Spécialiste de la didactique des mathématiques, Rémi Brissiaud analyse en finesse les nouveaux programmes du primaire. Il y découvre un esprit étroit (avec la remise en question de la liberté pédagogique des enseignants) et une conception traditionnelle et peu exigeante des mathématiques. Dans l’ignorance des apports récents de la recherche, ou même des pratiques de l’enseignement des maths chez nos voisins, les rédacteurs des nouveaux programmes risquent de retarder l’apprentissage du calcul. » Lorsqu’on l’examine à l’aune des connaissances scientifiques disponibles et des pratiques effectives dans les classes, on a envie de dire que le projet de programmes Darcos incite à une précocité dangereuse dans certains cas et qu’il incite à un manque d’ambition dangereux dans d’autres ».
Les programmes de mathématiques qui valent pour l’année scolaire 2007-2008 sont récents puisqu’ils ont été publiés au B.O. du 12 avril 2007. Un projet visant à les modifier vient néanmoins d’être mis en ligne sur le site du gouvernement afin qu’il soit soumis à… « consultation ». Pour les mathématiques, il se compose de deux parties : un extrait d’un nouveau B.O. à paraître où les objectifs sont définis par cycles et un texte contenant des progressions par année scolaire qui n’est pas encore joint au B.O. mais dont on nous annonce (pages 9 et 13) qu’il le sera.
Ces textes ont été rédigés dans le plus grand secret par quelques collaborateurs du ministre et il paraîtrait que tout doive être bouclé en mai. Si tel est le cas, la consultation risque de n’être que de pure forme, le « speed dating » n’étant certainement pas le moyen approprié pour élaborer des programmes sérieux pour l’école. Cependant, si les différentes professions concernées par les programmes de mathématiques à l’école (professeurs des écoles, équipes de circonscriptions, formateurs, chercheurs…) s’expriment, peut-être cela ne sera-t-il pas sans suite.
Nouveaux programmes, nouveau « mouvement de balancier » ?
Le préambule du projet de programmes en mathématiques insiste sur la liberté pédagogique qui serait laissée aux professeurs des écoles mais, dans le même temps, ces programmes sont détaillés par niveaux de classes alors qu’ils l’étaient auparavant par cycles. Si ce projet était entériné, cela aurait évidemment des répercussions importantes sur les pratiques pédagogiques.
Jusqu’ici, par exemple, les enseignants de CP n’abordaient qu’avec beaucoup de prudence le calcul posé en colonnes de l’addition et ils n’abordaient pas du tout celui de la soustraction à ce niveau de la scolarité. Le calcul d’une soustraction en colonnes n’était pas abordé avant le CE1. Dorénavant, les élèves devront « apprendre et utiliser une technique de l’addition et de la soustraction » dès le CP. L’évolution n’est pas mineure : dans les programmes qui étaient en vigueur avant avril 2007 (il y a moins d’un an !), c’est seulement au CM2 qu’il était recommandé d’« utiliser » une technique de la soustraction en colonnes (documents d’application du cycle 3, pages 41 et 43). En CE2 et au CM1, on pouvait se contenter de « construire et structurer » cette technique. Les projets de programmes proposent donc aujourd’hui d’avancer de 4 ans l’utilisation de la soustraction en colonnes (au CP plutôt qu’au CM2) !
De même, concernant la technique posée de la division, dans les documents d’application des programmes de 2002, il était recommandé d’« approcher, préparer » cette technique au CE2 et au CM1, de la « construire, structurer » au CM2 et de l’« utiliser » à partir de la 6e. Dans le projet de programmes, les enfants devraient savoir poser et calculer une division par 2 et 5 dès le CE1. Cet enseignement est donc avancé de 3 ans au moins.
À une époque où ce point de vue était très minoritaire, j’ai commenté de manière critique certains allégements et certains retards dans les enseignements qui étaient recommandés dans les programmes de 2002[1]. Il me semble impossible aujourd’hui de ne pas alerter sur le fait que les projets de programmes qui viennent d’être mis en ligne conduiraient à un nouveau mouvement de balancier, les préconisations ministérielles oscillant d’un excès à un autre.
La liberté pédagogique remise en question ?
