Quand un livre aborde des questions importantes, on s’y intéresse… Mais lorsque les auteurs de ce livre se permettent d’utiliser des méthodes et procédés rhétoriques discutables, on regrette qu’à des bonnes questions qui méritent toute notre attention, ils ne permettent pas au lecteur de faire lui-même le travail d’analyse, mains tentent d’imposer leurs réponses. Dès la quatrième de couverture on peut y lire un propos qui n’est qu’une rumeur sur les choix éducatifs des dirigeants d’entreprise informatiques de la Silicon Valley. En d’autres termes ce livre, opportun en cette période rentrée, favorable aux ventes d’ouvrages polémiques, ne sera qu’un opus de plus dans la galerie des ouvrages qui sont avant tout polémiques mais pas provocateurs.
Des idées peu étayées
Mais quel est donc l’idée défendue par ce livre ? Refuser l’introduction du numérique dans le milieu scolaire et en particulier le plan numérique proposé par le gouvernement (équipement des élèves de cinquième d’un équipement individuel mobile). Dès lors que cette idée est exprimée, tous les moyens sont bons pour tenter de convaincre les lecteurs. L’indigence des arguments et surtout leur partialité entachent le discours et le décrédibilise C’est dommage car de bonnes questions sont posées. Même s’ils ne sont pas, loin de là, les premiers à les poser (les auteurs ne savent pas que des chercheurs ont critiqué très vivement le ministère quand il a proposé ce plan en le lui envoyant ainsi qu’au CNNUM). De même un long plaidoyer très technique sur le danger écologique du déploiement du numérique n’est pas nouveau, et le détail apporté à cette présentation tranche avec de nombreuses idées peu ou pas étayées mais surtout affirmées, toujours accompagnées de commentaires ironiques, négatifs, pas étayés.
En fait ce livre propose trois thèmes qui portent la critique :
– le premier, le numérique n’a rien à faire à l’école; Cette question est constamment débattue au quotidien dans les établissements, le constat des pratiques sociales des jeunes comme des adultes (enseignants compris) impose pourtant que l’on situe l’action éducative dans ce cadre. Or il est ici simplement ignoré, malgré deux ou trois passages dans lesquels les auteurs déclarent ne pas rejeter systématiquement le progrès informatique.
– le deuxième, le numérique est aussi polluant voire davantage que les anciennes technologies (même si les auteurs semblent regretter l’abandon du charbon en France ! – p.160); Poser cette question est évidemment important. Faut-il pour autant faire presque un cours de chimie et de géopolitique pour cela ? L’abondance de détails dans le chapitre consacré à cela ne fait que nuire à la lisibilité. Surtout que le lecteur se trouve emporté dans une vague d’évidences plutôt qu’une vague de questionnements. Mais peut-être les auteurs estiment-ils qu’ils n’y pensent pas, tout comme les décideurs ?
– Le troisième est que le numérique annonce une destruction de la société portée par le modèle économique libéral dominant. Cette analyse aurait mérité, à l’instar d’un Jean Tirole (Economie du Bien Commun, PUF 2016) ou d’autres économistes une véritable analyse de fond. Ce qui aurait mérité une ouverture aurait été d’aborder davantage la question du progrès technique et scientifique dans sa globalité en lien avec les idéologies passées et présentes.
Désastre ou dénigrement ?
Enfin le livre se termine par une proposition pour une école sans écrans. L’idée majeure du livre est que les décideurs voudraient faire des enfants un produit industrialisé avec l’aide du numérique (p.229). Cependant, il n’y a aucune proposition forte pour l’école d’aujourd’hui autre que de reprendre quelques principes de l’école du passé dans le dernier chapitre. L’habileté argumentaire des auteurs est d’aller chercher des arguments dans tous les courants pédagogiques. Les pages 192 à 195 et suivantes permettent d’avoir un bon aperçu de cette pèche au filet « maillant dérivant » dans les idées pédagogiques du 20è siècle, et même pour certaines du 19è. Célestin Freinet, Fernand Oury autant que Philippe Meirieu doivent se sentir pris en otage dans cet argumentaire.
Philippe Bihouix et Karine Mauvilly revendiquent être des « lanceurs d’alerte » (trois allusions dans le livre), et considèrent leur parole davantage légitime parce qu’ils sont « parents, citoyens, scientifiques et littéraires, avec une expérience de l’enseignement et une capacité à enquêter » (p.18). Bizarrement seuls certains universitaires (?) sont dénigrés (et pourtant ils ont au moins la même légitimité que les auteurs) car ils ne sont pas vraiment d’accord avec les thèses défendues dans le livre. Par contre d’autres trouvent grâce aux yeux des auteurs sans autre forme de procès, ni même analyse de leurs propositions de fond. Il faut parfois s’appliquer à soi-même les critiques que l’on applique aux autres !
Eloge de la trollitude
Ce livre ne fait que rassembler des arguments de toutes sortes sans une véritable vision, ni de la société, ni de l’école. Les quelques allusions à la philosophie ou à l’anthropologie font très étonnamment l’impasse sur des travaux comme ceux de Jacques Ellul (que les auteurs semblent ignorer), ou de Gilbert Simondon, mais aussi plus récemment, ceux de Bernard Stiegler… De même les auteurs font l’impasse sur l’histoire de l’école et de la transmission, omettant même de citer Marcel Gauchet dont les travaux apportent pourtant des arguments intéressants pour certaines de leurs thèses. On s’étonne aussi que l’analyse de l’histoire des technologies informatiques à l’école ne se double pas d’une histoire de la pédagogie et de la fondation du système scolaire (pourtant bien documentée de François Dubet à Condorcet)… Bref le parti pris est d’abord un parti.
Voilà un livre qu’on pourra s’abstenir de lire. Il alimentera la rituelle critique de l’école, marronnier de la rentrée scolaire. Mais c’est un contre-exemple tant sur le plan du style que de la rigueur, pourtant revendiquée. Accumulation de citations ou références n’est pas pertinence, surtout lorsqu’elles sont sorties de leur contexte. Les auteurs incriminés ou appelés à la rescousse pourront eux-mêmes s’en faire une idée. L’abondance de petites remarques insérées dans le corps des phrases qui dénigrent sans autre forme de discussion, soit des idées, soit des personnes, n’est qu’une forme du discours qui devient courante dans l’esprit de médiatisation contemporain.
Après les débats entre le bien et le mal porté à l’époque de Pierre Bourdieu, voici venu l’ère de la rhétorique polémique, celle que l’on trouve aussi chez nombre de trolls en ligne sur Internet. La violence discrète de certains passages est étonnante dans un livre qui tente de convaincre, mais n’y parvient pas.
Bruno Devauchelle
Philippe Bihouix et Karine Mauvilly , Le Désastre de l’école numérique. Plaidoyer pour une école sans écrans. Seuil. EAN 9782021319187