Les indiscrétions de la semaine dernière sur le rapport Bentolila, les effets d’annonce du ministre prônant un retour à de bonnes vieilles méthodes en grammaire comme en lecture ou en calcul, nous avaient fait amenés à répondre rapidement sur les premiers arguments avancés qui nous faisaient craindre le pire lors de la publication effective du rapport le jeudi 29 novembre.
Or, après lecture, il est nécessaire de revenir à une position plus mesurée, même si force est de constater que des propositions judicieuses sont enserrées dans un cadre qui ouvre la porte aux pires régressions.
- Simplifier la terminologie : Les errements de ces dernières décennies, les glissements d’un vocabulaire savant issu des travaux des linguistes vers les manuels, ne le nions pas, ont fait des ravages et installé une grande confusion. Des collègues, qui maitrisaient mal ces termes par manque de formation, ont cru bon de les employer dans leurs classes prêtant le flanc aux critiques des parents. Les programmes de l’école élémentaire et du collège, concernant l’étude de la langue, sont beaucoup trop lourds et touffus, inapplicables en l’état. La révision de la terminologie que propose le rapport va dans le sens d’une clarification, d’une progression : catégoriser les classes de mots et les types de phrases, élaborer une progression du cycle 1 à la fin du collège. (Peut-être des erreurs cependant à pointer au cycle 2 : après le verbe, on trouve toute une série de groupes (sujet, objet, lieu, temps) qui ne sont pas fondés et introduisent des termes supplémentaires.)
- Etablir une progression dans les apprentissages : Depuis longtemps, nous réclamons une progression dans l’étude de la langue, « précise et rigoureuse » certes, « du plus fréquent au plus rare » comme nous le préconisons pour l’acquisition de l’orthographe et du vocabulaire. Mais que signifie » du simple au complexe » ? La progression est indispensable pour éviter de recommencer au collège ce qui a été vu, peut-être trop tôt, à l’école. Tenir compte des travaux des psychopédagogues pour établir des stades du développement permettrait d’adapter la progression aux processus cognitifs et éviterait d’intégrer prématurément des notions inaccessibles. Peut-être le rapport a-t-il cette idée en arrière-plan, mais si c’est le cas, elle n’apparaît pas.
- Privilégier la compréhension : Tout en rejetant « l’observation réfléchie de la langue », Alain Bentolila se défend de « repouss[er] le choix pédagogique de l’observation, de la manipulation et de la réflexion. » Il insiste bien sur la découverte, et, refusant l’apprentissage par cœur, il prend le modèle de la » main à la pâte » de Georges Charpak qui suppose de questionner, émettre des hypothèses, les vérifier… Cette démarche n’est pas sans nous rappeler une méthode de lecture malheureusement dévoyée. L’étude de la langue doit être, pour les élèves, la compréhension d’un système, d’une cohérence, sans cela toute systématisation reste bien stérile.
Malheureusement, ces propositions sont subordonnées à un cadre qui a toutes raisons de nous faire peur :
- Les leçons de grammaire : Les enseignants n’ont jamais cessé de consacrer des heures spécifiques à l’étude de la langue dans leurs séquences, et il est certain qu’il est souvent difficile de raccrocher la notion grammaticale à la séquence. Mais prôner les leçons de grammaire, c’est vouloir revenir à un éclatement de la discipline. Peut-être est-ce rassurant pour les parents, mais certainement pas très efficace pour l’apprentissage. Mettre l’accent sur la langue dans le cadre d’une progression, certes, mais pas en plaquant une leçon de grammaire sans signification. Les exercices systématiques nous font bien craindre un retour à des leçons artificielles qui feraient passer les notions abstraites avant le sens des textes.
- La référence aux parents et grands-parents : s’il est certain que la vulgarisation d’un jargon inaccessible aux élèves a bien souvent affolé les parents depuis quelques années, soyons clairs ; la terminologie que propose le rapport n’est pas un retour à celle des générations précédentes, elle ne leur sera pas beaucoup plus familière et leur demandera aussi un effort. N’est-ce pas démagogique que de faire croire aux familles que tout à coup elles retrouveraient leur familiarité d’antan ? Il est important de rassurer les parents et de leur permettre de suivre la scolarité de leurs enfants, et nous nous y employons. Mais méfions-nous des moyens utilisés. Ne retombons pas, avec la grammaire, dans les mêmes erreurs populistes qu’avec la lecture !
En effet, la discipline du français est soumise à des attaques à répétition. Certaines erreurs peuvent l’expliquer en partie. Mais ce qui se joue actuellement peut nous faire basculer dans deux directions différentes :
- soit permettre une refonte de la discipline, avec une véritable réflexion sur les fondements et les évolutions, ce qui nous permettrait d’aller de l’avant ;
- soit un éclatement qui verrait réapparaitre des champs contigus qui se contenteraient de cohabiter : grammaire, orthographe, lecture, rédaction…
Comme si la langue pouvait s’atomiser et se détacher des textes qui la font vivre…
Viviane YOUX, présidente de l’AFEF (Association française des enseignants de français)
http://www.afef.org
Page publiée le 01-12-2006
- A propos du rapport d’Alain Bentolila sur la grammaire
- Sylvie Plane, Professeure des universités en sciences du langage
– Copernic et la grammaire - Jean-Pierre Jaffré, MoDyCo, UMR 7114 du CNRS
– Quel est en effet l’intérêt d’un enseignement de la grammaire
qui ne serait pas au service d’une compétence de communication ? - Antoine Fetet, maître formateur
– Mettre les élèves devant des problèmes grammaticaux et orthographiques dont ils peuvent s’emparer - Viviane Youx, Association française des enseignants de français :
– L’ambiguïté de propositions pertinentes sujettes à dérive - Patrick Picard :
– une vision de grand-père, ou un pont entre la recherche et les enseignants ? - Pierre Frackowiak, Responsable du SI-EN UNSA du Nord :
– Peut-on prendre le rapport BENTOLILA pour argent comptant? - Viviane Youx, Association française des enseignants de français :
– de réelles inquiétudes de régressions démagogiques et dangereuses