Le plus inquiétant est évidemment qu’on n’a plus affaire, comme en 2002, à des « éléments d’aide à la programmation » dont il était explicitement dit qu’ils n’avaient aucun caractère d’obligation. En profitant de cet espace de liberté pédagogique, la quasi-totalité des professeurs des écoles enseignent aujourd’hui la soustraction et la division plus précocement que cela était préconisé en 2002. Ils ont profité de leur liberté pédagogique pour préserver un certain équilibre dans leur enseignement. Aujourd’hui, la situation est bien plus complexe. Le ministre fournit des « progressions indicatives » pour chaque classe. Le mot « indicatif » est plutôt rassurant mais il faut faire attention : le dispositif est couplé avec une évaluation se situant vers le milieu de l’année. Il sera très facile, en jouant sur le contenu de l’évaluation (au milieu du CE1 notamment), de s’assurer de l’enseignement effectif de ce que ce les textes recommandent d’enseigner à titre indicatif l’année précédente.
Soyons clair : si le projet était entériné, les maîtres ne pourraient plus programmer eux-mêmes le cheminement de leurs élèves vers la réalisation des objectifs de fin de cycles sur une période longue (deux ans au cycle 2 et trois ans au cycle 3). Leur liberté pédagogique est évidemment remise en question avec ce projet, même si le ministre proclame haut et fort le contraire. Et cela d’autant plus que la répartition par année scolaire qui est avancée tourne délibérément le dos à une recherche de consensus sur la question. Ainsi, lorsqu’on examine les propositions ministérielles, on conclut assez vite que par maints aspects, elles diffèrent complètement de celles que la communauté scientifique recommande pour favoriser la réussite scolaire. De manière plus précise : si le projet de programmes souligne l’importance du calcul mental et de la résolution de problèmes, il ignore les moyens qui permettent de développer les compétences dans ces domaines.
Le calcul mental, passeport pour la réussite scolaire
Il est très bien établi qu’avoir de bonnes compétences en calcul mental est une sorte de passeport pour une scolarité réussie en mathématiques. Trois sortes de recherches conduisent à cette conclusion :
– L’étude des élèves en difficulté grave et durable : une extrême faiblesse en calcul mental est une caractéristique pratiquement commune à tous ces élèves. Ils n’accèdent même pas aux relations additives élémentaires (8 + 6, par exemple) parce qu’ils restent longtemps prisonniers de procédures de comptage rudimentaires (voir par exemple : Geary[2], 2005)
– L’étude des liens qu’entretiennent les compétences en calcul mental d’une part et en résolution de problèmes de l’autre. Pour résoudre un problème arithmétique, il convient d’en comprendre l’énoncé, bien entendu, mais il faut aussi « arithmétiser » ce qu’on vient de comprendre, c’est-à-dire faire le lien avec les connaissances arithmétiques disponibles. Les compétences en calcul mental jouent un rôle déterminant dans la phase d’arithmétisation (voir par exemple : Brissiaud[3], 2002).
– Une étude de sociologues : Suchaut et Morlaix[4], 2007. À partir des évaluations CE2 et 6e des mêmes élèves, ils étudient pour chaque niveau quelles compétences particulières permettent de pronostiquer un niveau général de compétences élevé et, au CE2, quelles compétences permettent de pronostiquer un niveau général de compétences élevé en 6e. Les compétences qui permettent les meilleurs pronostics sont les compétences en calcul mental.
Le calcul posé : trop précoce, il peut faire obstacle au calcul mental
Le projet de programmes qui nous est proposé met fortement l’accent sur le calcul posé en colonnes. Les techniques de l’addition et de la soustraction en colonnes devront être enseignées dès le CP. Or, le calcul mental et le calcul posé de l’addition et de la soustraction ne relèvent pas du tout de la même logique.
Pour être performant dans le calcul mental de « trente-huit + vingt-trois», par exemple, il est préférable de ne pas décomposer le premier nombre et de faire : « trente-huit + vingt, cinquante-huit; et encore trois : soixante et un ». L’élève qui, pour calculer mentalement une addition ou une soustraction, n’a pas d’autre stratégie que de les imaginer posées en colonnes ne sera jamais performant en calcul mental.
