Par Bernard Collot
Réfléchir aux temps d’apprentissage c’est penser l’Ecole nous dit Bernard Collot. Pour lui dans l’école traditionnelle la question des rythmes scolaires ne peut pas être résolue. C’est le scolaire qu’il faut changer…
« Il est temps de faire tes devoirs et d’apprendre tes leçons ! ». En général l’injonction se situe entre 17 heures, au mieux, et 20 heures ou parfois plus tard. Pas de chance, les chronobiologistes nous disent qu’il aurait mieux valu que cela se passe entre 9 et 12 heures ou 15 et 16 heures ! Comme il est bien connu que l’on va à l’école pour « apprendre », celle-ci, dans sa fonction officielle, pourrait se réduire à trois petites heures le matin et une l’après-midi ! Et basta !
Il est aussi bien connu que l’on apprend tout le temps et toute sa vie. Alors ? Il est curieux que dans le serpent de mer des rythmes scolaires on ne questionne pas le terme « apprendre » et la fonction qu’y occupe l’école si tant est que l’on s’accorde sur son utilité. Lorsque l’on demande à un enfant « d’apprendre » ses leçons cela signifie encore le plus souvent de mémoriser un texte pour pouvoir le réciter ensuite. Comme apprendre une chanson. On peut supposer qu’à l’école on aura essayé de « comprendre » ce qui laisse supposer aussi que dans les représentations collectives comprendre n’est pas apprendre !
Les fonctions officiellement assignées à l’école sont celles de la transmission des savoirs, enfin, un certain nombre de savoirs dûment répertoriés comme nécessaires au fonctionnement de la société établie. Elles n’ont que peu varié dans l’histoire de l’école. Au temps de la scolastique du moyen âge, il s’agissait de répéter et de reproduire la pensée unique (objectif clairement affirmé). Au temps du ratio-studorium des jésuites, il s’agissait de sélectionner les savoirs nécessaires à la formation de l’élite (premier programme structuré) qui allait avoir à transmettre la bonne pensée et à diriger dans son cadre (objectif encore clairement affirmé). Cela s’est un peu compliqué ensuite où sont apparus les notions d’apprentissages et de compétences (comment se réalise l’apprendre), puis d’acquisition (pouvoir réinvestir l’apprendre). Apprendre à lire devenait un problème ! Pas qu’un problème pédagogique : Anne Querrien a souligné qu’il a été mis fin à l’expérience de l’enseignement mutuel (première moitié du XIXème siècle) au profit des méthodes des frères de l’école chrétienne lorsque l’on s’est aperçu qu’enfants et adolescents, et même adultes, apprenaient trop bien… à lire. « Savoir lire » est évidemment subversif, suivant ce que l’on entend par savoir lire.
Lorsque l’on assigne au temps de l’école l’assimilation d’un certain nombre de « savoirs » ou même de « savoir faire », ce n’est évidemment pas neutre. En admettant qu’ils soient justifiés, il n’empêche qu’il faut bien se poser le problème du « comment on apprend » pour pouvoir provoquer et conduire artificiellement des processus dans des temps prédéterminés et collectifs, les temps scolaires. Processus cognitifs, actes cognitifs ! Déduction, induction, abduction veulent définir des processus de raisonnement aboutissant à des connaissances. Faut-il encore faire enclencher ces processus au moment adéquat, simultanément pour un ensemble d’enfants, pour viser une connaissance elle aussi prédéterminée.
La notion d’énaction mise à jour par Varela et Maturana est encore plus embarrassante. « … la cognition, loin d’être la représentation d’un monde pré-donné, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le monde. ». Ce que disait aussi Merleau-Ponty, « l’organisme, selon la nature propre de ses récepteurs, les seuils de ses centres nerveux et les mouvements de ses organes, choisit dans le monde qui l’entoure les stimuli auxquels il sera sensible. ».
Ce que les sciences cognitives découvrent quotidiennement aujourd’hui est bien embarrassant pour un système éducatif fondé sur le taylorisme scolaire, découpant tout : l’être (temps de l’enfant, temps de l’élève), les populations d’âge, les matières (programmes), les temps de transmission ou d’acquisition (horaires, emploi du temps), les spécialisations des OS chargés de la même fonction, apprendre… aux autres !
