dogme grammatical ou historique) soit un modèle adapté à notre temps. Mais n’est pas adapté non plus, parce que profondément aristocratique sous des dehors égalitaristes, un enseignement où l’on réinvente toutes les règles par l’observation : Rousseau ne marche que pour les petits Pascal. Emile, qui n’est pourtant pas particulièrement idiot, met du reste fort longtemps à découvrir son chemin, et coûterait fort cher à la société. Je ne suis donc un fondamentaliste ni de rosa,ae, ni de la rose humée dans plusieurs jardins avant d’être distillée, puis déclinée.
Simplifier la grammaire sans perdre de temps pour entrer dans les textes, et découvrir rapidement un univers qui donne des clés aux textes, aux images et aux valeurs de l’Europe d’aujourd’hui me semble un enjeu essentiel. Mais cet objectif que tous les professeurs de langues anciennes essaient de réaliser au mieux selon la diversité de leurs élèves, sans se mélanger pour autant à d’autres disciplines, ne peut que bénéficier de relations avec l’histoire de la musique, des arts plastiques, de l’histoire des sciences dures ou humaines. Conformément au BO du 18 avril 2002 que rappelle opportunément Marcel Tardioli sur le site de l’académie de Nancy-Metz « (…) Les options facultatives de langues anciennes proposées aux collégiens, à partir de la classe de cinquième pour le latin et de la troisième pour le grec, participent de la richesse de l’offre de formation du collège. Elles sont donc non seulement maintenues sous leur forme actuelle, mais consolidées par la mise en œuvre, au cycle central, des itinéraires de découverte, et dans la future classe de troisième, des enseignements choisis. On pourra ainsi, dès la classe de cinquième, intégrer dans les itinéraires de découverte le latin, envisagé dans sa composante culturelle. Par ailleurs, un effort tout particulier est demandé aux établissements, d’une part, pour améliorer les conditions dans lesquelles l’enseignement des langues anciennes est assuré, notamment en matière d’emploi du temps, et, d’autre part, pour encourager les élèves à poursuivre ou commencer l’apprentissage d’une ou deux langues anciennes au lycée. (…) »
Sans confondre tout, on peut donc jouer le jeu et proposer des perspectives enrichissantes, dont nous donnerons quatre exemples
– nous avons fait pour le numéro 22 du Café un dossier spécial « Tunisie romaine » dans la rubrique langues anciennes pour montrer l’intérêt que présenterait par exemple un binôme arts plastiques / latin pour l’étude de la mosaïque, ou un binôme histoire /latin sur l’époque byzantine dans les cités d’Afrique.
– un itinéraire latin / musique médiévale orienté soit vers le chant, soit vers l’étude d’un instrument
– un itinéraire latin / français ou latin / anglais sur la légende du roi Arthur (le texte latin de Geoffroy de Monmouth permettant de voir de manière critique d’où vient cette légende)
– un itinéraire sur la tapisserie de Bayeux étudiant le rapport entre image et texte…
Ces itinéraires de quelques semaines ne me semblent pas du temps perdu ni pour l’élève, qui, loin d’être prématurément spécialisé, sera en mesure de comprendre
– sur quel fond l’Islam s’est implanté au Maghreb
– ce que signifient les paroles des chants profanes dans les monastères
– d’où vient la « matière de Bretagne »
– quelle était la représentation concrète de l’espace et du temps au XIe siècle. La plongée dans le détail a dans ces quatre cas une portée critique, réutilisable ensuite dans le cours « normal » sans y avoir attenté ni empêché l’esprit de fonctionner.
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