Les annonces ministérielles du 4 novembre ont changé la donne pour l’enseignement au lycée : possibilité de n’assurer que la moitié des cours en présentiel, suppression des épreuves communes, de l’épreuve de spécialité 1ère, de Pix, aménagement des épreuves de spé en terminale. Quid du français au lycée, en particulier en 1ère où, comme au printemps 2020, la lourdeur des programmes et le poids du bachotage viennent se fracasser contre l’allègement des horaires et la complexité des modalités de travail ? Devra-t-on à nouveau attendre la fin de l’année pour prendre en considération une réalité qui entraîne une rupture d’égalité entre les candidat.es dans leurs conditions de préparation à l’E.A.F. ? Des professeur.es de français témoignent ici de cette nouvelle discontinuité pédagogique et de la disparité d’un lycée à l’autre. Et lancent un appel : à la raison, à l’esprit d’anticipation et d’organisation, au respect des élèves et de leur discipline.
Claire Berest : Penser à l’angoisse des élèves
« Dans notre établissement nous partons sur une alternance par demi-classes sur les trois niveaux, en faisant commencer la semaine le jeudi, ce qui permet que chaque élève ait un temps de présence au lycée soit en début de semaine soit en fin de semaine. Cela ne résout pas le problème de la continuité pédagogique, évidemment, mais éloigne les élèves deux jours de moins d’affilée de l’école, et sur un plan symbolique on évite le côté « semaine de vacances » dans lequel certain.es risqueraient de s’engouffrer. D’autres solutions ont été évoquées, mais toutes s’avèrent difficilement praticables, voire impossibles, en raison notamment des transports scolaires.
Je me pose comme principe qu’il n’est pas possible de demander aux élèves absent.es de s’approprier en parallèle à la maison les cours qui seraient faits en présentiel avec l’autre moitié de la classe. Donc je ferai globalement le même cours en semaine A avec une moitié de classe, et en semaine B avec l’autre partie. Néanmoins je vais donner aux élèves du travail à faire pour la semaine où ielles ne sont pas en cours, des lectures par exemple, des travaux d’écriture, des enregistrements à m’envoyer … qui leur permettront de continuer à avancer et peut-être aussi d’aller en semaine B un peu plus vite qu’en semaine A. Mais je garde absolument à l’esprit que la priorité n’est pas de courir pour accomplir le programme mais de travailler avec la classe au maximum sur le développement de compétences, de lecture et d’écriture en particulier, et une appropriation réelle et efficace des cours.
Réaliser dans son entièreté le programme est déjà en temps « normal » impossible. Tous.tes les profeseur.es de lycée peuvent en témoigner. Tous.tes les enseignant.es s’inquiètent, de plus, depuis le début de l’année des difficultés rencontrées dans les classes par leurs élèves qui n’ont pu en classe de 2nde être correctement préparé.es à la classe de 1ère. Avoir décidé de ne changer en classe de 1ère qu’une des 4 œuvres au programme est bien-sûr une bonne chose en termes « d’allégement » (très relatif) du travail pour les enseignant.es, mais cela n’allège en rien celui des élèves, alourdi de plus en ce qui concerne le programme de grammaire puisque les notions « rencontrées en classe de seconde, mais non approfondies en classe de première » doivent désormais « être connues et mobilisables ». La nouvelle organisation que nous allons désormais connaitre rend la tâche encore moins envisageable : il sera impossible de pouvoir aller au bout du programme, si ce n’est, par exemple, à distribuer aux élèves des PDF tout faits en 1ère d’explications linéaires, à charge à chacun.e ensuite de se l’approprier comme ielle le peut et de l’apprendre par cœur.
Il faut que le ministère prenne rapidement conscience que la situation génère de l’angoisse pour tous et toutes ; et en premier lieu chez les élèves, qui doivent être notre préoccupation commune première. Ielles ne vivent pas dans une bulle et leur insouciance apparente cache aussi leur inquiétude : ielles aussi sont confronté.es à la peur de maladie, voire à la maladie, dans leurs familles, chez leurs proches, passent des tests, sont parfois (et pour certain.es à plusieurs reprises) déscolarisé.es et en attente de résultats, ont peur d’être personnes contacts, vivent masqué.es toute la journée… Ielles ont passé une fin d’année scolaire 2019-2020 très compliquée ; elle a renforcé chez pas mal d’entre eux et d’entre elles un sentiment d’illégitimité (ai-je vraiment le niveau pour être là où je suis ?). De plus l’absence de visibilité sur les conséquences des choix de spécialités, la peur de ne pas avoir la bonne stratégie pour parcoursup compliquent considérablement la situation des lycéen.es et les situations de stress scolaire se sont clairement multipliées. Tout est compliqué et tellement déformé par la seule échéance des épreuves du BAC que de continuer à laisser avancer les élèves dans le brouillard est injuste et totalement contre productif.