Mais il y a plus grave : lorsque les élèves sont entraînés de manière intensive, l’enseignement précoce du calcul de 38 + 23 en colonnes permet à certains d’entre eux de donner la réponse correcte alors qu’ils n’ont pas compris que le chiffre « 3 » de « 38 » et le chiffre « 3 » de « 23 » n’ont pas du tout la même valeur (l’un désigne trente et l’autre trois) ! Dans une évaluation, cela permet, à court terme, d’améliorer le pourcentage de réussite de l’école, mais, sur le long terme, personne n’y gagne parce que les élèves qui ont le plus de difficulté ne progressent pas vers la compréhension de la valeur de position des chiffres.
Les rédacteurs du projet savent-ils que dans un pays comme le Royaume-Uni qui, lui aussi, est engagé dans une réforme de son enseignement primaire pour une meilleure réussite scolaire, l’addition en colonnes n’est enseignée ni au CP, ni au CE1 (Year 3 dans ce pays) ? Et que, au CE2, la démarche adoptée est extrêmement progressive puisque les enfants commencent par utiliser une des « expanded coloumn methods » suivantes :
Et les documents officiels qui sont l’équivalent de nos « documents d’accompagnement » recommandent que : «Les enfants débattent du fait que l’addition des unités en premier conduit au même résultat que celle des centaines en premier. Durant l’année, ils adoptent une méthode où ils additionnent les unités en premier » (« Children discuss how adding the ones first gives the same answer as adding the hundreds first. Over time, they move to consistently adding the ones digits first.»).
En revanche, lorsque les élèves du Royaume-Uni rentrent au CE2, ils ont déjà de bonnes compétences en calcul mental d’une addition et d’une soustraction de deux nombres à 2 chiffres : ce n’est pas en mettant l’accent de manière précoce sur le calcul posé qu’on favorise le mieux le calcul mental. De plus, en préconisant dans un premier temps l’usage des « expanded coloumn methods » où l’élève n’est pas conduit d’emblée à dire « trois » alors qu’il s’agit de « trois cents » ou à dire « trois » alors qu’il s’agit de « trente », les responsables du système éducatif du Royaume-Uni œuvrent dans le sens de la lutte contre l’échec scolaire. On comprend mal que les rédacteurs du projet français fassent un choix complètement opposé.
La mémorisation des relations numériques élémentaires
Lorsqu’on cherche les raisons qui ont pu conduire les rédacteurs du projet à mettre l’accent sur un enseignement précoce des techniques en colonnes, l’une d’elles vient immédiatement à l’esprit : lorsqu’un élève calcule une addition ou une soustraction en colonnes, il est conduit à utiliser plusieurs additions ou soustractions élémentaires (8 + 6, 9 – 3…). Il les utilise pour les unités d’abord, puis pour les dizaines, les centaines… Peut-être les rédacteurs du projet pensent-ils que cet exercice joue un rôle crucial dans la mémorisation de ces relations numériques. En effet, le projet met fortement l’accent sur ces mémorisations. On lit qu’au CP, l’élève doit « mémoriser et utiliser les tables d’additions » et qu’au CE1, il doit « mémoriser et utiliser les tables d’additions et les tables de multiplication par 2, 3, 4 et 5». Ces formulations ne sont pas très différentes de celles des programmes de 2002 (le mot « construire » a quand même disparu !) mais on peut le regretter parce qu’on connaît mieux aujourd’hui la façon dont les élèves mémorisent les résultats des additions et des multiplications élémentaires. Or, les formulations précédentes concernant les tables d’addition et de multiplication laissent penser que les rédacteurs du projet n’en ont pas été informés. Ils sont notamment mal informés du fait que les additions ne se mémorisent pas comme les multiplications élémentaires.
