« Il ne viendrait pas à l’idée de faire pratiquer le saut en hauteur à des élèves en les faisant tous sauter à la même hauteur » : pourquoi alors le faire en cours de français quand on étudie des œuvres littéraires ? La question est posée par Pauline Lourdel, professeure de lettres à la cité scolaire Gambetta-Carnot à Arras. Et des réponses sont données dans une séquence autour de « Dom Juan » de Molière. Par exemple, des marque-pages interactifs sont proposés pour aider chacun.e dans sa lecture de l’œuvre en lui permettant de visualiser en ligne des extraits de représentations. En groupes, les élèves sont aussi amenés à réaliser des productions créatives, en l’occurrence des croquis de mise en scène avec note d’intention, ainsi qu’à concevoir leur cheminement dans l’œuvre, en l’occurrence à constituer un corpus de quatre extraits et à le problématiser. Eclairages sur des démarches susceptibles de favoriser en cours de français différenciation, engagement et autonomie…
Dans quel cadre avez-vous mené ce travail sur Dom Juan ?
J’étudiais avec une classe de seconde un groupement de textes argumentatifs du XVIIe siècle sur l’art de manier la parole et les pouvoirs du mensonge et de la manipulation pour convaincre un auditoire. Il s’agissait en fait d’interroger la maîtrise du discours à travers des textes fictionnels de genres différents. Les élèves ont ainsi eu à prendre parti pour Arnolphe ou pour Philinte dans la scène d’exposition du Misanthrope ; ils ont eu à étudier la stratégie oratoire du cerf dans « Les Obsèques de la lionne » ; ils ont enfin questionné la moralité et la cohérence des morales du « Chat Botté ». En guise de lecture cursive et dans cette perspective, je leur ai proposé d’étudier Dom Juan. Pour que les élèves s’approprient la pièce et en saisissent les enjeux, j’ai mené un projet de travail collaboratif qui avait pour objectif de faire concevoir un corpus problématisé par les élèves répartis en groupe, dans une démarche de différenciation pédagogique. Je souhaitais que les élèves se créent en groupe un parcours singulier dans la pièce de Molière.
Vous avez choisi de précéder la lecture de la pièce par une séance d’entrée dans l’œuvre : comment et pourquoi ?
Il m’a semblé utile de lancer ce travail par une séance collective pendant laquelle j’ai diffusé des captations de mises en scène de l’acte I de la pièce. Il s’agissait d’une part d’introduire la question de la représentation et, par la confrontation des choix dramaturgiques de Colette Romanov et de Daniel Mesguich, de faire comprendre aux élèves qu’une mise en scène procède de choix et de parti-pris qui sont des interprétations de l’œuvre. Ainsi, à partir de ces éléments, il s’agissait aussi par ailleurs de susciter chez les élèves l’envie d’entrer seuls dans la suite de la pièce en créant un horizon d’attente et en les invitant eux aussi à l’interprétation du texte. C’est pourquoi j’ai proposé à ce moment-là du projet de déterminer avec la classe des pistes possibles d’étude de la pièce : quels éléments étaient susceptibles selon eux de faire l’objet d’une attention particulière, voire d’une étude approfondie ? Nous avons ainsi déterminé quatre éléments. La mise en scène de Mesguich de 2002, et en particulier le jeu clownesque de Christian Hecq qui interprète Sganarelle, a d’emblée suscité en classe le rire, et partant, la proposition d’étudier la dimension comique de la pièce. Certains élèves ont alors réagi : le destin d’Elvire n’était-il pas comparable au sort réservé au personnage de Bérénice dans la tragédie de Racine que nous avons étudiée en début d’année ? C’est ainsi qu’une deuxième piste sur la dimension tragique de la pièce de Molière a été formulée. On voit ainsi que de commencer le projet par cette séance collective sur des captations de mises en scène permet de poser d’emblée les enjeux de la pièce. Les échanges qui ont suivi ont permis de mettre en évidence deux autres éléments : le rapport entre Sganarelle et les autres personnages et en particulier avec son maître Dom Juan, et enfin la personnalité singulière du personnage éponyme de la pièce.