Il est évident qu’il ne sera pas possible d’évaluer les épreuves anticipées de français dans des conditions normales : pourquoi ne pas le poser rapidement et définir ensuite un cadre dans lequel pourrait s’affirmer un contenu véritablement exigeant parce atteignable ? La question de l’allègement des programmes est donc cruciale et ne peut pas être différée à la fin de l’année comme elle l’a été l’année dernière.
Des aménagements sont déjà anticipés pour l’histoire-géographie, les langues vivantes, et la spécialité abandonnée en fin de 1ère, ainsi que les mathématiques pour la voie technologique et l’enseignement scientifique pour la voie générale. Par ailleurs les modalités de passation des enseignements de spécialité vont être adaptées « pour tenir compte du contexte sanitaire, et pour garantir que les élèves seront interrogés sur des éléments effectivement étudiés dans le cadre des programme, toutes les disciplines concernées proposeront deux sujets ou des exercices au choix afin de couvrir l’ensemble des thématiques étudiées ». Le texte est tout à fait clair, il s’agit de tout mettre en œuvre pour assurer l’égalité entre les candidat.es, et on peut s’en féliciter. Comment dès lors comprendre que les épreuves anticipées de français ne fassent l’objet de cette même attention afin d’être, dès aujourd’hui, garanties par ce même principe d’équité ? »
Marie-Claude Pignol : Un parcours absurde en littérature
« Dans notre lycée, la direction a pensé, dès la semaine dernière, une organisation en 1/2 semaine : la moitié de la semaine, le lycée reçoit les classes de secondes et de 1ères tech. et l’autre moitié les 1ères générales et les terminales. Il n’y a donc pas de dédoublement des classes. Cette semaine, autant que possible, une salle était attribuée à chaque classe ou groupe pour limiter les brassages. Les gros points noirs, sont les transports et la cantine et ce système va rendre les choses plus acceptables. Le projet, discuté longuement pendant le weekend avec les représentants des équipes, a été accepté par le rectorat. De plus, nous devons veiller à l’aération aux intercours des salles et bien sûr, toujours le port du masque. Pendant les récréations, les élèves restent dans leur salle, toujours pour éviter les brassages.
Dans notre lycée construit pour 800 élèves et qui en accueille aujourd’hui plus de 1200, la première partie de l’année a été assez effrayante (entassements dans les couloirs, les halls, devant la cantine, à l’arrêt des bus). Cette réduction drastique des effectifs présents et la limitation des circulations devraient rendre les choses un peu plus acceptables. Ultime remarque : une partie de l’équipe d’entretien doit aller en renfort à partir de la semaine prochaine dans le lycée pro voisin. Conséquence : un de nos bâtiments sera fermé faute de pouvoir être nettoyé.
Cette crise révèle combien la gestion de l’EN à flux tendus, sur tous ses aspects, depuis des années (bâtiments, personnels enseignants et non enseignants) a depuis longtemps dépassé les limites de l’acceptable. En temps ordinaire, comme à l’hôpital ou à la justice, on pallie plus ou moins au fur et à mesure. Là, ça ne fonctionne plus. Il faudra en tirer les leçons d’ici quelques temps.