Pour le dire simplement, la mémorisation des relations numériques dépend de deux facteurs : la répétition et la compréhension. Ces facteurs sont l’un et l’autre nécessaires mais leurs contributions respectives ne sont pas les mêmes dans le cas de l’addition et de la multiplication. La récitation des tables de multiplication aide à leur mémorisation. En revanche, concernant les additions élémentaires, ce n’est pas à force de répéter les relations correspondantes qu’on les mémorise mais en rendant leur reconstruction de plus en plus rapide. Et le moyen le plus sûr de rendre cette reconstruction rapide consiste à enseigner des stratégies de calcul pensé (7 + 5 = 5 + 2 + 5 = 10 + 2 ; 8 + 6 = 8 + 2 + 4 = 10 + 4, par exemple). Si l’enfant utilise une procédure de comptage rudimentaire pour trouver le résultat de 7 + 5, ça ne l’aide d’aucune manière à mémoriser la relation numérique « sept plus cinq égale douze ». S’il récite une table d’addition de façon répétée, cela ne produit pas non plus d’effet. On remarquera d’ailleurs que jamais l’école française n’a fait réciter des tables d’addition comme elle l’a fait des tables de multiplication (et comme elle continue, la plupart du temps, à le faire). De plus, il suffit de se livrer à une petite introspection pour se convaincre qu’il y a beaucoup moins d’association verbale dans « huit plus quatre…» que dans « quatre fois huit… » (dans le cas de la multiplication, la réponse fuse !).
La recherche scientifique a mis en évidence ce phénomène d’une autre manière, en s’intéressant aux effets de l’erreur. Celle-ci a un effet délétère concernant la multiplication (il faut éviter qu’un élève dise : « quatre fois huit, trente-six » plutôt que « quatre fois huit, trente-deux» parce qu’il mémorise la relation erronée) alors que ce n’est pas le cas concernant l’addition (lorsqu’un élève a dit « huit plus quatre, treize », cela ne fait pas obstacle à ce que, plus tard, il reconstruise correctement la relation numérique « huit plus quatre, douze »). Ce résultat est bien établi : des chercheurs comme Jean-Paul Fischer dans les années 90 et Pierre Perruchet plus récemment[5], arrivent à la même conclusion alors qu’ils travaillent avec des cadres théoriques très différents. L’automatisation ne s’effectue pas du tout de la même manière quand l’erreur doit être évitée que quand elle ne porte pas à conséquence.
Le projet de programmes a tort de s’exprimer mot pour mot à l’identique concernant la mémorisation des additions et des multiplications élémentaires, il masque aux enseignants les véritables conditions de la mémorisation. Ses rédacteurs parlent de tables d’addition mais ils oublient de parler des stratégies de calcul pensé, ils ne mettent pas l’accent sur ce qui est crucial pour la mémorisation des additions élémentaires.
Maîtrise des opérations et résolution de problèmes
Dans le préambule du projet concernant les mathématiques, on lit que : « la première maîtrise des opérations est nécessaire pour la résolution de problèmes ». Une telle phrase est potentiellement lourde de conséquences car elle peut conduire au retour d’une conception de la résolution de problèmes totalement dépassée pour des raisons scientifiques et pédagogiques.
Du côté de la recherche scientifique, Schliemann et ses collègues[6] (1998), par exemple, ont proposé à des enfants brésiliens qui n’avaient jamais fréquenté l’école (des « enfants de la rue ») le problème suivant : « Quel est le prix de 3 objets à 50 cruzeiros l’un ? » Le taux de réussite est de 75% alors que ces enfants de dix ans environ n’avaient jamais entendu parler de multiplication. Le même phénomène s’observe en France et en contexte scolaire. Par exemple, en début de CE2, c’est-à-dire avant tout enseignement explicite de la division, le problème : « Me Durand a 152 gâteaux et avec ces gâteaux, elle fait des paquets de 50 gâteaux. Combien de paquets peut-elle faire ? » conduit à un taux de réussite de 53% : il n’est pas nécessaire d’avoir étudié la division pour réussir un problème de division[7].
Mais dans le même temps, il est essentiel de remarquer qu’avec les mêmes enfants et dans les mêmes conditions, le problème « Quel est le prix de 50 objets à 3 cruzeiros l’un ? » et le problème « Me Durand a 152 gâteaux et avec ces gâteaux, elle fait des paquets de 3 gâteaux. Combien de paquets peut-elle faire ? » conduisent à… 0% de réussite !
