Que dire aux élèves lorsqu’ils reprendront les cours lundi, près de quinze jours après l’assassinat de Samuel Paty, ce professeur d’histoire-géographie de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) décapité par un terroriste islamiste pour avoir montré en classe des caricatures de Mahomet ? Après l’onde de choc et l’émotion suscitée par l’attaque de leur collègue, les enseignants ont réfléchi à cette rentrée particulière. S’ils apportent des réponses différentes, tous soulignent la nécessité d’écouter les élèves et d’apporter des explications de fond après le brouhaha médiatique. Retour sur leurs témoignages. Cinq enseignants ont accepté de répondre au Café pédagogique, d’horizons divers – professeurs d’histoire-géo en collège, dans un établissement catholique, dans un lycée professionnel, en prison… A côté de l’hommage protocolaire prévu lundi matin, ils imaginent ce qu’ils diront à leurs élèves lorsqu’ils les reverront pour la première fois après l’assassinat de leur collègue.
Tout peut se dire dans une salle de classe
Benjamin Marol est professeur d’histoire-géographie au collège Lenain de Tillemont à Montreuil (Seine-Saint-Denis), classé en REP +. « Le vendredi du meurtre, par hasard, j’amorçais avec mes troisièmes le chapitre sur les valeurs et les principes de la République. A la rentrée, je vais poursuivre comme prévu. Simplement, je vais prendre plus de temps pour revenir sur ce qui s’est passé et l’écho que cela peut avoir avec cet enseignement.
Je commencerai par le fait qu’il existe une valeur cardinale : la non violence, le préalable à tout. Ce sera d’autant plus facile qu’il y a là un vrai consensus, partagé par les religions, par les valeurs de la République…
Est-ce moi qui vais parler le premier de l’assassinat de Samuel Paty ? Ce sera sans doute plutôt les élèves. Mais je refuserai d’entrer dans un débat avant d’avoir exposé les trois points suivants : la nécessité de la non violence, ce qu’est la liberté d’expression et enfin ses limites avec ce que la loi interdit – la diffamation, l’attaque raciste…
On pourra ensuite échanger, parler des caricatures. Il faut entendre la parole des élèves. Je ne vais pas les rabrouer parce qu’ils vont me dire : « c’est dans notre croyance » – un musulman comme un chrétien ou un juif peut être heurté par les caricatures de Charlie ou par d’autres. Je vais leur dire : « c’est bien de verbaliser mais le préalable, c’est la non violence ». On pourra entrer dans un échange : est-ce judicieux de montrer ces caricatures, pour en faire quel usage, etc.
Je connais mes élèves, j’ai vécu Charlie en 2015 avec eux. Beaucoup ont réfléchi à l’implication du : « il l’a bien cherché ». Ce ne sont pas des choses que je vais entendre. Si cela s’exprime, il faut immédiatement l’accompagner, le modérer. Mais on ne peut pas être des chiens de garde, faire sortir l’élève, faire un signalement. Tout peut se dire, tout peut s’entendre dans une salle de classe. Dommage qu’aujourd’hui cela échappe aux principaux acteurs, qu’il y ait les réseaux sociaux, que les parents s’immiscent.
Une chose importante : pour le grand public, les établissements scolaires sont le lieu de l’intolérance totale. Or avec 20 ans de recul, je me rends compte qu’au contraire, le niveau de tolérance est très grand. Pour mes élèves, être chrétien, catholique, agnostique, juif, musulman…, ce n’est pas un problème.
Ce qui est insupportable, c’est d’entendre des éditorialistes qui soutiennent le corps enseignant après nous avoir piétinés, s’exprimer avec l’aplomb de ceux qui savaient, qui avaient dit et qu’on n’a pas écouté. Des vendeurs d’angoisse qui font fructifier leur petite entreprise idéologique, la négation de ce que nous défendons : le doute, la nuance, l’explication. Les élèves sont abreuvés par cela. C’est déjà dur d’expliquer des choses à des personnes qui ont un autre cadre de pensée. Si en plus il faut combattre les éditorialistes…
Cette rentrée ne m’angoisse pas, je fais mon métier. Je suis plus affolé par la sorte de panique qui s’est emparée des gens. Peut-être parce que je suis en contact avec certaines réalités, je m’inquiète moins. Je ne me suis jamais autocensuré. Je crains plus que l’on nous impose un catéchisme républicain, un prêt-à-penser, qui nous prive de la capacité intellectuelle à construire des séquences avec les élèves. »
Créer un climat de confiance avec les élèves
Lisa est enseignante de lettres-histoire dans un lycée professionnel de l’est de la France, spécialisé dans le tertiaire (gestion-administration, commerce, coiffure…). « J’imagine qu’à la rentrée, ce que les élèves auront avant tout en tête, ce sera des questions autour du confinement. Après, tout dépendra de l’ambiance du moment protocolaire organisé dans l’établissement. J’espère que ce ne sera pas comme en 2015, après l’attentat de Charlie Hebdo. Les élèves ne respectant pas la minute de silence ou ayant eu des expressions déplacées avaient été signalés. Comme une chasse aux sorcières de potentiels radicalisés. On n’entre pas dans un dialogue comme cela, surtout s’agissant d’ados ayant une forte propension à la provocation et souvent se sentant rejetés.