Pourtant, nous devrions le savoir sans même l’apport des scientifiques. Comment l’enfant réalise le plus fabuleux des apprentissages qu’il aura à effectuer, celui de la parole ? Si nous ignorons encore tous les processus cognitifs que chaque enfant met en branle, nous savons cependant dans quelles conditions il effectue cette extraordinaire construction. Elles sont simples, les constats sont à la portée de tous.
L’enfant n’apprend à parler que parce que, dès sa naissance et même pendant la gestation, il vit dans une entité, la famille, où l’on parle, où on lui parle. Un espace où la parole constitue le langage symbolique et social qui permet à la fois d’exister dans un groupe et de faire exister le groupe auquel on doit nécessairement appartenir pour survivre (animal social). Ce n’est pas un savoir transmis, c’est la construction et la complexification d’un outil neurocognitif, un langage. Victor de l’Aveyron, avec le même bagage neuronal originel, a appris à comprendre les loups mais ce qu’il s’était construit ne pouvait plus être opérationnel dans le langage humain. Tout apprentissage, quel qu’il soit, est la résultante d’une complexification neuronale et résulte en une complexification neuronale.
Cet apprentissage n’est pas programmable. Si on peut en déterminer des stades approximatifs comme Piaget l’a fait pour la construction de l’intelligence, la sinusoïde du temps où s’effectue la construction cognitive, n’appartient qu’à la personne et dépend des espaces de vie et des entités dans lesquels cette construction s’effectue (famille, quartier, école… rue). Les stimuli (environnement) qui déclenchent les processus sont infinis et imprévisibles. Ce qui est visible, c’est le tâtonnement constant et continu dans lequel s’effectue la construction du langage oral verbal. Un tâtonnement qui n’a pas de fin déterminée, pas de linéarité, une praxis dont la fin est sans cesse repoussée plus loin. L’apprentissage ne se clôt pas à tel ou tel moment et se poursuit en continuité.
Il ne vient jamais à l’esprit d’un parent de penser « je lui ai appris à parler ». L’apprentissage dont la source et l’auteur n’est que l’enfant s’effectue dans l’interaction et l’interrelation avec son entourage. Si celui-ci y contribue, c’est également dans un tâtonnement constant d’encouragements, de rectifications, de sollicitations, de propositions… Enfin, sauf cas pathologiques rares, tous les enfants apprennent à parler !
Si j’ai pris l’apprentissage du langage oral verbal comme point d’appui, c’est parce que ce que l’on demande à l’école n’est que la poursuite de la construction d’autres langages relevant des mêmes processus, des mêmes finalités, des mêmes conditions, des mêmes nécessités à la fois d’appartenance à des groupes sociaux, de compréhension de l’environnement, de création et d’interprétations de mondes différents. Les langages ont créé des mondes (monde de l’écrit, monde mathématique, monde scientifique…) qui ont modifié l’environnement dans lequel on vit. En même temps ils ont aussi produit l’environnement symbolique à interpréter dans les langues, objets devenus communs. Les langues (orales, écrites, mathématiques, scientifiques…) ne sont que des objets (agencements sémiotiques) standardisés par une société. La vision mathématique des Mundurukùs étudiés par Pierre Pica ou des Hopis, étudiés par Whorf, n’est pas la même que la nôtre mais elle est cohérente et ils ont créés des univers tout aussi vivables en manipulant d’autres langues, y compris une langue mathématique. Les langues ont nécessité des langages (outils neurocognitifs) pour être produites et nécessitent que se construisent des langages pour les interpréter, les manipuler. Comme le langage oral, les autres langages sont à construire. Les connaissances qu’ils ont produites ne sont pas transmissibles, ce sont les langages, outils neurocognitifs à construire et à complexifier, qui les rendent appréhensibles, accessibles.
En nous plaçant dans cette optique de construction des langages, l’école devrait devenir un simple espace de vie (et non une stabulation d’apprentissage industriel) où l’environnement interne va favoriser la construction de langages moins utilisés ou moins visibles dans l’espace familial pour la réalisation de l’infinité de projets individuels qui naissent de la vie et qui font la vie. Une entité, comme la famille en est une, qui existe et vit aussi par d’autres langages. Ce n’est plus alors le temps assigné à telle ou telle activité qui module la vie, c’est la vie, les projets et l’activité qui en découle, qui module le temps et induit la complexification d’autres langages. L’apprentissage est une conséquence, pas un préalable.