Pour le français, j’ai choisi de poursuivre ce que j’ai expérimenté l’an dernier : quand les élèves sont chez eux, ils ont un plan de travail organisé en trois objectifs (lecture, écriture, grammaire), ils s’organisent comme ils veulent. L’ensemble des consignes seront remises sur les moments où on se voit (format papier) et mises à disposition également sur pronote et les ressources sont à disposition sur moodle. Depuis des années, pour mettre à disposition des élèves les ressources utiles, j’utilisais des classes virtuelles sur la plateforme edmodo et ça fonctionnait très bien. Ma direction m’a appris ce weekend que le rectorat, désormais, ne veut plus que nous utilisions cette plateforme mais uniquement les outils disponibles sur l’ENT. Gros moment de stress : comment organiser la « migration » des ressources et des élèves en une petite semaine ? Heureusement, j’avais passé du temps, cet été, à m’auto-former à l’utilisation de moodle, pour le cas où. Grand bien m’en a pris parce que l’utilisation de cette plateforme est tout sauf intuitive ! J’ai commencé à déplacer les ressources pour les élèves sur cette plateforme. Je suis en revanche un peu inquiète parce que la plupart d’entre eux et elles continuent à visiter edmodo mais ne sont pas encore passés voir les ressources sur moodle. J’organiserai sans doute un ou deux petits temps de classe virtuelle avec ma classe à la maison du CNED, pour garder le lien. Mais je ne m’en fais pas une obligation, d’autant que nous devrions continuer à voir nos élèves la moitié du temps, ce qui devrait faciliter les choses.
Pour les programmes en première, je suis tout à fait désabusée. J’enseigne en 1ère technologique : les « adaptations » quantitatives ne changent rien sur le fond et rendent seulement le parcours de l’élève en littérature gentiment absurde. Pour l’oral, deux textes pour l’œuvre et un texte pour le parcours ? C’est le Tour de France ou le Giro réduits à une étape de plaine et deux étapes de montagnes. Quant à l’arrivée sur les Champs Elysée, on y tient beaucoup, mais en fonction de l’évolution de la situation nationale, elle pourra tout aussi bien être annulée et remplacée par la prise en compte des performances des sportifs et sportives sur l’ensemble de l’année… Donc, sur le plan quantitatif, on est déjà à l’os du programme tel qu’il a été pensé par ses concepteurs. Pour pouvoir être adaptable, il faudrait que le programme soit davantage curriculaire, qualitatif. Il y a une quinzaine années, j’avais eu l’occasion d’enseigner pendant un an dans un lycée technologique les programmes dit « Viala » (de 2001, sauf erreur). Il me semble qu’avec ces programmes, dans leur esprit (croisement d’objets d’études et de perspectives d’études), l’adaptation eût été beaucoup plus simple et évidente. Même avec les programmes de 2008, on avait encore la possibilité de croiser deux objets d’études (ce que j’ai pratiqué) ce qui permettait de gagner du temps pour la préparation de l’écrit et de revenir deux fois sur le même objet d’étude, aussi. C’était beaucoup plus souple, plus adaptable et cela nous laissait une vraie liberté de choix, donc de possibilité d’adaptation. Le programme d’œuvres, c’est un terrible carcan, très contraignant, et peu négociable ou adaptable.
Localement, grâce au souci d’anticipation de notre direction, nous avons pu disposer de toute une semaine pour réfléchir aux adaptations et aménagements possibles : j’ai conscience du luxe que cela représente par rapport à la situation de bien des établissements et de bien des collègues. Mes élèves me semblent vraiment positifs, prêts à s’investir malgré les contraintes. Les élèves sont formidables, il faut le redire. On exige beaucoup d’eux depuis mars, et ils et elles s’adaptent avec finalement beaucoup de bonne volonté et un sacré sérieux (qui n’est d’ailleurs pas complètement de leur âge). C’est une génération qui vit tout de même une drôle d’aventure faite d’impossibles à géométrie variable alors qu’ils sont pourtant à « l’âge des possibles ». J’espère que nous n’aurons pas trop de soucis avec l’ENT parce que certaines bonnes volontés pourraient s’épuiser rapidement.
Je suis fatiguée, très, comme l’ensemble de mes collègues : j’essaie de me préserver autant que possible, de m’économiser. Combien de temps tiendrons-nous ? Et faut-il vraiment « tenir » quand les choses deviennent radicalement intenables ? Comme beaucoup, je pense beaucoup, souvent, sans doute trop souvent, à l’image de la grenouille dans la casserole d’eau qui chauffe. Cette crise révèle de manière criante toutes les fragilisations de l’institution pour laquelle je travaille depuis 20 ans : entassement des élèves, manques d’effectifs enseignants, non-enseignants, remplaçant.es, locaux vétustes, inadaptés notamment sur le plan de l’hygiène et de la sécurité. Je ne parle même pas de la double question de la médecine scolaire et de la médecine du travail (nous avons passé, au lycée, tous le mois de septembre SANS infirmière nommée sur l’unique poste pour plus de 1200 élèves en pleine pandémie…) Saurons-nous, depuis les décideurs jusqu’aux plus petits fonctionnaires et salarié.es en passant par les usagers, tirer les leçons de ce que nous vivons et inventer véritablement une école digne et bienveillante pour toutes et tous ? »
Nicolas Bannier : Illusoire de vouloir boucler le programme
« Suite à un conseil pédagogique lundi dernier et à une assemblée générale ce jeudi, nous partons pour la configuration suivante pour les semaines à venir : les classes de 2nde, de 1ère et Tle STI2D ont cours au lycée ; les autres classes de 1ère et Terminale ont cours une demi-semaine (en invertissant chaque semaine les jours). Cela aura pour effet de limiter le brassage des élèves de niveaux différents (exigence du protocole sanitaire renforcé). Suite à une heure syndicale, on va examiner mardi prochain (de nouveau en conseil pédagogique) la possibilité d’organiser les enseignements en demi-groupe pour réduire les effectifs dans les classes.
Pour ce qui me concerne, en français, les aménagements ne concerneront donc que ma classe de 1ère. La configuration mise en place pour le moment ne pose pas de gros problème d’organisation du point de vue pédagogique, puisqu’on garde les élèves en classe entière, en gros une semaine en classe et une semaine à distance. On va conserver l’emploi du temps des classes donc les élèves auront cours de français, à distance, aux heures habituelles. Je réserverai le gros du travail aux activités qui profitent le plus de la présence physique de l’enseignant et des interactions entre élèves (en gros l’analyse des textes littéraires) pour les cours en présentiel. Je garderai le reste pour le distanciel (réinvestissement dans des travaux d’écriture, histoire littéraire, grammaire, questions préparatoires, révision…) Je me garde la possibilité d’utiliser les classes virtuelles du CNED (qui pour le moment dysfonctionnent grandement), mais je suis un grand utilisateur de Moodle et peu partisan de faire cours pendant une heure en classe virtuelle… Je profiterai du chat de Moodle, du forum, wiki… et d’un Pad disponible dans l’ENT pour garder le contact, principalement en début et en fin d’heure et ponctuellement pendant la séance, en favorisant toutefois le travail en autonomie, que ce soit individuel ou en groupes.
L’accumulation des retards de l’an dernier en 2nde et ceux qui ne manqueront pas de survenir cette année rend illusoire l’idée de « boucler le programme » ; une course folle dans cette direction ne pourrait être que dommageable pour l’enseignement de notre matière.
Je ne crois pas trop à un éventuel allégement des programmes (cela était possible durant l’été, mais maintenant qu’alléger ? diminuer le nombre de textes à présenter à l’oral ?). Je compte davantage sur le bon sens des examinateurs et correcteurs et ne doute pas que les consignes de l’inspection académique régionale iront dans ce sens en fin d’année.
J’espère sincèrement que l’on parviendra rapidement à alléger les effectifs des classes, afin qu’il ne soit trop tard et que les lycées soient fermés. Et ce même si le travail en demi-groupe supposera une organisation réfléchie et plus complexe à mettre en place. Alors que j’appréhendais beaucoup cette rentrée, je suis étonné de la façon avec laquelle tout (dont moi-même) a repris à l’identique. Ce qui finalement m’a le plus pesé en cette rentrée, c’est l’annulation des heures de concertation le lundi matin avant l’hommage à Samuel Paty. »
Claire Tastet : Prendre une décision plus précoce !
« Dans mon lycée, nous nous acheminons vers une organisation hybride mais nous ne savons pas encore sous quelles modalités. Notre lycée est un lycée de périphérie urbaine qui accueille des enfants de la campagne environnante et qui possède un internat important ainsi que des séries technologiques industrielles tributaires d’un matériel que les élèves ne peuvent posséder chez eux. Il accueille aussi classes préparatoires et BTS qui ne souhaitent pas être associés à cette organisation. Autant de spécificités qu’il faut prendre en compte.
Le choix qui sera fait ne permettra pas d’envisager sereinement la réalisation d’un programme de Première déjà déraisonnable en temps normal. Il faudra alléger ce programme nécessairement. Comment ? Quelques suggestions : peut-être faudrait-il supprimer les textes consacrés aux parcours et ne maintenir que l’étude des œuvres, alléger également le programme de grammaire (pourquoi ne pas les réduire à 2 questions minimum, par exemple, qui seront mentionnées sur la liste), peut-être même faut-il aller plus loin dans cet allègement. Tout dépendra de la durée de cet enseignement hybride. Si l’EAF ne peut se tenir, il faudra prendre une décision plus précoce que l’année passée !