Ma volonté dans ce projet était de laisser les élèves s’approprier la pièce de Molière et construire dans l’œuvre un chemin singulier. Mais il me semblait aussi indispensable d’accompagner ce cheminement. Par cette séance initiale il s’agissait de donner aux élèves des clefs pour poursuivre leur découverte de l’œuvre et les laisser ensuite cheminer seuls.
Vous aidez les élèves à lire la pièce en utilisant des marque-pages interactifs : de quoi s’agit-il ? comment les élèves ont-ils exploité cet outil ?
Avant d’entamer le travail collaboratif à proprement parler, les élèves avaient à lire la pièce intégralement à la maison. Deux raisons m’ont poussée à accompagner cette lecture solitaire par des marque-pages interactifs. La première procède en particulier du genre de l’œuvre : il me semble pertinent de proposer en même temps que les élèves lisent la pièce des captations de mises en scène de certains passages de manière à se représenter l’œuvre dans sa dimension dramaturgique. Ensuite, ces marque-pages permettent aussi d’aider à la compréhension littérale de la pièce par des contenus que j’ai sélectionnés et qui permettent aussi d’ouvrir la réflexion vers d’autres champs. Il s’agit en fait de marque-pages constitués de QR-codes qui renvoient à des contenus vidéos (en l’occurrence : des captations de mises en scènes, un extrait de l’Amadeus de Milos Forman, un extrait du Don Giovanni de Mozart par Fabio Luisi donné à New-York en 2011 par exemple) que les élèves placent dans leur livre aux pages indiquées. Je prends soin de préciser en quelques mots sur le marque-pages le contenu de la vidéo. Je me suis au préalable assurée que tous mes lycéens disposaient d’un smartphone et d’une connexion internet chez eux, puisque c’est essentiellement en dehors du lycée que les élèves lisent leurs lectures cursives. Nous avons également manipulé rapidement en classe les smartphones pour que tous comprennent techniquement comment fonctionne le QR-Code et à quoi il renvoie. Cette manipulation prend quelques minutes et tous prennent rapidement en main le marque-pages et son fonctionnement. Tous n’ont en définitive pas utilisé les marque-pages de la même façon : certains regardent les contenus en même temps qu’ils lisent, d’autres attendent d’avoir fini leur lecture pour accéder aux vidéos. Je m’aperçois en tout cas que pendant les échanges qu’ils ont entre eux pendant la phase collaborative du projet, les élèves font appel à des éléments qu’ils ont vus sur les vidéos et dans les mises en scènes proposées. En cela, le marque-pages accompagne en fait tout le projet.
Un travail créatif a été proposé aux élèves autour d’une scène de la pièce : lequel ? comment avez-vous différencié le travail durant cette phase ?
Toujours pour réfléchir à la dramaturgie de la pièce, j’ai proposé aux élèves répartis en groupe un travail d’appropriation et de réflexion sur la scène 4 de l’acte II, scène dans laquelle Dom Juan promet le mariage à Charlotte et à Mathurine à tour de rôle, grâce à des apartés. Il s’agit-là d’une scène qui propose un vrai défi de mise en scène, celui de la représentation sur le plateau de l’aparté, convention théâtrale admise par le spectateur mais à laquelle il s’agit néanmoins de faire croire. Pour cela, j’ai demandé aux élèves d’imaginer qu’ils étaient assistants à la mise en scène de la pièce et que le metteur en scène les sollicitait pour lui proposer une solution de représentation de ce passage, en s’attachant en particulier à la mise en scène de ces apartés. Les élèves devaient produire en groupe une note d’intention accompagnée de croquis de mise en scène. J’ai différencié les documents d’accompagnement fournis avec la consigne de l’exercice en fonction des groupes d’élèves que je juge plus ou moins autonomes. Je laisse dans un premier temps les groupes réfléchir seuls à leurs propositions et ensuite j’apporte les contenus : aux élèves les moins autonomes, je propose un document qui contient trois QR-Codes qui renvoient à trois mises en scènes différentes de la scène (compagnie Côté cour – 2013, Jacques Lassalle -1993 et adaptation cinématographique de 1965) ; aux groupes intermédiaires, je propose un document avec trois photogrammes de la scène dans trois mises en scène différentes (Daniel Mesguich – 2002, Comédie française – 2002, et Jacques Lassalle – 1993) ; enfin, les élèves les plus autonomes ont à visionner une vidéo qui définit le concept de double énonciation et explique son fonctionnement, de façon à venir nourrir et enrichir leur note d’intention. La différenciation consiste ici à expliciter davantage les attentes de l’exercice pour certains élèves et de permettre à d’autres d’enrichir une réflexion déjà bien aboutie. D’ailleurs, on note que les propositions faites par les groupes qui avaient accès à des extraits vidéos de mises en scène sont assez singulières : libérés par les exemples, ils sont capables d’exercer leur créativité pour aboutir à une proposition convaincante comme celle de faire jouer la scène dans un cinéma, les personnages assis face aux spectateurs, dans un jeu de miroirs riche de sens.