Il est donc faux de dire que « la première maîtrise des opérations est nécessaire pour la résolution de problèmes » parce qu’il est bien établi que le taux de réussite à certains problèmes peut être très élevé avant tout enseignement de l’opération arithmétique qui semble en jeu dans le problème. C’est scientifiquement faux et c’est pédagogiquement improductif parce que le message qu’il conviendrait de délivrer aux maîtres est le suivant : « Sachez distinguer les problèmes que les élèves savent résoudre avant tout enseignement de ceux qui, au même moment, sont massivement échoués. En effet, la première sorte de problèmes peut constituer le point de départ d’une progression, mais il faut bien savoir que c’est la réussite à la deuxième sorte de problèmes qui constituera le critère de réussite de l’enseignement ».
Et, comme l’exemple des gâteaux à mettre en paquets le montre, un message complémentaire pourrait être : « Méfiez-vous des fausses évidences, un problème de division par 50 peut être plus facile que par 3. La progression pédagogique des maîtres concernant la division peut très bien commencer par la division par un nombre à 2 chiffres dans des cas simples ». Malheureusement, dans le projet de programmes qui nous est proposé, la division par les nombres à 1 chiffre se fait au CE1 et au CE2 et celle par les nombres à 2 chiffres se fait… au CM1.
Une conception rétrograde de l’enseignement des mathématiques
La recherche scientifique a mis en évidence divers moyens de développer les compétences en calcul mental et en résolution de problèmes, c’est-à-dire de réduire l’échec scolaire. Le projet de programmes leur tourne le dos. Une question se pose : d’où vient ce projet ? Qu’est-ce qui a guidé ses rédacteurs ?
Le ministre affirme qu’avec ces nouveaux programmes, il s’agirait de redonner de l’ambition à l’enseignement à l’école. Mais le reproche inverse peut être fait au projet, celui de « manquer d’ambition ». Ainsi, concernant la division, comme nous venons de le voir, il est beaucoup plus facile de diviser 152 par 50 que 152 par 3 et l’on comprend mal pourquoi les enseignants se contenteraient d’enseigner la division par un nombre à un seul chiffre au CE2. Des dizaines de milliers d’élèves apprennent aujourd’hui la division par 10, 25, 50 dès ce niveau de la scolarité sans inconvénient. D’autres exemples peuvent être avancés : pourquoi se limiter à connaître les doubles et moitiés des nombres inférieurs à 10 au CP ? Il n’y a guère de meilleur moyen de consolider la connaissance de 6 + 6 que de connaître la moitié de 12 ! Lorsqu’on l’examine à l’aune des connaissances scientifiques disponibles et des pratiques effectives dans les classes, on a envie de dire que le projet de programmes Darcos incite à une précocité dangereuse dans certains cas et qu’il incite à un manque d’ambition dangereux dans d’autres.
À l’évidence, la logique qui a guidé les rédacteurs du projet est la suivante: ils pensent qu’il faudrait d’abord faire apprendre par cœur les tables aux enfants, ensuite exercer les opérations en colonnes (en augmentant progressivement le nombre de chiffres) et enfin résoudre des problèmes. C’est une conception antédiluvienne de la pédagogie des mathématiques ! Le symbole du caractère rétrograde de cette conception pédagogique est évidemment le traitement qui est réservé dans ce projet à la multiplication par 2 et 5 au CP et à la division par ces mêmes nombres au CE1.
Dans la progression indicative pour le CP, le seul endroit où le mot « multiplication » figure est la phrase « Connaître les tables de multiplication par 2 et par 5 ». Ainsi, selon les rédacteurs du projet, l’apprentissage de la multiplication devrait commencer par celui de ces deux tables. L’expérience que Schliemann et collègues ont menée au Brésil avec des enfants de la rue montre que ce qui est crucial concernant cette opération arithmétique est la compréhension de la commutativité (a fois b est égal à b fois a). La première rencontre avec une opération arithmétique est un événement important dans la vie d’un écolier. Lorsqu’au CE1, on organise cette première rencontre avec la multiplication autour de la propriété de commutativité, les enfants comprennent bien pourquoi les hommes ont inventé cette opération arithmétique : plutôt que de calculer 50 fois 3 sous la forme 3 + 3 + 3 + 3…, on peut calculer 50 + 50 + 50 ! Mais ce serait trop tardif du point de vue des rédacteurs du projet : mieux vaudrait, pensent-ils, que les enfants rencontrent la multiplication alors qu’elle est associée à la litanie des tables par 2 et 5.
