Par Choukri Ben Ayed
« Le système éducatif dans son ensemble, a davantage à perdre qu’à gagner dans ce projet de réforme de l’évaluation des enseignants », écrit Choukri Ben Ayed, professeur de sociologie à l’université de Limoges. Pour affirmer cela, il démonte pièce par pièce le raisonnement qui sous-tend le projet de décret ministériel. Non, « l’effet maître » n’est pas démontré. Oui, l’évaluation voulue par le ministère est en contradiction avec la dynamique collective que lui-même met en avant. Au final, l’import des techniques de management entrepreneuriales dans le système éducatif ne peut être que négatif. Alors que le gouvernement vient de repousser la date ultime de réforme de l’évaluation, ce texte sape les fondations du projet Chatel.
Des propositions de Fondapol au décret Chatel, les thèmes de l’autonomie et de la responsabilité se sont imposés comme des évidences, et avec eux celui de la refonte de l’évaluation des enseignants. Fait nouveau, c’est au seul chef d’établissement que serait désormais confiée cette tâche dans le second degré. Si l’on considère aujourd’hui comme acquis le fait que l’individualisation des carrières, le localisme et l’autonomie constituent des outils de dérégulation des statuts et du service public d’éducation, nous allons tenter néanmoins de prendre ici le thème de l’évaluation au sérieux. Les tensions et les oppositions actuelles résultent en effet, selon nous, moins d’un refus radical de toute forme d’évaluation, que d’une façon de l’imposer infondée, dangereuse et à terme contre productive.
Les contradictions de la communication gouvernementale sur l’évaluation
Nombre de textes ministériels insistent depuis plusieurs années sur la nécessité d’imposer la « culture de l’évaluation ». L’évaluation et la performance revêtent même un caractère juridique, intégrées dans différentes lois (notamment les lois d’orientation sur l’école ou la LOLF). L’évaluation est souvent associée à l’idée d’accroître l’efficacité de l’école. Pourtant les objectifs et les valeurs qui la sous-tendent demeurent flous. De quelle efficacité s’agit-il ? Dégager une élite ? Favoriser la réussite de tous les élèves ? Réduire les inégalités ? Un même vocable peut revêtir des significations très différentes. Quand bien même la rhétorique de l’évaluation est martelée, elle ne suffit pas à lever ces ambiguïtés.
Si le ministère souhaite par ailleurs promouvoir de façon crédible une « culture de l’évaluation », encore faudrait-il qu’il fasse sienne cette résolution. Rappelons l’article du Monde du 12 décembre dernier qui s’inquiète de la dissimulation ou du retard grandissant des évaluations de l’école à tel point qu’il est difficile aujourd’hui de connaître le niveau réel d’acquisition des élèves, l’efficacité de certaines mesures récentes comme le sport à l’école, l’accompagnement éducatif, l’assouplissement de la carte scolaire, les internats d’excellence, etc.
L’association des journalistes en éducation vient à son tour de s’émouvoir de la baisse drastique des publications des notes d’information de la DEPP ou des rapports de l’Inspection générale, alors que les statisticiens et chercheurs s’inquiètent de l’instrumentalisation des évaluations à des fins politique et de communication. Lorsque ces évaluations existent, elle sont bien souvent frappées de déni de réalité, dès lors qu’elles épinglent les effets négatifs des choix politiques, comme ce fut récemment le cas à propos des évaluations PISA. Il y a en effet encore beaucoup à faire pour imposer une réelle « culture de l’évaluation ».
L’évaluation des enseignants : retour sur un problème mal posé
Jusqu’à présent le principe de l’évaluation faisait l’objet d’un relatif consensus. Pourquoi ? Car, sous sa forme actuelle, elle repose sur deux piliers : individuel et collectif. Individuelle, l’évaluation est réalisée par le regard croisé d’un inspecteur et du chef d’établissement, le premier ayant davantage de poids que le second car son évaluation relève du cadre pédagogique et disciplinaire. Certes cette évaluation a fait l’objet de critiques concernant notamment la confusion entre gestion des carrières et contribution à l’amélioration globale du système éducatif ou quant à son incapacité à promouvoir et valoriser des pratiques collectives. Néanmoins cette évaluation croisée n’a pas été remise en cause sur son principe.
La seconde forme d’évaluation est collective, pensée comme l’évaluation du système éducatif lui-même et des divers dispositifs éducatifs qui le composent. Ce sont ces évaluations qui font le plus souvent défaut par leur rareté ou leur manque de pertinence. Ces évaluations s’intéressent en effet (dans le meilleur des cas) aux progrès des élèves, aux conditions d’apprentissage et à la maîtrise des savoirs. Si elles sont appréhendées à une échelle agrégée, c’est parce que l’efficacité d’un dispositif éducatif résulte de la combinaison de différents types d’acteurs dans et en dehors de l’école. Elle engage à ce titre la responsabilité de l’administration elle-même : le dispositif a-t-il été bien pensé au départ ? Répondait-t-il à un besoin réel ? La réponse institutionnelle était-elle pertinente et adaptée ? Les moyens consentis étaient-ils suffisants ? L’institution a-t-elle suffisamment formé et accompagné les professionnels qui le mettent en œuvre ? Les responsables intermédiaires (inspections, collectivités locales, chefs d’établissements), se sont-ils appropriés le dispositif ? L’ont-ils suffisamment traduit, relayé au plan local ? Ce type d’évaluation révèle la dimension complexe de l’action éducative qui appelle des modes d’investigation adaptés.
L’action éducative : responsabilité individuelle ou collective ?
