L’autonomie ne concerne pas que les établissements scolaires et le fonctionnement de l’éducation nationale. Elle s’est glissée dans nos manuels scolaires et dans nos salles de classe. C’est la thèse d’Héloïse Durler, Ecole pédagogique de Lausanne, qui montre comment en demandant à l’élève d’accepter et d’organiser son travail scolaire, l’Ecole fabrique de nouvelles inégalités.
« L’autonomie est un hommage rendu à la dépersonnalisation du pouvoir et du savoir, une forme de dépendance historique spécifique. La personne du maitre disparait au profit de dispositifs pédagogiques objectivés… L’élève démontre à chaque instant qu’il est parfaitement adapté à l’univers scolaire ». Cette réflexion de Bernard Lahire présente ce que va être l’étude menée par Héloïse Durler.
Pendant près de 3 ans elles va accompagner enseignants, élèves et familles, observant comment l’idéologie de l’autonomie oriente les consignes pédagogiques mais aussi la compréhension du vécu de la classe et la perception que les parents et les enfants se font de l’Ecole et de la scolarité. L’accent est mis sur les pratiques scolaires et les formes d’engagement qu’attend l’institution scolaire. L’ouvrage donne de nombreux exemples de ces attendus de l’Ecole qui deviennent des malentendus et contribuent à l’échec scolaire d’élèves pour qui on a voulu bien faire.
Votre livre est un livre d’ethnographe de l’Ecole. Qu’apporte cette méthode par rapport à la sociologie classique ?
Comme ethnographe je me suis immergée dans la classe et dans les familles durant trois ans. Je ne me suis pas contentée d’entretiens. J’ai partagé des moments de toutes sortes qui m’ont permis de saisir les nuances du quotidien du métier d’enseignants et de la vie des élèves. C’est tout cela que j’essaie de traduire dans ce livre. Ce n’est pas un livre contre les enseignants. C’est un livre pour montrer les contradictions dans lesquelles enseignants et élèves sont pris.
Vous dites que l’autonomie est devenu un principe socialisateur. Que voulez vous dire ?
Je ne suis pas la seule à le dire ! On considère qu’il est devenu bon d’être autonome. La dépendance est mal vue aussi bien dans la sphère éducative que dans le milieu médical par exemple. Cette nouvelle valeur est à resituer dans le contexte de la transformation du rapport à l’autorité et aux institutions. Pour moi, la force contraignante des institutions n’a pas disparue pour autant. Mais la justification de la contrainte est donnée dans l’action apparemment décidée par l’individu.
Vous dites aussi que c’est à l’école une injonction contradictoire…
La contradiction c’est qu’on impose d’être autonome sans donner les conditions et les ressources pour amener à plus d’autonomie. Je le remarque dans mon livre par exemple quand on dit aux élèves en difficulté, sur leur relevé trimestriel, qu’ils sont à être plus autonomes. Les élèves ne savent pas comment s’y prendre. C’est une sorte de point aveugle. On se dit qu’il suffit que l’élève se mobilise, fasse preuve de courage et de volonté et il deviendrait autonome. Ce serait la solution. Mais je crois que c’est surtout le problème…
Dans le livre vous montrez comment cette injonction est présente dans des outils utilisés en classe et cela dès le CP. Par exemple ?
Ce qui m’a frappé c’est la complexité de ces outils. On demande par exemple aux élèvesd e gérer eux mêmes des fiches, des exercices de planifier sur une ou deux semaines des taches à apprendre. On leur demande de s’évaluer eux mêmes par rapport à une tâche, de situer leur comportement dans une tableau, de rendre compte. C’est ce qu’on trouve aussi souvent dans les entreprises.
Mais ça demande aux enfants qu’ils aient des ressources comme élèves. Ca demande aussi une bonne maitrise de la lecture très tôt car pour être autonome on demande à l’élève de se débrouiller avec des consignes écrites. On demande à des enfants de 5 à 7 ans d’identifier des objets d’apprentissages et d’avoir une position réflexive.
Comment peut on imposer la discipline dans une école où ls enfants sont autonomes ?
C’est très intéressant de voir comment en début d’année on organise à l’école des activités autour des règles de vie. On en débat. On choisit les règles qu’on affiche ensemble. On fait en sorte que le maitre n’impose pas et que les enfants soient parte prenante.
Voilà pour l’idéal. Car fréquemment on est amené à hausser la voix, à punir, à exclure. Dans ce cas, les enseignants ne peuvent pas faire autrement mais ils ont mauvaise conscience. Il y a là une tension intéressante.
Quelle conséquence a cette valorisation de l’autonomie sur le métier d’enseignant ?
Cela créé des tensions , un inconfort voire des souffrances. Les enseignants développent ce que j’appelle des stratégies de survie. Ils mettent en place des solutions pour trouver une solution dans l’instant mais ce n’est ni confortable ni forcément productif. Ou alors ils surinvestissent et frisent le burnout. La norme de l’autonomie pèse aussi bien sur les professeurs que les élèves.
Car pour les élèves on assiste aussi à une psychologisation de la difficulté scolaire qui va de pair avec la valorisation de l’autonomie. Ce glissement des difficultés scolaires vers le trouble psychologique empêche de penser la remédiation pédagogique aux difficultés scolaires. On renvoie vers des troubles individuels une question d’enseignement.
Vous prônez plutôt les bonnes vieilles méthodes ?
Non. Ce ne serait pas plus productif ! Je ne suis aps contre la norme de l’autonomie mais mon point de vue est de réfléchir aux conditions qu’on peut donner aux élèves et aux enseignants pour réaliser ce projet.
Le danger dans cette idée d’autonomie c’est la zone aveugle où on pense qu’il suffit que l’élève se mobilise pour devenir autonome. Il faut plutôt s’interroger sur les habiletés dont il a besoin pour travailler en autonomie. Revenir à la question des apprentissages.
Il faut aussi être conscient que la norme de l’autonomie est très présente dans les classes moyennes et supérieures dans l’éducation des enfants. On laisse l’enfant s’exprimer, découvrir par exemple. Mais dans les classes moins favorisées on a des pratiques éducatives différentes. Il faut que les enseignants le sachent.
Puisque, en classe, l’enseignant ne soit pas totalement cadrer l’élève, que celui ci doit de lui même faire des liens, tenter des choses, du coup certaines compétences sont nécessaires. Certains élèves les apprennent dans la famille. Mais pas tous.
Les enseignants tentent d’orienter les pratiques des parents des milieux populaires. La valorisation de l’autonomie change aussi leur rapport avec ces parents. Ils conseillent par exemple d’acheter des livres et d’en parler avec leur enfant ou de discuter de ce qui a été vu à la télévision.
En fait ils demandent de faire l’école à la maison. Ils reportent une partie du travail à la maison. Or les familles n’ont pas forcément le capital culturel, le temps, l’argent pour faire cela comme les classes plus favorisées le font. Ce genre de discours crée des malentendus entre eux et les parents de milieu populaire.
Au final, l’autonomie creuse les inégalités à l’école ?
Si on ne pose pas la question des conditions nécessaires à ces apprentissages, j’en ai peur.
Que peut faire un enseignant ?
Sortir de l’idée d’autonomie comme une injonction et revenir à la question des pré requis. Plutôt qu’écrire « faites un effort », se poser la question des savoir faire, des compétences nécessaires à l’élève. Faire en sorte que tous les savoirs nécessaires soient acquis à l’école.
Propos recueillis par François Jarraud
Héloïse Durler, L’autonomie obligatoire. Sociologie du gouvernement de soi à l’école. Presses universitaires de Rennes. ISBN : 978-2-7535-3613-5.