Les élèves mènent aussi en groupes un travail plus global autour de la pièce : comment constituez-vous les groupes ? quelle est la consigne de travail commune ? quelles sont les modalités de travail spécifiques aux différents groupes ?
Le cœur du projet consiste en effet à constituer en groupe un corpus de quatre textes extraits de la pièce et à le problématiser. Mon objectif était celui que les élèves s’approprient Dom Juan en adoptant un parcours de lecture singulier qu’ils définiraient ensemble et sur lequel ils seraient amenés à débattre. Sélectionner des passages et questionner ce corpus les ont amenés à questionner l’œuvre et à en exprimer les enjeux. Mais les laisser tous en autonomie complète me semblait inefficace : s’assurer de la compréhension littérale de l’intrigue, savoir choisir un passage et en définir les bornes, et surtout mettre en tension des textes pour que le questionnement sur l’œuvre soit pertinent, sont des tâches complexes et qui nécessitent d’être préparées pour la plupart des élèves, mais sans doute pas pour tous de la même façon. C’est en cela que j’ai différencié l’activité. La consigne de travail est commune pour la classe mais le parcours pour constituer ce corpus est plus ou moins accompagné. J’ai ainsi constitué huit groupes d’élèves en fonction de leur degré d’autonomie face à la lecture des textes. A chacun, j’ai attribué de manière aléatoire une des quatre pistes d’étude envisagées lors de la séance liminaire (le comique, le tragique, le personnage de Dom Juan, la relation entre Dom Juan et Sganarelle).
Le travail a lieu en milieu d’année et j’ai pu identifier ce degré d’autonomie lors de travaux préalables. Ainsi je sais pouvoir constituer deux groupes d’élèves « autonomes » : la consigne est comprise rapidement et je peux les laisser seuls déterminer un parcours de lecture. Je m’assure aussi pour que le débat interprétatif soit efficace de constituer des groupes d’élèves qui s’entendent et qui ont l’habitude de travailler ensemble. De la même manière, je savais que pour certains élèves la consigne serait complexe et le travail demandé exigeant : c’est pourquoi j’ai constitué deux groupes d’élèves très accompagnés. Ces huit élèves bénéficiaient de deux types de ressources : d’abord, une invitation à relire une dizaine de scènes de la pièce en fonction de l’entrée qu’ils avaient à étudier ; ensuite, un questionnement sur la problématisation avec des exemples de questions possibles sur l’œuvre dont il fallait juger de la pertinence. Enfin, quatre autres groupes ont bénéficié soit du premier accompagnement (la sélection de scènes à relire), soit du deuxième (la problématisation).
La principale difficulté de l’exercice a consisté à poser une question pertinente sur l’œuvre. Ainsi, une mutualisation a été nécessaire pour définir les enjeux d’une bonne problématique, à savoir une question ouverte qui ne suppose pas sa réponse dans sa formulation et qui permette de mettre en tension les textes du corpus constitué. Ainsi, les élèves ont-ils fini par se demander : « Dans cette pièce, peut-on dire que la tragédie d’Elvire est similaire à celle de Bérénice ? », « Doit-on avoir pitié des personnages d’Elvire, du pauvre homme et de Dom Juan ? », « Qui est le personnage principal de la pièce ? », ou encore par exemple « Quelles convictions Dom Juan défend-il ? », ou « La relation entre Sganarelle et son maître est-elle basée sur l’hypocrisie ? ». Toutes ces questions ne répondent pas forcément parfaitement à la définition d’une problématique littéraire mais toutes présentent au moins l’intérêt de proposer un vrai questionnement sur la pièce. Pour certains groupes, il a fallu aussi déterminer ce qui constituait un « texte » dans un corpus, certains se contentant parfois d’une citation d’une ou deux lignes. Il a ainsi fallu définir ce qui pouvait constituer un texte convenable et réfléchir en particulier aux bornes de l’extrait sélectionné.