Des regrets, j’en ai beaucoup et ils nourrissent aujourd’hui ma colère. Cette deuxième vague n’est en rien une surprise, elle a été anticipée par les scientifiques. Pourquoi n’a-t-elle pas été anticipée sérieusement par l’Education Nationale ? Pourquoi devons-nous travailler dans l’urgence pour organiser un enseignement hybride qui aurait pu être pensé en amont ? La réponse est simple : aucun temps n’a été octroyé aux équipes pour penser cette continuité, or cette réflexion ne peut se faire hors sol. Il faut être sur le terrain pour penser la réalisation pratique d’un enseignement hybride et/ou distanciel. Le gouvernement, dans son désir de communiquer sur un retour à la normale, a confondu vitesse et précipitation. »
Julien Marsay : Ouvrir la possibilité d’une rencontre avec la littérature et le monde
« Lycée Priorité de la ville, en banlieue populaire : même si les élèves de 2de ont tous et toutes été équipé•es d’un ordinateur par la Région Île-de-France, de nombreuses problématiques d’ordre social peuvent laisser craindre de perdre les élèves lors de ces semaines à distance comme ce fut le cas lors du premier confinement où il nous a fallu passer des heures au téléphone pour essayer de conserver ne serait-ce qu’un lien avec les plus égaré•es… Par ailleurs, tous les foyers ne bénéficient pas d’une connexion internet performante ! Et les 1ères et Terminales sont loin de toujours jouir d’un ordinateur personnel. Même s’il était impensable de continuer à être 30 dans une salle de classe là où nous en sommes de l’épidémie (et si l’on recherche un minimum de cohérence dans sa gestion !), cette nouvelle période dessine un horizon d’incertitudes et de craintes…Le numérique est un outil qui peut être délétère si son utilisation n’apporte aucune plus-value pédagogique et si les travaux que l’on demande de réaliser ne sont pas liés à du sens : la difficulté va résider également dans le fait d’une progression par alternance qui, au vu de la charge des programmes non allégés risque d’être difficile à gérer…
Dans notre lycée, début de l’hybridation lundi pour le pré-bac, excepté pour certains BTS et ATS à effectifs réduits. Schéma retenu : 1 semaine en distance/1 semaine en présence, par ½ groupes, car nous avons un internat. Nous avons mené une réflexion collective 4 heures vendredi après-midi (banalisée), qui faisait suite à plusieurs conseils pédagogiques depuis septembre afin d’harmoniser et d’essayer de donner le plus de sens possible aux démarches. Il a également été choisi, compte tenu des dates d’épreuves des enseignements de Spécialités (mars), de maintenir les enseignements de Spécialités des Terminales en présence, chaque semaine.
Cette situation exacerbe les inégalités, et elles sont déjà très importantes en temps « normal ». Une série de questions, parfois anxiogènes, se répète en continu depuis deux semaines dans nos têtes. Comment ne pas perdre nos élèves lors de la semaine à distance ? Comment les accompagner au mieux, notamment les plus démuni•es matériellement et humainement ? Comment proposer la réalisation de travaux qui aient un minimum de sens pédagogique tout en progressant dans l’acquisition de connaissances ? Comment conserver du commun, du collectif et ne pas laisser la situation propice aux solitudes et aux solipsismes ? Comment conserver des rituels afin d’éviter que cette semaine à distance ne soit une semaine de rupture des apprentissages ? Lors de la semaine à distance, afin d’essayer de maintenir le plus possible une dynamique collective dans ce contexte solitaire, on va essayer de privilégier des démarches qui permettent de travailler en binôme et en petits groupes. Démarches déjà instaurées en classe depuis septembre : par leur caractère expérimental, nos 2des bénéficient de 2h d’enseignement en ½ groupes et de 2h classe entière. Miser sur la coopération et l’entraide en proposant des travaux mêlant une dimension ludique et des exigences de contenu semble être l’enjeu à tenir. Depuis la rentrée, on a familiarisé le plus que l’on pouvait les élèves avec les « outils de l’ENT » : cahier multimedia, PAD, Pearltress (qui permet de produire des enregistrements pour travailler l’oralité etc.)… N’oublions pas non plus que, pragmatiquement, nous continuerons à donner cours aux autres ½ groupes et que notre service sera peu allégé dans ce fonctionnement : nos capacités ont leurs limites.