Les recherches qui tentent d’appréhender « l’efficacité » propre des enseignants sont ainsi confrontées à de redoutables difficultés méthodologiques et procèdent de protocoles scientifiques particulièrement élaborés. Même dans ces conditions elles parviennent difficilement à isoler un « effet maître » totalement indépendant de la composition des classes ou des caractéristiques de l’environnement scolaire. Les recherches consacrées à l’influence des contextes locaux sur les apprentissages insistent notamment sur les jeux de concurrence entre les établissements et les phénomènes ségrégatifs qui relèvent pour une bonne part des choix effectués en matière de politique éducative (voir S. Broccolichi, C. Ben Ayed, D. Trancart et al. Ecole les pièges de la concurrence, La découverte 2010).
La « performance » éducative est donc co-produite par une multitude d’acteurs et de processus imbriqués. Cela est d’autant plus vrai dans le second degré où l’élève est soumis à une diversité de contextes pédagogiques et de modes d’encadrement. Sans oublier qu’une partie de cette « performance » peut être également partiellement imputable aux modes d’encadrement de l’élève en dehors de l’école, dans la sphère familiale ou dans des structures spécialisées d’accompagnement ou de soutien scolaire.
Cette complexité de l’action éducative interdit donc toute forme d’évaluation et de notation de type technocratique qui chercherait à mesurer et surtout isoler injustement la contribution propre d’un acteur singulier. Comment le chef d’établissement seul, fût-il rigoureux, pourrait maîtriser l’ensemble des aspects méthodologiques et techniques d’une évaluation scientifiquement fondée ? Avec quel temps et quels moyens ? Le non sens qui résulte de cette nouvelle figure imposée de l’évaluation individuelle des enseignants ne dissimule que très difficilement sa vocation à mettre sous pression les enseignants plutôt que de réellement améliorer les conditions de scolarisation.
L’évaluation individuelle est-elle compatible avec l’idée de dynamique collective ?
Depuis le début des années quatre-vingt les discours ministériels multiplient les incitations au travail collectif. C’est le cas du projet de décret actuel qui se soucie moins des conditions pratiques de ces dynamiques collectives que de les réduire à un objet d’évaluation-sanction. Ces dynamiques relèvent-elles de la responsabilité individuelle des enseignants, de l’organisation des établissements scolaires ou du rôle du chef d’établissement ? Tous ces facteurs sont bien évidemment indissociables et l’on comprend difficilement ce qui justifie de réduire le travail collectif à une modalité d’évaluation individuelle. Pire encore, ce type d’évaluation entre en totale contradiction avec cet objectif, l’évaluation individuelle est en effet davantage de nature à attiser les concurrences et les rivalités entre les personnels ou encore les replis sur soi qu’à encourager des coopérations.
Le chef d’établissement au centre des contradictions du système éducatif
La littérature sociologique fait souvent mention d’établissements qui se redressent ou au contraire déclinent spectaculairement du fait de l’action du chef d’établissement. Ce corps professionnel, loin d’être homogène, pourrait bien à son tour entrer dans la spirale des évaluations gigognes. En l’espèce le projet de décret est de nature à terme à déstabiliser les chefs d’établissements eux-mêmes. Au carrefour des contradictions du système éducatif, à la tête d’établissements déjà fortement fragilisés par d’autres réformes, et accueillant des enseignants de moins en moins préparés à l’exercice du métier, les attentes à leur égard risquent d’être considérables.
Des exemples récents comme ceux de France Telecom, ou de Pôle Emploi, montrent que les professionnels particulièrement soumis à la pression managériale, sont également ceux dont la fonction consiste à évaluer et contrôler leurs subordonnés et tenus d’honorer des objectifs souvent impossibles. Les chefs d’établissements pourraient bien également faire les frais de ces injonctions paradoxales : faire du commun tout en individualisant, réduire les inégalités devant l’école dans un système de plus en plus autonomisé et fragmenté, améliorer les conditions d’apprentissage lorsqu’elles n’ont jamais été aussi dégradées…
Comment du reste envisager le quotidien des établissements, si le décret en venait à entrer en vigueur ? Les chefs d’établissement pourraient-ils réellement assumer les tensions qui résulteraient d’évaluations négatives et jugées illégitimes ? En cas de défaillance, n’y aurait-il pas un risque de voir des équipes pédagogiques se retourner contre le chef d’établissement, comme c’est déjà le cas dans certains établissements concernés par les expérimentations du programme ECLAIR ? (voir l’article de Mediapart du 15 novembre 2011). Pour éviter toute forme de conflit certains chefs d’établissement ne seraient-ils pas amenés à « modérer » leurs évaluations pour garantir la paix sociale ? Les désordres qui pourraient résulter des tensions trop grandes entre une équipe pédagogique et son chef d’établissement pourraient en effet être mal perçues par les parents, par la hiérarchie et par les personnels tentés de fuir, contribuant ainsi à fragiliser l’établissement lui-même dans un contexte déjà hautement concurrentiel.
L’analyse du projet de décret montre, selon nous, que le système éducatif dans son ensemble, a davantage à perdre qu’à gagner dans ce projet de réforme de l’évaluation des enseignants, éloigné des réalités de l’action éducative et dont les objectifs sont trop confus ou masqués. Les trop fortes contradictions que nous avons mises au jour montrent ce qui est au centre de ce décret : ce ne sont pas les objectifs d’amélioration de la qualité du service public d’éducation, mais plutôt les transformations des modes de gestion des ressources humaines inspirées du modèle de l’entreprise. Autant dire que ce type de décret contribuerait à accélérer la crise de l’école et à annihiler le sens même de la notion de service public.
Choukri Ben Ayed
Liens :
Notre dossier Evaluer les enseignants
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2011/[…]
Fondapol des propositions qui ne valent pas grand chose
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2011/12/121220[…]
On fait fausse route