Marie Rodriguez enseigne l’espagnol à Pau, dans un collège classé Ambition réussite. Un collège difficile où, pourtant, les élèves apprennent volontiers l’espagnol. Les TIC y sont pour quelque chose.
FJ- S’il y a un objet qui « signe » la jeune génération actuelle c’est le baladeur MP3. Comment vous est venu l’idée de l’utiliser ?
J’ai eu l’idée d’utiliser (ou plutôt de détourner) cet instrument après que des collègues m’aient fait part de leurs premiers essais. Le Conseil Général des Pyrénées-Atlantiques nous a fortement encouragés, en dotant des classes entières, et en créant une initiative de grande envergure, « e-espagnol », pour la promotion de cette langue qui est frontalière chez nous.
Tout ceci s’inscrit dans un contexte particulier, créé par le Conseil Général des Pyrénées-Atlantiques, qui est en train de déployer un réseau haut débit sur le département, pour amener l’ADSL partout. Dans ce programme d’ensemble, les collèges, eux, sont en train d’être raccordés directement à la fibre optique, et pourront bénéficier de ses débits dès la fin de l’année. Ca a un intérêt direct pour nous, qui utilisons de plus en plus des fichiers lourds, même s’ils sont compressés en mp3.
Le « plus » sur le département, c’est que pour accompagner le déploiement du haut débit, le CG s’est doté d’une agence, « Numérique 64 », qui nous accompagne directement au quotidien. C’est une clé du succès, que de compter sur du conseil et de l’accompagnement à tout moment, surtout quand on se lance. Nous avons donc sur le terrain le support permanent de cette agence, et l’aide pédagogique mise en place par le Rectorat. C’est pour moi le ticket gagnant.
« E-espagnol » a débuté sur quatre collèges dans le département il y a un an, et le déploiement du matériel pour l’extension à plus de mille élèves est en cours, après un appel à projets en janvier auprès des équipes de professeurs. Il est sans doute plus progressif qu’ailleurs, parce que l’agence intervient dans chacun des établissements au cas par cas pour que ce ne soit pas justement un « bombardement technique » des collèges.
Un autre point de l’action du CG, qui est très important, c’est l’organisation de journées portes ouvertes dans les collèges en partenariat avec les équipes pédagogiques : nous en avons fait une dans mon établissement, le collège Jean Monnet, à Pau, et ça a été très utile, tant pour informer les parents, les professeurs des écoles de notre secteur, tous les élus du Conseil d’Administration… que pour valoriser les élèves et donner envie aux collègues…c’est aussi l’occasion d’expliquer aux parents pourquoi on demande à leurs enfants d’utiliser impérativement des baladeurs qu’auparavant on interdisait en classe !
FJ- Ne pensez-vous pas avoir franchi une invisible frontière en utilisant cet objet familier et intime pour les élèves ?
Assurément : nous avons fait rentrer l’Espagnol dans la culture jeune, et nous nous glissons dans cet univers symbolique qui est attaché au loisir, à la communication entre pairs…l’Espagnol n’est plus un objet scolaire, il fait partie de la « culture mp3 ».
La langue Espagnole était auparavant attachée, dans les représentations des gens, à un certain clacissisme scolaire, que je ne renie d’ailleurs pas du tout, mais qui au moment de faire le choix d’une langue, n’est pas immédiatement évocateur. Aujourd’hui, des stars mondiales chantent en Espagnol, comme Juanes, ou Shakira. Le cas de cette dernière est très parlant : les gens en France ne savaient pas qu’elle chantait en Espagnol car ses premiers succès étaient en langue anglaise. Cet été, un tube mondial de Shakira a révélé au public français qu’on pouvait être global, moderne, grâce à l’Espagnol. Ceci se traduit par une mutation de la perception de cette langue : langue de Cervantes, de Garcia Lorca, bien sûr, mais aussi langue qui aujourd’hui nous ouvre vers le global, le monde entier, langue de communication au même titre que l’anglais. C’est la langue de Manu Chao, de Coti, de très nombreux artistes qui donnent le rythme.
Cela change aussi l’engagement des élèves dans la langue : ils viennent non pas pour « apprendre une langue », mais pour la parler. Je ne peux pas le dire autrement.
FJ- Comment faire passer un cours d’espagnol dans la prise usb d’un baladeur ?
En classe, il n’y a aucun changement. Toutes les manipulations et les exercices oraux se font à l’extérieur de mes cours.
Par exemple, les élèves vont se rendre sur le site sécurisé d’ILIAS avec leur mot de passe, et vont pouvoir télécharger sur le baladeur les exercices sonores que j’ai inventés et déposés dans un groupe de partage. Comment dupliquer comme ça un fichier que j’ai créé avec des cassettes ? Cela prendrait des heures. Et comment le communiquer aussi souplement ?
Chez eux, avec le baladeur seulement,les élèves vont faire les exercices (ils doivent répéter à voix hautes les mots difficiles d’un texte écrit qui retranscrit ce que dit un journaliste et qu’ils entendent dans le baladeur puis ils répètent les phrases entières de ce même texte qu’ils entendent toujours sur le baladeur) lorsqu’ils ont fini de s’entraîner une ou plusieurs fois selon leur niveau, ils doivent enregistrer sur le baladeur la lecture de ce même texte, ils peuvent se réécouter et recommencer autant de fois qu’ils le souhaitent ensuite ils retournent sur n’importe quel ordinateur connecté à internet (dans l’établissement, mais aussi depuis la médiathèque, la cyber-base près de chez eux, etc.), ils connectent le baladeur à l’ordinateur et m’envoient la lecture sur ma messagerie dans ILIAS. De chez moi, j’écoute les productions, je fais l’évaluation individualisée.