Pour faire travailler lecture et écriture, en essayant de développer un rapport personnel à la lecture plutôt que des quizz et des questionnaires abscons, on peut utiliser le Carnet de lecture multimédia en 2de. Avant les vacances de la Toussaint, nous avons travaillé la Littérature d’idées et les élèves ont rédigé leur premier carnet de lecture sur Nous sommes tous des féministes de Chimamanda Ngozi Adichie (réalisation en manuscrit ou en multimédia, au choix). On va poursuivre, en l’adaptant, et en pratiquant des comptes-rendus de façon plus chronique… En Histoire littéraire, on va mener des enquêtes à plusieurs. On va commencer par une enquête en groupes sur les autrices invisibilisées par l’Histoire littéraire via un PAD, et ce dans le cadre d’études de nouvelles féministes (qui, elles, auront lieu en présence )… On privilégiera lors des heures en présence les études linéaires, la méthodologie, l’acquisition progressive des exercices plus « formels », la poursuite de notre cartographie des controverses sur l’écriture inclusive… .
Depuis la rentrée, en Terminale Humanités, Littérature et Philosophie , nous réinvestissons les démarches acquises lors de la production du Carnet d’écriture collective composé pendant le confinement avec mon petit groupe de 15 élèves de la spécialité Humanités, Littérature et Philosophie. Nous avons écrit 200 pages Word ensemble, il eût été dommage de ne pas poursuivre l’expérience sous une autre forme, puisque le groupe est quasi inchangé : le petit frère du Carnet est né dès septembre. Nous l’avons intitulé La Carapace du Cancre en écho à la lecture de l’œuvre que nous étudions Chagrin d’École de Daniel Pennac : le groupe a déjà des habitus d’écriture très ancrés, ce nouveau carnet est l’occasion de créer des écrits réflexifs et personnels sur le rapport à l’École (écrire ses « chagrins d’école », imaginer son école idéale, rédiger un glossaire personnel du lexique de l’éducation, rédiger à quatre des portraits de pédagogues à la suite de recherches…) dans le cadre du thème « Éducation, transmission, émancipation ». Lire leurs chagrins d’école est foncièrement déchirant !
Depuis la Réforme Blanquer, je me refuse à prendre des 1ères tronc commun en français : ses œuvres imposées et sa confusion entre littérature patrimoniale et littérature patriarcale, m’affligent au plus haut point. Et mes collègues de Lettres sont inquiètes quant à l’EAF : aucune adaptation de programmes déjà vertigineux et de ces épreuves certificatives déjà difficiles à travailler en temps normal compte tenu de la charge de ce programme. Espérons que compte tenu de la délicatesse de l’année qui se profile, notre Ministre n’attendra pas, cette fois, le dernier moment pour réagir : nos 1ères de l’an dernier ont vécu l’épopée du maintien/annulation comme une torture. Il faut repenser ce Bac français de fond en comble afin que l’année de 1ère en Lettres soit la possibilité d’une rencontre avec la littérature et le monde, pas une année consistant à dresser des perroquets du Lagarde et Michard ! Espérons que les programmes, de façon générale, vont être allégés et repensés. Mais n’est-ce pas là un vœu pieux ? Les alléger ne reviendrait-il pas à remettre en cause la nature même de cette réforme contestée de toute part ? Cela ne sonnerait-il pas comme un aveu d’échec pour le Ministre ? Par ailleurs, vu le contexte, qu’attend donc la France pour recruter massivement de nouvelles et de nouveaux collègues comme on l’a fait en Italie par exemple ? Nous le demandions déjà bien avant, alors aujourd’hui cela semble de plus en plus inéluctable : si la norme était les groupes de 15 et non de 35, on n’en serait peut-être pas dans cette gabegie de gestion de la crise sanitaire depuis la rentrée.
Mais pour ce faire, il faudrait une volonté politique, celle de donner enfin à l’Éducation la place qu’elle mérite dans la société d’aujourd’hui et de demain. »
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Français au lycée : le sinistre feuilleton du printemps 2020