Enfin, j’ai demandé aux élèves de produire une justification de la cohérence de leur corpus et de la pertinence de leur problématique pour étudier ce groupement de textes. Les élèves étaient invités à rédiger cette justification ou à l’enregistrer. Passer par l’oral peut sembler plus évident à certains. Là encore, la consigne était la même pour les huit groupes mais la production attendue était différenciée, cette fois en laissant le choix aux élèves de produire un écrit ou un oral d’argumentation.
Des étapes de mutualisation entre les groupes sont aussi mises en place : comment s’opèrent-elles ?
Le travail a été évalué : pour chacun des groupes, j’ai jugé de la pertinence de la problématique, de la cohérence du corpus et de la qualité de l’argumentation. J’ai aussi formulé des conseils d’amélioration du travail pour perfectionner chacun des corpus. Mais afin varier l’activité et surtout pour permettre aux élèves de comprendre les conseils donnés, j’ai constitué des « maxi-groupes », c’est-à-dire que les deux groupes qui travaillaient sur la même piste initiale se sont regroupés (pour constituer désormais quatre groupes dans la classe) et chacun d’eux a explicité au groupe partenaire à la fois ses choix et les conseils d’amélioration que j’avais formulés de manière à ce que ce soit le groupe partenaire qui soit chargé de l’amélioration du corpus, et réciproquement. Les élèves devaient alors se plonger dans la pensée d’autres élèves et perfectionner un corpus qui n’était pas le leur, soit en ajoutant un texte, soit en en modifiant un, et en justifiant leur choix. Ce travail prépare aussi l’évaluation finale ; de façon individuelle cette fois, mais toujours de manière différenciée, les élèves ont à choisir un des trois exercices proposés : problématiser un groupement que j’ai constitué et justifier, améliorer un corpus et justifier ses choix, ou enfin proposer un corpus répondant à la problématique « Dom Juan est-il un personnage séduisant ? ».
Durant la séquence, les exercices habituels du français au lycée ont été esquivés, en particulier la lecture analytique d’extrait : pourquoi ce choix ? quels vous semblent les intérêts du travail de constitution de corpus et de problématisation ?
Il s’agissait pour moi d’enrichir une séquence d’argumentation par une lecture complémentaire dans laquelle je souhaitais que les élèves s’engagent. Le travail a été en définitive plus riche que ce que j’avais imaginé initialement : de lecture cursive, le travail d’appropriation de Dom Juan s’est transformé en véritable étude collaborative de la pièce et pourrait en quelque sorte constituer une séquence en soi. Effectivement, aucune lecture analytique n’a été menée à proprement parler, et pourtant les élèves ont débattu de la pièce, du sens de certains extraits, ont exercé leur sensibilité et ont eu à justifier des choix d’interprétation, tant de compétences exercées en lecture analytique. Il me semble ainsi que de demander aux élèves de constituer un corpus et de le problématiser leur permet en fait de réfléchir en profondeur aux enjeux d’une œuvre et nécessite un engagement véritable. En cela, ce travail est particulièrement fécond et facilite ensuite le travail mené dans les exercices codifiés comme le commentaire.
Au final, quels vous semblent les enjeux de cette pédagogie différenciée de la littérature à l’œuvre dans votre travail ?
Il ne viendrait pas à l’idée de faire pratiquer le saut en hauteur à des élèves en les faisant tous sauter à la même hauteur. De la même façon que je pense que tous les exercices demandés dans notre discipline ne sont pas réalisables de la même façon par tous les élèves : certains ont besoin d’être plus accompagnés tandis que l’on peut proposer à certains autres élèves d’enrichir leur réflexion ou d’être plus autonomes. Il ne s’agit pas d’être moins exigeant avec certains, et les élèves le comprennent très bien. Les tâches demandées restent complexes mais le cheminement pour les réaliser est jalonné de coups de pouce permettant à tous de progresser dans leurs savoirs et leurs savoir-faire.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut