Changement de paradigme ou pas ? S’il est trop tôt pour faire un bilan de la réforme de la formation des enseignants lancée en 2013, les analyses réunies par le nouveau numéro d’Administration & Education, tentent au moins un état des lieux. La revue croise les éclairages sur la réforme : celui du pilote au cabinet de Fioraso, celui du Comité de suivi, celui du Parlement ainsi que quelques analyses d’experts : économiste, spécialistes de l’éducation par exemple. Coordonné par Monique Ronzeau et Marc Demeuse, le numéro assure ainsi une analyse complexe et multiple où restent quand même peu audibles les voix des premiers concernés : formateurs et étudiants.
Former les profs ça rapporte ?
Dans les bonnes pages de ce numéro d’Administration & Education, signalons la question du pourquoi. Mohamed Harfi, de France Stratégie, tente une unique évaluation de l’impact d’une meilleure formation des enseignants. Il remarque d’abord ce qui ne fonctionne pas bien dans leur formation au regard de l’enquête Talis de l’ocde. Les néo-enseignants français bénéficient moins d’un tutorat que leurs collègues d’autres pays . Ils ont aussi moins de formation continue. La coopération entre enseignants est aussi moins développée.
Mais la partie la plus intéressante ce sont des simulations économiques. D’après M Harfi, si le score moyen des élèves français de 15 ans dans Pisa passait de 25 points, passant de 505 à 530, une hausse comparable à celle que la Pologne a réalisé en 7 ans, cela se traduirait par une croissance supplémentaire de 3% , soit 6043 milliards d’ici 2090. Améliorer le score des plus faible pour qu’il atteigne au moins 400, se traduirait par une hausse de 0.6 point de PIB par an.
A-t-on vraiment besoin d’une formation unique des enseignants ?
Autre approche originale, mais sous un autre angle, celle d’Alain Boissinot. Il fait table rase du système français pour proposer une refondation totale. Déjà faut-il garder un « corps enseignant » ? » Condorcet, de façon prémonitoire, mettait pourtant en garde contre ce choix dans son Second Mémoire sur l’Instruction publique : il redoutait que la constitution d’une corporation enseignante n’aboutisse à « empêcher que l’instruction, qui est instituée pour les élèves, ne soit réglée d’après ce qui convient aux intérêts des maîtres ». C’était là dénoncer très précisément le risque, que nous connaissons bien, de corporatisme », écrit A Boissinot. Il imagine un établissmeent qui réunirait des spécialistes divers » de l’équipe, professeurs référents et « adjoints d’enseignement ». On pourrait aussi recourir à des professeurs associés apportant leurs compétences professionnelles », tout cela impliquant une formation tout sauf uniforme. Vue de l’esprit ? Pas vraiment puisque déjà l’éducation nationale fait appel aux contractuels et à des étudiants venant de masters très différents.
A Boissinot souligne aussi le déséquilibre créé par l’emplacement du concours au milieu de la formation. » Les décideurs n’ont pas pu trancher entre deux logiques : d’un côté promouvoir le master et le rôle des universités, de l’autre reconduire la place traditionnelle des concours qui dévalorise de fait le master… » Alors le moment n’est il pas venu de « renoncer au concours » ? » Le master étant dans cette perspective le véritable constat d’une capacité à enseigner, le recrutement pourrait se faire, comme dans de nombreux pays étrangers, selon des procédures déconcentrées, à l’initiative des établissements ou d’instances académiques et régionales. La logique de formation et la procédure de recrutement cesseraient de se brouiller réciproquement ».
A Boissinot pose aussi la question des contenus de formation. » Un élément fondamental de la formation des futurs enseignants devrait être de les aider à acquérir, pendant leurs études, une représentation correcte du domaine qu’ils auront à enseigner. Et de leur donner les éléments théoriques adéquats… Bref, il ne s’agit pas seulement de combiner formation académique et professionnalisation : il s’agit de savoir de quelle formation académique on a besoin. Par exemple la discipline scolaire intitulée « français » doit être construite à partir d’éléments qui, au niveau universitaire, sont éclatés entre « langue et littérature françaises », « sciences du langage », voire d’autres spécialités. Cet éclatement, actuellement entériné par les concours, freine la mise en place de véritables préparations à l’enseignement de la grammaire, pourtant essentiel au niveau du socle commun ».
Une formation suffisamment professionnelle ?
Les autres interventions sont moins ravageuses pour les Espe. Yves Durand, président du comité de suivi de la loi de 2013, revient sur le bilan réalisé par le comité sur les Espe. Il souligne la difficulté qu’ont les Espe à trouver place dans les universités. Difficulté qui se répercute sur le plan budgétaire et au final sur les moyens pour encadrer la formation des étudiants. Difficulté aussi pour définir la formation compte tenu de l’indépendance de chaque université. » Ne revient-il pas à l’employeur de poser plus concrètement ses exigences à travers l’évaluation des concours de recrutement ? », demande-t-il.
Pour le comité de suivi dela réforme, Daniel Filâtre plaide pour une « alternance intégrative » en M2. » Les spécialistes de l’éducation utilisent le concept « d’alternance intégrative » pour illustrer ce principe où les savoirs sont des fondements et des outils pour l’action d’enseigner, et les situations pratiques, des creusets pour construire de nouveaux savoirs dans une perspective interactive et réflexive ». Pour lui les Espe rencontrent trois défis. Le premier concerne la transmission de la culture professionnelle commune. » Les ambitions de la réforme et ses paradigmes sont insuffisamment connus et partagés », estime-t-il, notamment pour le 1er degré . Il invite aussi à conforter la gouvernance des Espe.
Des réflexions qui renvoient aux modèles étrangers présentés dans ce numéro. Si une tendance à l’universitarisation de la formation des enseignants semble gagner tous les pays européens, le modèle de formation majoritaire est « simultané » , c’est à dire qu’on ne sépare pas dans le temps la formation disciplinaire de la formation professionnelle. La plupart des pays organisent aussi un suivi et une aide aux néo enseignants.
Alors quel jugement final sur la réforme ? D Filâtre affirme qu’il est positif malgré les problèmes qui existent encore. Nées dans la précipitation, ouvertes en quelques mois, les Espe ont finalement réussi à préparer de nombreux enseignants et à les faire réussir aux concours. Pourtant bien des voix se font entendre pour une remise en question de la formation universitaire et uen formation plus professionnelle. Une autre piste à creuser ?
François Jarraud