Dans ma classe, je suis prête à accueillir toutes les réactions. Au moment de Charlie, j’avais commencé par écouter les élèves sans arriver avec une doxa républicaine. Il faut créer un climat de confiance pour que tous puissent s’exprimer. Des élèves musulmans mais aussi catholiques avaient dit qu’ils trouvaient normal ce qui était arrivé, une autre partie de la classe trouvait ça choquant. J’avais posé d’emblée la limite, disant que ce n’était pas acceptable de dire que c’était mérité. J’étais remontée à l’histoire des blasphèmes, à l’Inquisition… J’avais projeté des caricatures visant d’autres religions. Cela permettait d’ouvrir le débat sans focaliser sur l’islam. Pour expliquer au final que tout cela n’est pas une affaire de croyances mais une affaire politique.
Dans ma classe, j’ai de nombreux élèves d’origine turque, d’Afrique du nord… Ils restent en contact avec leur autre pays, ils ont parfois plusieurs langues, plusieurs cultures, plusieurs histoires dans la tête, il faut en tenir compte, ce qui rend la discussion complexe.
Je n’utiliserai pas les caricatures de Charlie. Lorsqu’on dit cela, on donne l’impression de comprendre l’attentat contre Samuel Paty, ce qui est faux bien sûr ! Simplement c’est ressenti comme une profonde insulte. Comment enclencher un dialogue avec ces images ? Cela revient à fermer la discussion avant de commencer.
On nous répète qu’il faut inculquer les valeurs républicaines, faire des citoyens. La meilleure façon, c’est de s’appuyer sur deux piliers : enseigner l’histoire dans sa complexité, éduquer aux médias. Or avec la réforme du bac professionnel, on nous supprime des heures d’enseignement. Si les intitulés du programme restent les mêmes, on n’a plus le temps de tout aborder.
Je vais encore réfléchir aux détails de ce que je vais dire mais je suis sûre d’une chose : il faut être dans l’écoute des élèves, une écoute réelle et non factice. »
Ne pas plaquer d’emblée sa propre lecture
Mathieu Bouteloup est enseignant d’histoire-géographie au collège-lycée Saint Stanislas à Nantes. « Il faut savoir que dans mon établissement, privé catholique sous contrat, dans le centre de Nantes, nous ne sommes pas confrontés à cette problématique. Voir son cours remis en question par les élèves ou les parents, je ne l’ai jamais vécu ni de près ni de loin. Cela rend les choses moins sensibles.
Je n’ai pas encore arrêté la manière dont j’allais travailler. J’ai des 5è, 4è, secondes, 1ère et terminales, ce n’est pas la même manière d’aborder les choses. Il est probable que je commence tout simplement par les interroger et leur demander s’ils veulent faire quelque chose en lien avec ce qui s’est passé.
Pour Charlie, je leur avais proposé d’écrire un texte libre. Je n’avais jamais eu un cours aussi calme et concentré. Certains avaient écrit, dessiné, quasiment toute l’heure. Ce qu’ils avaient produit était très intéressant et on avait fait une exposition.
J’ai l’impression que les réactions vont être différentes. L’événement aura quinze jours – c’est long pour des ados – alors que pour Charlie, on les avait vus tout de suite après. Je ne suis pas sûr que ce soit aussi marquant émotionnellement. C’est terrible à dire mais il y a l’effet d’habitude, l’effet de masse.
Ça me semble important de ne pas plaquer d’emblée sa propre lecture des événements et d’avoir d’abord la parole des élèves sans l’avoir influencée. Ils sont souvent submergés par les analyses des médias, des politiques… Notre rôle : leur construire un espace d’expression aussi vierge que possible. J’adapterai mon discours à leur réaction.
Pendant les vacances, j’ai préparé un cours pour les terminales en Droit et grands enjeux du monde contemporain, sur les libertés, d’expression, religieuse… Pour cela, j’utiliserai les deux caricatures que Samuel Paty a montrées.
Je repartirai de la publication en 2005 des caricatures de Mahomet par le journal danois après l’attentat contre Theo van Gogh. L’une des caricatures montrées par Samuel Paty a été publiée séparément par Charlie Hebdo, en 2012, après l’assassinat de l’ambassadeur américain en Lybie. C’est important de rappeler tout cela pour montrer que ces caricatures, même si elles peuvent paraître choquantes, s’inscrivent dans un contexte et qu’il ne s’agit pas d’une pure moquerie contre l’islam.
J’ai aussi prévu de présenter une caricature de Charlie contre le pape, pour montrer que ce n’est pas un journal islamophobe mais très laïc, anticlérical, dont l’un des chevaux de bataille est l’attaque des religions et de leurs abus. J’ai choisi le pape en train de sodomiser un écolier. Cela permettra à certains élèves de mieux comprendre ce que peuvent ressentir des élèves musulmans.
