Par Monique Royer
Quand l’histoire personnelle éclaire la trajectoire scolaire, le résultat donne parfois un sujet de recherche. Fatiha Tali, coordonnatrice à la Commission Départementale d’Orientation vers les Enseignements Adaptés (CDOEA), en consultant le nom des enfants orientés vers les Segpa s’est souvenue de son arrivée en France, de son statut d’enfant migrant, et s’est interrogée : l’orientation est elle fortement marquée par l’origine des élèves ? De cette interrogation elle a fait un objet de recherche dont les résultats résonnent des recommandations de l’Ocde sur l’inéquité scolaire.
Enfant migrante et chercheuse
A sept ans, Fatiha Tali quitte les rives lumineuses de la Méditerranée algérienne pour la banlieue lyonnaise. Déracinée, privée de son paysage, de ses amis et de ses repères, elle retient de son arrivée en France la grisaille et le sentiment d’incertitude face à l’inconnu. Puis le souvenir d’une main tendue, celle d’une instit sensible à son désarroi qui cherchera comment donner les clés de la langue française à Fatiha. La solution fut efficace puisque depuis, Fatiha a fait des études de biologie, exercé dans la grande distribution. Elle a ensuite retrouvé les chemins de l’école côté tableau en étant enseignante puis enseignante spécialisée en Rased et côté « cours » en reprenant des études.
Son arrivée à la CDOEA a motivé son retour aux études, en Master II sciences de l’éducation à l’Université du Mirail à Toulouse. Sa question de départ sur les ressorts de l’orientation en Segpa s’est transformée en objet de recherche sur ce qui influence la trajectoire scolaire, les facteurs qui relèvent du système scolaire et les données relatives à l’élève et à sa famille. Là encore, Fatiha fait d’heureuses rencontres au sein de l’inspection d’académie à l’ASH d’abord où sa proposition d’enquête est acceptée voire encouragée par les IEN ASH, au sein de l’Université du Mirail ensuite où Jean-François Marcel l’épaule pour qu’elle s’arme d’une méthodologie ad hoc afin de prendre du recul par rapport à un sujet fortement lié à son histoire personnelle. Elle bénéficie aussi du regard éclairé de Pierre Roques, conseiller technique ASH auprès du recteur, qui connait parfaitement ce public de SEGPA.
Fatiha conçoit un questionnaire destiné aux élèves de Segpa du département de la Haute Garonne. Son idée : construire une typologie des établissements et la croiser avec les données concernant les élèves et leurs familles afin de déterminer les éléments qui participent significativement à la construction du parcours scolaire d’un élève. Elle souhaite que ce soit les élèves eux-mêmes qui répondent et s’appuie sur le relais des collèges comprenant des sections de Segpa. Lors d’une réunion avec les chefs d’établissements, elle présente l’objet de son travail et la méthodologie attachée au questionnaire. Tous sont partants. Une équipe exprimera toutefois des réticences à ce que les élèves répondent aux items concernant l’origine des parents. Cette donnée est pourtant d’importance pour comprendre si la trajectoire scolaire est liée ou pas au parcours personnel de l’élève. Fatiha dialogue avec l’équipe pour expliquer sa démarche et l’objectif réel de l’utilisation de cette donnée. Il s’agit pour elle de déterminer l’existence ou non de facteurs discriminants dans l’orientation qu’ils concernent les familles ou les établissements défavorisés et qui participent à l’élaboration de la carrière scolaire.
Interroger pour comprendre l’orientation
709 élèves ont répondu par écrit au questionnaire qui les interrogeait sur leur parcours scolaire (établissement d’origine, redoublement ou non, classes spécialisées ou non), leur origine (enfants migrants ou de parents migrants, données socio-économique), sur leur orientation en Segpa (vécue comment ? préconisée par qui ?), sur leur vécu en Segpa et leur projet d’élève. Le temps de passation est évalué à 15 minutes, avec des questions fermées et des questions ouvertes permettant l’expression de l’élève. Pour analyser les réponses, Fatiha s’arme d’outils d’analyse scientifique et statistiques acquis pendant son Master pour adopter la posture du chercheur, prendre de la distance et laisser sur la rive un éclairage trop personnel du thème.
A travers les réponses, elle souhaite comprendre ce qui amène un établissement à proposer à un élève une orientation en Segpa. En premier lieu, les facteurs relatifs aux élèves. Quels sont ceux qui influent sur cette orientation, comment pèsent dans la décision les résultats scolaires, le comportement, le genre, la stratégie ou l’absence de stratégie vis-à-vis de l’orientation, le parcours scolaire antérieur et notamment le redoublement. Ces paramètres sont fortement percutés par la problématique de la notation, de l’évaluation dans le risque de stigmatisation, de portrait figé de l’élève qu’elle livre sans prendre en compte les éléments dynamiques de l’apprentissage. Deuxième catégorie de facteurs pris en compte : les facteurs liés à la famille. La famille participe t’elle aux réunions organisées par l’école, comprend elle une fratrie où d’autres enfants sont déjà orientés en Segpa, fait elle ou non confiance à l’école, à quelle catégorie socioprofessionnelle appartient elle ? Dans la bibliographie collectée Fatiha a relevé le fait que les familles les plus défavorisées sont celles qui font le plus confiance à l’école et donc seront le moins amenées à contester les décisions d’orientation.
L’inégalité des chances : une question sociale
L’analyse des réponses se fait aussi par le croisement entre le regard des enseignants, des parents, des élèves , des travailleurs sociaux intervenant au sein de l’école et les pratiques d’orientation des établissements. Elle s’attache à regarder l’origine géographique des élèves et les « dispositifs d’orientation » de chacun des 52 collèges du département. Fatiha Tali constate de fortes disparités entre établissements. Pour affiner ce constat, elle a catégorisé les « dispositifs d’orientation » des collèges selon deux dimensions : « la sélectivité » et « la fonctionnalité » plus ou moins forte, éclairées par la compréhension de ce qu’est une Segpa et le contexte socio-économique de l’établissement. Elle pointe le tri effectué avant l’entrée au collège selon les données de la carte scolaire. Des collèges favorisés accueillant des enfants de catégories socioprofessionnelles favorisées orienteront peu vers les Segpa. A l’inverse, un contexte défavorable accroit le nombre d’orientation vers la Segpa. La fonctionnalité est déterminante aussi, elle dépend du système d’orientation mis en œuvre au sein du collège qui montera peu ou beaucoup de dossiers de demande d’orientation. Ces dossiers, soumis à la CDOEA, seront ou pas suivis d’une orientation effective en Segpa. L’orientation systématique des élèves en difficultés, quelle que soit la nature de ces difficultés, constitue un risque non négligeable. Ce danger est toutefois circonscrit par l’examen des dossiers par les membres de la CDOEA qui appliquent les critères relatifs à l’orientation en SEGPA définis par les circulaires de 2006 et 2009.
Les données récoltées concernant la trajectoire personnelle et scolaire de l’élève livrent des indications instructives sur l’orientation en Segpa corroborant les différentes études sur les inégalités scolaires. On note une proportion plus forte de garçons avec 57%. Les enfants migrants ou de migrants sont plus fortement présents que dans la population scolaire en général : 28% ont une mère née dans un autre pays alors que le taux est de 16% pour l’ensemble des élèves en scolarité ordinaire. Les enfants de familles défavorisées sont surreprésentés. Les pères de ces élèves orientés en Segpa sont à 78,8% et les mères à 91,3% de CSP défavorisées. 64% des élèves appartiennent à des fratries de 3 à 8 enfants. 63 % des collégiens de Segpa étaient scolarisés à l’âge de 3 ans, 10% sont entrés dans le système scolaire à l’âge de 6 ans. Avant leur arrivée en Segpa, les élèves ont souvent bénéficié d’un accompagnement spécifique. 21% ont été scolarisés en CLIS, 46% ont été suivis par un Rased. 19% ne savent que répondre à cette question ce qui permet de supposer que le pourcentage d’élèves suivis est certainement plus fort. En dehors de l’école, de nombreux enfants bénéficient d’un accompagnement : 29% sont suivis par un orthophoniste, 14% par un psychologue, 13% par un établissement spécialisé (CMPP par exemple). Les données sur le redoublement corroborent les constats partagés sur son inefficacité : 62% ont redoublé au moins une fois en cycle 2, 2% ont redoublé en maternelle et tous ont été maintenus au moins une fois dans leur scolarité avant d’intégrer la Segpa.
Des éléments collectés sur l’orientation en Segpa, Fatiha Tali extrait plusieurs faits significatifs. Le lieu de naissance du père et de la mère et leur origine sociale sont déterminants pour l’orientation des élèves en Segpa. La trajectoire scolaire suivie est en premier lieu liée aux pays de naissance des parents. Corrélés avec les caractéristiques socioéconomiques du collège d’origine, elles renforcent les inégalités face à l’accès au savoir, un effet d’une carte scolaire dont l’assouplissement ne fait qu’accentuer les différences. Autre élément souligné : la maternelle possède une fonction importante pour réduire ces inégalités en mettant les élèves en situation d’apprentissage dès le plus jeune âge. Cette fonction est particulièrement importante pour les enfants dont les parents maitrisent peu ou pas la langue française.
En s’intéressant à un territoire significatif, la recherche de Fatiha Tali est une parfaite illustration de l’étude de l’Ocde menée sur l’équité scolaire. Elle est aussi un bel exemple d’une rencontre réussie entre trajectoire personnelle et recherche. Fatiha se lance désormais dans une thèse cette fois dans le domaine de la formation professionnelle. Son parcours entre réalités des contrastes du paysage éducatif français et approche scientifique du système se poursuit. Une histoire à suivre donc.
Monique Royer
Orientation en Segpa : circulaires
Circulaire n° 2006-139 du 29 août 2006
http://www.education.gouv.fr/bo/2006/32/MENE0602028C.htm
Circulaire n° 2009-060 du 24 avril 2009
http://www.education.gouv.fr/cid24467/mene0900316c.html
Echec scolaire : Pour l’OCDE la France doit mieux faire