Les élèves jouent le jeu, Beaucoup recommencent une dizaine de fois la lecture, refuse de me l’envoyer s’il y a une hésitation etc. Au bout du compte le résultat est excellent car chaque élève va au bout de ce qu’il peut donner en s’auto-évaluant grâce au baladeur. Parfois je leur demande d’écrire des textes sur papier au sujet des événements qui ont lieu au Collège (un voyage à Bilbao, Leur stage en entreprise…) Après correction ils s’entraînent à le lire chez eux puis l’enregistrent sur le baladeur et me l’envoient. Je sélectionne les meilleures productions orales enregistrées et je décide de les sortir de l’espace sécurisé d’ILIAS et je les place sur le site de l’établissement. Cela valorise ces lectures et leurs auteurs et cela donne envie à tous de faire toujours mieux pour que tous les camarades puissent les entendre.
Au fond on fait passer bien plus qu’un cours : on fait passer une fonction de la langue, qui est la fonction phatique, comme disait Jakobson : l’élève s’enregistre aussi, et envoie son fichier au prof, aux camarades, au site de l’établissement…et un lien social se crée, particulier, dans l’univers linguistique de l’Espagnol.
FJ- Mais comment faire le lien avec le cours, le programme ?
Il faut garder l’oeil sur les notions essentielles, et ne pas se perdre en effet dans la communication pure : le cadre européen commun de référence pour les langues fournit un tamis ou plutôt un filet de sécurité, et permet de ne pas laisser un aspect de la langue sur le bord du chemin. Les corps d’Inspection encouragent d’ailleurs à utiliser ce référent de manière plus active, cela va s’avérer de plus en plus incontournable.
Avec le niveau A1, par exemple, nous avons tous un oeil sur les items qui doivent être traités. Je choisis donc des ressources audio et des activités audio qui correspondent à une compétence particulière (savoir lire l’heure, par exemple). Je m’assure de traiter tous les items que je me suis donné comme objectif dans l’année.
FJ- Comment les élèves accueillent-ils votre projet ?
Vous voulez savoir le fond ? C’est que dans cette initiative « e-espagnol », la grande bifurcation, c’est que nos collégiens, maintenant, veulent être excellents. Ils refont leur production eux-mêmes, ils se réécoutent, ils se mettent une pression par eux-mêmes, avec une motivation qui est la clé de la réussite. Parce que ce n’est plus un exercice scolaire : c’est leur place dans la société en réseau, leur capacité à afficher au monde entier un résultat excellent qui est en jeu pour eux. Et la clé de ça, c’est que tous, en se réécoutant, en se corrigeant, en s’exposant à la langue et à leur propre production dans les baladeurs, finissent par produire quelque chose de très bon. Du coup, ils continuent.
(Je travaille aussi avec des élèves de SEGPA qui ont fait des efforts incroyables en racontant chacun son bilan de stage en entreprise pour pouvoir être sur le site du Collège)
L’enthousiasme des débuts ne se dément pas avec le temps : il y a un engouement, qui maintenant s’étend sur l’ensemble du département. Le Conseil Général des Pyrénées-Atlantiques a décidé de doter, sur appel à propositions, plus d’un millier d’élèves, et je sais par les collègues et les parents d’autres établissements que nous avons touché juste. Il ne s’agit plus d’une expérimentation, mais bien d’une nouvelle façon d’envisager l’apprentissage des langues. Les collégiens le savent peut-être mieux que nous.
FJ- Et les collègues ?
Les collègues d’Espagnol sont sensibilisés par plusieurs canaux : bien sûr, les journées d’exposition « portes ouvertes » du Conseil Général sur le territoire, l’impulsion de notre Inspectrice, Anne-Marie Wommelsdorf, qui invite de façon très ouverte les enseignants à s’intéresser à cette initiative. Les outils d’échange, le mail, etc., tout cela ne vient qu’après, une fois qu’on a pu discuter ensemble, et démarrer en étant accompagnés.
Mais il y a aussi, c’est un peu une découverte pour moi, un effet de la presse locale, qui a consacré plusieurs articles à l’initiative, et qui redit aux collègues différemment ce que les premiers partis sur ce projet leur montrent déjà.
S’agissant de l’adhésion, elle est assez massive. Bon nombre de mes collègues se rendent le 29 mars à Arudy, par exemple. Certes, certains ont pu craindre que toutes leurs habitudes passées soient dévaluées, comme on perd brutalement un capital à cause d’un changement rapide : il faut leur expliquer clairement que pas du tout, et que chacun peut choisir sa façon de s’approprier le numérique. C’est important de ne pas faire un « effet table rase » par rapport à des pratiques qu’il a fallu du temps à chacun pour roder, et proposer des usages qui prolongent l’existant, dans un premier temps, avant de se lancer dans de nouvelles expérimentations.(Je suis partie sur la lecture car c’est un exercice que je réalisais souvent en classe entière ; avec les baladeurs, j’ai gagné en temps et en efficacité). C’est une des clés de la réussite de l’innovation en éducation, que de s’insérer dans l’existant ; ça nous a été permis ici par la logique de l’appel à projets. La technique ne doit pas tomber du ciel lourdement, comme un fait du prince. Personne n’aime ça, non ?
Marie Rodriguez
Entretien : François Jarraud