Quant à la division au cycle 2, répétons-le[8] : pour diviser facilement par 2, il convient d’imaginer un scénario de partage (17 unités partagées en 2, par exemple) alors que pour diviser facilement par 5, il convient d’imaginer un scénario de groupement (38 unités groupées en paquets de 5, par exemple). Les élèves de cycle 2 peuvent imaginer l’une et l’autre sortes de scénarios et il faut effectivement leur faire résoudre des problèmes des deux sortes : le projet de programmes a raison d’insister sur les problèmes de partages et de groupements par 2 et par 5 dès le cycle 2. Il est même souhaitable que certains de ces problèmes soient abordés dès le CP. En revanche, les élèves de cycle 2 sont incapables de comprendre pourquoi, un jour, on appellerait « division » le fait de réaliser un partage et pourquoi, un autre jour, on appellerait également « division » le fait de réaliser un groupement : ils ne comprennent pas pourquoi le maître leur demande d’utiliser le même mot, de poser la même opération, alors qu’ils ne font pas du tout la même chose. Cela a été débattu il y a deux ans, sur le Café Pédagogique notamment. Les « rétronovateurs »[9], à bout d’arguments, concédaient à l’époque que les élèves de cycle 2 ne peuvent pas le comprendre, mais, dans le même temps, ils affirmaient que ce n’est pas bien grave : ils comprendraient plus tard. Il est certain que lorsqu’on conçoit l’enseignement comme la psalmodie par les élèves d’un texte que le maître a révélé, la compréhension importe peu. Ce n’est pas cette conception de l’enseignement des mathématiques qui prévalait en France jusqu’ici.
Mais c’est peut-être en géométrie qu’on trouve la préconisation qui symbolise le mieux ce qu’ont voulu faire les auteurs du projet. En effet, au CP, les élèves devraient : « Reconnaître, décrire, nommer le cube et le pavé droit » ; ce même objectif se retrouve au CE1, au CE2, au CM1 et au CM2. Peut-on se permettre une suggestion ? Pour être certain que les élèves rentrent au collège en sachant reconnaître, décrire et nommer le cube et le pavé droit, ne faudrait-il pas écrire explicitement dans les programmes de l’école maternelle qu’il est important que les élèves y jouent avec des cubes ?
Plus de liberté pédagogique pour une meilleure réussite scolaire ? Chiche !
Il faut être clair : dans son état, l’existence même d’un tel projet est une sorte d’insulte au professionnalisme des enseignants. Plus de cent ans de progrès en pédagogie des mathématiques à l’école se trouvent rayés d’un trait de plume. Un des premiers jalons de ce progrès est la critique, avec les instructions officielles de 1923, de l’usage de la méthode concentrique :
« …si l’on veut que l’élève travaille avec joie et avec profit, il faut lui éviter la monotonie des redites, le dégoût du déjà vu. Il ne faut pas croire que la mémoire retienne volontiers ce qui est répété « à satiété » ; au contraire, l’enfant a l’illusion de savoir ce que, dans les révisions, il reconnaît au passage et il ne fait aucun effort pour le conserver. Si vous tourniez toujours dans le même cercle, ou même dans des cercles concentriques, auriez-vous du plaisir à marcher ? Donnez donc à votre élève l’impression qu’il avance, qu’il progresse, qu’il découvre du pays nouveau. À la méthode concentrique préférez la méthode progressive. »
Parmi les principaux jalons suivants, on peut citer la critique du verbalisme, grâce aux travaux de Piaget notamment, puis, grâce à la psychologie cognitive et à la didactique, la découverte du fait que les enfants peuvent résoudre certains problèmes arithmétiques avant tout enseignement des opérations et, plus récemment, l’élucidation des conditions de l’automatisation. Tout se passe comme si ces progrès n’avaient jamais existé.
