L’inflation d’information, infobésité que je remplace ici par le néologisme « inflormation » est à la base de nombreuses remarques d’enseignants, d’éducateurs. Chacun de déplorer l’incapacité des jeunes à faire face à l’information pour la trouver, la comprendre, l’analyser, la synthétiser, l’utiliser. À force d’entendre ce refrain, on a envie d’écrire les couplets de cette chanson et surtout d’essayer de comprendre pourquoi cette ritournelle, qui n’est pas nouvelle, même avec le développement du numérique, est devenu une sorte d’allant de soi, déploré, mais surtout pas approfondi et encore moins déconstruit puis reconstruit. Autrement dit, une fois qu’on l’a constaté, que fait-on ?
Revenons donc à des périodes antérieures à l’arrivée des ordinateurs et d’internet mais aussi avant l’invention des CDI, entre 1960 et 1974. Allons même relire ce que Condorcet nous disait des programmes scolaires en 1791, et de leurs modalités de diffusion. À l’absence d’information, autre que celle de l’ici et maintenant de la vie d’un enfant dans sa famille, son milieu, l’État a voulu imposer un cadre informationnel au travers de l’école. Ce qui est très intéressant dans les propos de Condorcet c’est le dosage de la quantité et de la qualité d’informations qu’il convient de mettre à disposition en vue qu’elles soient transformées en connaissances dans ces nouveaux espaces constitués par la scolarisation obligatoire, ses murs, des enseignants, ses programmes. Jusqu’à une époque encore récente, l’accès à l’information par l’école avait peu de concurrence.
Certes il n’était pas interdit de lire le journal, d’acheter des livres, de les lire. Mais encore fallait-il pouvoir le faire : le temps manquait souvent et l’argent aussi, car les livres coûtent cher… Le contrôle de l’accès à l’information dans la société a séparé l’information (au sens technique du terme – un fait transformé en signe et diffusé par une technique) diffusée dans le monde scolaire (des savoirs) de celle disponible en dehors (des informations au sens médiatique du terme – un fait rapporté et transmis par un humain). Pas de concurrence entre ces deux formes d’information : celle de l’école est une référence qui s’impose à tous, celle des médias, reste en dehors et ne peut amener au savoir (même si cela amène à la connaissance pourtant).
L’arrivée de la télévision dans le grand public a déclenché des débats sur cette question et engagé des réflexions dans le monde entier sur les télévisions éducatives. Ce débat a été largement ignoré en France qui, dans le domaine, est resté en dehors de ce mode d’accès aux savoirs, du moins institutionnellement. L’étendard de « l’esprit critique » a d’ailleurs largement accompagné une défiance générale du monde éducatif envers l’audiovisuel. Progressant rapidement dans le grand public, les écrans audiovisuels ont pris une telle importance que la question d’une télévision éducative est revenue sur le devant de la scène au cours des années 1990. Mais c’est surtout avec le développement de l’ordinateur puis d’internet que les écrans vont redevenir à partir de 1997 une préoccupation politique en France. Parce que désormais les ordinateurs donnaient accès à des ressources nouvelles difficiles à mettre à disposition dans les établissements scolaires du fait des coûts et des structures, malgré la création des CDI, la question de l’information revient à la surface des questions des enseignants.
Tant que dans la salle de classe l’enseignant contrôle l’information entrante et sortante, qu’il amène les supports, les sources, qu’il les choisit (avec l’aide des éditeurs de manuels scolaires rédigés aussi par des enseignants) et les fait traiter par les élèves, la question de la compétence informationnelle reste limitée. L’élève n’a accès a priori dans l’école qu’à des informations soigneusement sélectionnées par l’enseignant et les documentalistes, et laisse ses propres informations à la porte de l’établissement, à la maison. Dès lors que l’information qui rentre dans la salle de classe n’est plus sous le seul contrôle du prescripteur scolaire, alors la question de la recherche d’information prend de l’importance. Or depuis l’arrivée d’Internet la question ne cesse d’être posée, certain tentant d’y apporter des réponses, comme récemment une fiche publiée en ligne par le chercheur Canadien Thierry Karsenty (http://karsenti.ca/rechercher.pdf)
Les jeunes ne savent pas chercher de l’information dit-on dans les salles des profs. Il est probable que devant son écran chaque enseignant, chaque adulte soit aussi souvent perplexe dans sa recherche personnelle et ressente aussi cette sorte d’impuissance confortée par la faible fiabilité des moteurs de recherche. Toutefois quand on interroge sur le sens de « ne pas savoir rechercher de l’information », on s’aperçoit que cela recouvre plusieurs problèmes bien différents mais complémentaires : rechercher à l’aide des outils à disposition (moteur, fichiers…), décrypter et lire en les comprenant les contenus trouvés, analyser le contenu des documents, utiliser les documents de manière adaptée, les synthétiser…. Cette multiplicité de tâches renvoie à ce que le système scolaire est censé mettre en place à travers son enseignement, son projet. Cela le renvoie aussi à son incapacité, sa difficulté à faire face à cette « nouvelle » question.
L’activité de recherche d’information sert à combler un manque. Il faut bien sûr commencer par identifier la nature de ce manque. Mais encore faut-il que l’on ait conscience de l’importance de ce manque. Or dans le cadre des activités scolaires, nombre de jeunes font ces recherches parce qu’on leur demande de le faire et pas pour combler un manque. En interviewant certains jeunes, on a pu s’apercevoir que dans des situations précises, ils savaient identifier leurs manques, et les combler en effectuant des recherches d’information, mais sous des formes qui surprennent les adultes habitués aux modèles du livre et des bibliothèques. En allant sur des forums, sur des sites de passionnés, en interrogeant tel ou tel spécialiste d’un domaine, dans la continuité de recherches classiques par des moteurs de recherche, ils créaient ainsi un contexte informationnel local et temporaire leur permettant de répondre à leur manque, à leur question. Ces procédés fonctionnent aussi beaucoup par tâtonnement, essai-erreur et s’installent dans un temps donné. Or le monde scolaire pose un cadre bien différent dans lequel il est bien sûr difficile d’adopter des stratégies identiques, tout au moins dans la plupart des situations proposées.
Le monde scolaire doit prendre conscience de sa responsabilité dans la construction de l’outillage techno-cognitif des jeunes. Cet outillage fait de méthodes, de procédures, de processus, mais aussi d’instruments techniques, ne peut se travailler indépendamment des contextes de mise en œuvre, des situations vécues et surtout ne peut plus se limiter aux frontières physiques de l’établissement scolaire. La déploration actuelle doit être lue comme un indicateur, une alerte, d’un sentiment d’impuissance ou d’incompréhension de nombre d’entre nous. On peut interroger la posture fondamentale de l’éducateur d’une part mais aussi sa formation ou plutôt la trajectoire suivie et les cadres traversés pour devenir enseignant, éducateur. Cela permet de comprendre la récurrence de cette interrogation qui n’est finalement que la conséquence d’une mutation profonde initiée par l’écrit, prolongée par le livre, puis la mécanisation de la reproduction de l’écrit, et plus récemment la numérisation et la mise en réseau par Internet, et terminée par la mise à disposition de chacun de terminaux personnels mobiles connectés (TPMC) qui deviennent la première porte d’entrée vers l’information
Bruno Devauchelle
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