C’est d’abord un assassinat barbare que rien ne justifie. Mais on abordera aussi des points moins consensuels : 1. ce que cet attentat révèle de l’islamisme en France et de la présence des musulmans, avec les risques d’amalgame. 2 : les limites de la liberté d’expression, les caricatures de Charlie vont-elles trop loin, est-ce une bonne idée de les montrer, etc. Une décision de justice, rendue en 2007, permet d’y répondre : dans le cadre de la satire, un journal peut aller très loin. Il est essentiel de s’appuyer sur le droit. »
Les faits d’un côté, la rumeur de l’autre
Claire est enseignante d’histoire-géographie dans un établissement pénitentiaire en région, avec des jeunes majeurs et des adultes. « A la rentrée, lorsque je serai face à mes élèves, je compte commencer la séance par une caricature de Chaunu. Dans un premier temps, je ferai ressortir les mots-clés. Puis je ferai faire un tableau avec d’un côté, les faits connus depuis le 16 octobre, date de l’assassinat de Samuel Paty, et de l’autre côté, la rumeur via les réseaux sociaux. Il faut savoir que les détenus regardent exclusivement BFMTV, je leur ai posé la question, ils ne zappent même pas. Puis je terminerai par la loi sur la laïcité.
Je continuerai avec une séance sur l’histoire de la caricature, puis sur la caricature et la religion… Je pense montrer des caricatures d’enseignants, celles que je trouve excellentes de Fabrice Erre. Cela permettra de dédramatiser en montrant qu’un prof d’histoire, Fabrice Erre, se moque des autres profs. Plusieurs séances seront nécessaires autour de ces sujets.
Quand j‘ai des élèves candidats aux examens, je suis les directives d’Eduscol (le portail de l’éducation nationale proposant des ressources aux enseignants). Sinon, j’essaye de plus en plus de prendre du temps sur les notions des programmes d’EMC (enseignement moral et civique), sur les principes de la République, sur les discriminations, etc. Souvent ça les passionne. Ils sont contents car ce sont des sujets plus concrets pour eux. Juste avant les vacances, j’avais consacré un cours aux symboles de la République que beaucoup ne connaissent pas.
Je parlerai plus volontiers de cette rentrée après qu’elle ait eu lieu. Tout va dépendre de la réaction des élèves, du dialogue que nous aurons.»
Mettre les religions à distance à l’école
Emmanuel Deniaud est enseignant d’histoire-géographie au collège Toulouse-Lautrec, classé REP, à Toulouse. «La première chose à dire devant les élèves : aucune parole, qu’on la trouve juste ou non, ne devrait amener à se faire tuer. C’est la base : on ne peut pas se faire tuer car on a dit des mots dans une classe.
Je vais d’abord questionner les élèves pour savoir dans quelle mesure ils ont été choqués, le traumatisme. Il y aura eu les vacances avec le couvre feu, ils auront été encore plus que d’habitude devant la télé, les réseaux sociaux. Avec le bruit médiatique qui mélange tout, une partie va se sentir ciblée. Le danger serait alors qu’estimant qu’on accuse tous les musulmans, ils trouvent normal qu’il y ait des attaques contre ceux qui les accusent…
C’est la liberté pédagogique de chaque professeur mais pour moi, il est hors de question de montrer les caricatures de Charlie. Ce n’est pas du tout un recul. Simplement, je n’en vois pas l’intérêt, que ce soit avant ou après l’assassinat de Samuel Paty. Ou alors, si on les montre dans un cours sur la liberté d’expression, qu’on les accompagne d’un ensemble de documents dont un texte de représentant musulman les critiquant : les élèves ont besoin de voir que la liberté d’expression n’est pas à sens unique.
Nous ne sommes pas là pour défendre les caricatures de Charlie, mais pour dire que l’on ne mène pas d’attaques à cause de caricatures. Il y a moyen de réfléchir à la laïcité, de parler du blasphème, de ce qui est autorisé ou non en France, sans passer par ces caricatures. Et puis il y a la solidarité vis à vis des élèves musulmans.
Charlie a le droit de caricaturer et de critiquer l’islam et les religions, c’est l’expression libre d’un journal. Mais nous, nous sommes dans une classe de l’Éducation nationale. Et dans la République, une loi dit que les religions ne doivent pas intervenir dans l’enseignement. L’État, lui, est neutre face aux religions. A l’école, on doit les mettre à distance.
Nous sommes là pour rappeler la loi, ce qu’est la laïcité, ce que sont ses règles. C’est un principe affirmé dans la Constitution de la Vè République, très simple à rappeler aux élèves. Lorsqu’on s’appuie sur la loi existante, ça s’éclaircit pour eux.
Il faut écouter la parole des élèves même si elle est choquante. Ils ont le droit de s’exprimer dans le cadre de la classe. Quand des propos sont excessifs, on rappelle la loi, on leur montre leurs contradictions. On y arrive toujours. Nos élèves ne sont pas de futurs assassins.
La minute de silence, si l’on réunit tous les élèves du collège, ça ne marche pas – c’est trop lourd, il y a peu d’explications. En revanche, dans la classe, avec le professeur, on peut réfléchir ensemble et montrer la valeur de ce silence. »
Recueillis par Véronique Soulé