Les conséquences seront majeures : des enseignants obligés d’utiliser l’inertie comme principe positif afin de garder un peu d’équilibre dans leur enseignement, des équipes de circonscription discréditées parce qu’obligées de tenir aujourd’hui un discours à rebours de celui qu’elles tenaient hier, des formateurs en IUFM dépossédés de leurs discours et de leurs pratiques de formation… C’est un véritable cataclysme qui s’abat sur la communauté scolaire française.
Sera-t-il possible de reprendre par le bon bout le problème de la définition de programmes sérieux pour l’école en mathématiques ? Sera-t-il possible que l’élaboration d’un projet se fasse dans la concertation plutôt qu’il soit donné à rédiger à quelques conseillers très mal informés qui travaillent de manière isolée et secrète ? Nul ne le sait aujourd’hui.
Dans un avenir proche, beaucoup se jouera sur la part de liberté pédagogique que nous arriverons à préserver. Le ministre se veut le chantre de la liberté pédagogique pour une meilleure réussite scolaire ? Chiche ! Qu’il commence par ne pas biaiser les conditions d’exercice de cette liberté en imposant précocement certains enseignements qui, presque assurément, créeront de l’échec scolaire (la soustraction en colonnes et les tables de multiplication par 2 et 5 au CP, la technique de la division par 2 et 5 en CE1…). Si la liberté pédagogique est préservée, on verra bien vite qu’entre des élèves bénéficiant d’une pédagogie qui s’inspire des connaissances scientifiques disponibles et des élèves dont les maîtres sont seulement motivés par une profonde nostalgie du passé, il n’y a pas photo !
Rémi Brissiaud
MC de Psychologie Cognitive
Université de Cergy-Pontoise – IUFM de Versailles
Equipe : « Compréhension Raisonnement et Acquisition de Connaissances »
Laboratoire Paragraphe http://paragraphe.univ-paris8.fr/crac/
Liens :
Sur le Café : à propos de l’enseignement des maths au primaire (dossier)
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/maths06_index.aspx
Sur le Café un autre dossier (2006)
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/calcul_index.aspx
[1] Brissiaud R. (2004) Allègements successifs des programmes en mathématiques : une légèreté didactique ?
http://smf.emath.fr/Enseignement/TribuneLibre/EnseignementPrimaire/CahiersBrissiaud.pdf
[2] Geary, D.C. (2005) Les troubles d’apprentissage en arithmétique : rôle de la mémoire de travail et des connaissances conceptuelles. In M.-P. Noël (Ed) : La dyscalculie. Marseille : Solal.
[3] Brissiaud R. (2002) Psychologie et didactique : choisir des problèmes qui favorisent la conceptualisation des opérations arithmétiques. In J. Bideaud & H. Lehalle (Eds) : Traité des Sciences Cognitives – Le développement des activités numériques chez l’enfant, 265-291. Paris : Hermes
[4] Suchaut (2007) Apprentissages des élèves à l’école élémentaire : les compétences essentielles à la réussite scolaire » (collab. S. Morlaix). Note de l’IRÉDU, 07/1.
[5] Perruchet, P., Rey, A., Hivert, E. & Pacton, S. (2006). Do Distractors Interfere With Memory for Study Pairs in Associative Recognition ? Memory and Cognition, 34, 1046-1054
[6] Schliemann, A. D., Araujo, C., Cassundé, M.A., Macedo, S. & Nicéas, L. (1998). Use of multiplicative commutativity by school children and street sellers. Journal for Research in Mathematics Education, 29, 422-435.
[7] Brissiaud R. (2002) Le phénomène de concordance/discordance entre la représentation initiale d’un problème et l’économie de sa résolution numérique : le cas de la division euclidienne. Colloque Cognitique : Les apprentissages et leurs dysfonctionnements. 17-18 Juin. Paris.
[8] Brissiaud, R. (2006) Calcul et résolution de problèmes arithmétiques : il n’y a pas de paradis pédagogique perdu http://www.cafepedagogique.org/dossiers/contribs/brissiaud2.php
[9] L’expression est de Guy Brousseau. Il désigne ainsi les personnes qui pensent que la grande innovation à venir pour l’école républicaine est… le retour aux méthodes qui prévalaient à sa naissance. N’y aurait-il pas quelques rétronovateurs dans les rédacteurs du projet ?