Qu’il est réjouissant de passer en librairie en ce moment ! Les tiroirs-caisses sonnent et les marchands sont contents pour leur trésorerie. Dans la file, on surprend des impatients à feuilleter La France périphérique. Les médias, plus moutonniers que jamais, se sont copié jusqu’à l’accroche : « Le livre qui fait peur à la gauche ». Soit !
La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, C. Guilluy, Flammarion, 184 p.
« Onfray de la géographie » pour Libération, Christophe Guilluy « sans attache universitaire, ni prof, ni CNRS, [qui] n’a jamais passé sa thèse » mais a travaillé pour Pif Gadget et prêté sa plume au Monde, passé de chez Arlette Laguiller à la gauche désabusée, « se revendiquant de la gauche réac », « homme seul » qui « a rencontré Sarkozy » (toujours Libé en portrait 2012), notre géographe de nulle part, donc, se lance dans la sociologie politique et la géographie des classes populaires. Les géographes patentées Cécile Gintrac et Sarah Mekdjian (Espaces et sociétés, n° 156, 2014) ont fait un sort à ces divisions entre immigrés et « petits Blancs » qui appartiennent, selon elles, à une vision ethnicisée de la France.
Revendiquant son point de départ (« 75% des Français trouvent qu’il y a trop d’immigrés en France. Il faut partir de cette réalité »), le consultant Guilluy présente aux maires qui ont besoin de ses lumières une carte des « fragilités sociales » composée par 7 indicateurs (ouvriers, employés, emplois précaires, chômeurs, propriétaires occupants précaires, revenus inférieurs à 18 749 €). La carte en question est celle, en creux, de l’urbanisation. Est-ce bien nouveau ? A moins que la montée du Front National dans ces campagnes et petites villes où sont nés les Bonnets rouges, où l’on vit les plans sociaux puisse être un scoop… Guilluy qui a peut-être lu Frémont parle de « périurbain subi », peuplé de gens ayant fui les métropoles (en l’occurrence, l’exemple de l’Oise en référence à la capitale). Il cite les villes très éloignées des métropoles entrées dans la politique de la ville en juin 2014 et votant FN. C’est pour lui « la France périphérique qui gronde », celle des classes populaires abandonnées par la gauche.
Vieux refrain, rénové par la découverte de ce périurbain remis sur le chantier, non pas par le territoire mais par les catégories modestes. Pour Guilluy, pas de déterminisme territorial ! Mais ce qu’on pourrait appeler une forme de tri social. Aux riches, la ville et ses emplois qualifiés, aux périphéries les rogatons de la croissance, ce qui reste de l’industrie, ce qui vient des transferts sociaux et des emplois publics. Mais pas les périphéries des géographes patentés, pas les banlieues ghettos qui n’existeraient pas parce que l’ascension sociale y serait possible (vite dit, pour quelqu’un né dans le 9-3). Mais des petites villes. Des campagnes qu’on appelait jadis « profondes », sonnées par la mondialisation. Une fracture attestant qu’une société comme la société française accepterait de moins en moins d’être multiculturelle. Que la logique de séparation à l’œuvre dans le monde serait la panacée. Guilluy ne croit pas à la mixité sociale parce qu’il pense qu’« on ne peut pas forcer les gens à vivre ensemble ».
Le livre s’égare au Maroc, en Algérie, en Israël, en Chine pour parler du « village ». Ecrit avec des guillemets, le « village » serait devenu une « question existentielle ». L’auteur tente des explications sur l’altérité qu’il appelle ici « le rapport à l’Autre » [qui] « concerne tous les individus ». Le « village » serait le refuge, la protection, expliquerait que les ouvriers, les « natifs » y reviennent en cas de difficulté.
Mais l’intérêt du travail de C. Guilluy, c’est qu’il laisse la porte ouverte à la démocratie. Un lieu où les périphéries seraient représentées politiquement, portées par un parti politique. Pour lui, « la politique est tuée par le consensus, les faux débats entre la gauche et la droite » expliquant l’abstention. « Des affrontements politiques de fond, avec des responsables politiques assumant ce qu’ils pensent ». On ne saurait être plus clair.
La géographie scolaire et universitaire doit donc abandonner ses lubies sur la banlieue et s’intéresser aux espaces du peuple. Ceux que les urnes dessinent élection après élection dans une carte de France méconnaissable pour ceux qui pensent encore des oppositions binaires Est contre Ouest, Nord et Sud. En bousculant le jeu politique, le Front National donne à lire une France que Christophe Guilluy a le mérite d’avoir exploré.
Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle à l’université Paris-Sorbonne. Animateur des Cafés géo jusqu’en 2011, il est aujourd’hui chroniqueur hebdomadaire au magazine « La Vie », rubrique carto « L’œil du géographe ». Il publie cet automne avec C. Grataloup et P. Boucheron, L’Atlas global (Les Arènes)