C’est ce renversement que j’ai vécu dans ma classe unique et qui est celui de ce que j’ai appelé une école du 3ème type. Lorsqu’un petit y arrivait, il pénétrait dans un espace où d’autres écrivaient, lisaient, mathématisaient, expérimentaient, non pas dans des exercices mais parce que ces langages dont ils poursuivaient la construction étaient utilisés, avaient les moyens d’être utilisés pour réaliser, poursuivre, prolonger différemment n’importe quel projet né des besoins, des envies, de ce que Atlan a appelé le « bruit ». Dans l’espace et l’entité école, la mouche de l’allégorie de la « pédagogie de la mouche » a la possibilité de provoquer d’autres interactions, dans d’autres langages, alors que l’espace familial est essentiellement cimenté par le seul langage oral. Ainsi l’école ne peut être que multi-âge si l’on veut que les langages plus spécifiques qui lui sont assignés, aux divers stades de leur construction, préexistent quand l’enfant y arrive, soient ce qui la fait vivre, créent dans son enceinte des mondes dont l’existence donne envie de les conquérir, d’appartenir.
Le découpage du temps c’est aussi celui des espaces et des temps de vie soigneusement cloisonnés. Il brise l’unicité de la personne et la continuité de sa construction. J’entre à l’école, je quitte mon habit d’enfant et j’endosse ma veste d’élève, d’apprenti, et je dois oublier ce qui me constituait avant de franchir la grille. Cognitivement et affectivement, c’est impossible. Dans une école du 3ème type (comme plus ou moins dans les pédagogies modernes), tous les espaces de vie, donc aussi tous les temps de vie de l’enfant, interfèrent, s’interpénètrent, se nourrissent les uns des autres. S’ils sont différents, l’enfant les traverse unifié, les unifie. Il peut y inscrire la courbe de son propre temps.
J’ai pu écrire que dans ma classe unique ou dans une école du 3ème type, le problème des rythmes de l’enfant n’existait pas. Ni dans la quotidienneté, ni dans la durée. Peu importait qu’un enfant y arrive avant ou après l’heure officielle, qu’il y reste plus tard, qu’il y revienne les jours de congé pour poursuivre un projet, voire s’y réfugier (nous avions réalisé l’ouverture permanente), qu’il se plonge à telle heure dans une recherche mathématique pendant qu’un autre préférait écouter ou faire de la musique ou qu’un autre avait besoin d’aller rêvasser au bord de la mare ou se défouler dans une partie de foot. Il s’inscrivait dans ses propres rythmes fluctuants sans troubler l’organisation collective fruit de l’auto-organisation qui permet la réalisation des projets et la constitution d’une entité.
Qu’à l’entrée au collège ces enfants aient bien construit les apprentissages requis (au moins aussi bien que les autres, sinon cette classe unique n’aurait pas perduré 35 ans !), n’est pas plus étonnant que le fait qu’ils aient réalisé dans la famille l’apprentissage le plus difficile et le plus extraordinaire qui soit. C’est ce qu’Alain Berthoz appelle la simplexité : en se centrant sur une conception et une mise en œuvre simples, celle de la construction des langages, on élimine la complication mais on permet la complexité.
Il n’y a pas que le problème des rythmes scolaires qui est insoluble dans la conception de l’école telle elle est encore. Tous ceux évoqués ces dernières décennies relèvent de la même quadrature du cercle : programmes, évaluation, violence, motivation, méthodes… échec… de l’institution. Si on fait l’impasse sur les arrière-pensées politiques qui induisent l’instauration et surtout le maintien des systèmes sociaux, il n’empêche que nous sommes toujours prisonniers de nos représentations, de ce que Castoriadis appelle l’imaginaire collectif et qui nous transforme en individus hétéronomes. Plus qu’une révolution scolaire, c’est un changement de paradigme éducatif que nous devons urgemment réaliser.
Bernard Collot
Bernard Collot publie « Chroniques d’une école du 3ème type » – 47 chroniques – 160 pages.
L’école que Bernard COLLOT appelle « une école du 3ème type » est née d’une quarantaine d’années de pratiques en classes multi-âge dont une vingtaine d’années en classe unique.
Il l’a décrite et théorisée dans d’autres ouvrages dont « Une école du 3ème type ou la pédagogie de la mouche », éd.L’Harmattan, et « L’école de la simplexité ».
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