On prétend que des manuels conformes aux futurs nouveaux programmes de grammaire sont déjà prêts et qu’ils répondent à une demande forte des enseignants qui affirmeraient manquer d’outils dans le domaine de la grammaire. Or, un rapport n’est qu’un rapport. Bien des rapports commandés par les ministres sont devenus lettres mortes et en tout cas, un rapport n’est heureusement pas un programme, ce n’est qu’un avis qui, pour l’heure, peut et devrait être mis en débat, soumis à la pensée divergente, confronté aux programmes de 2002 dont chacun sait que, signés successivement par Jack Lang, Luc Ferry, François Fillon et Gilles de Robien lui-même, ils étaient le résultat d’une large concertation sous la direction de Philippe Joutard et l’expression d’un consensus qui permettait d’espérer une période stabilité suffisamment longue pour le fonctionnement de l’école et l’amélioration de la réussite scolaire.
Espérons que le ministre ne prendra pas ce rapport pour argent comptant et qu’il prendra le temps de la concertation avant de mettre à bas les programmes de 2002.
Dans ses explications à la presse, Alain Bentolila juge indispensable de préciser qu’il ne s’agit pas de revenir 20 ans en arrière (Le Monde) ou 50 ans en arrière (France Info). Ce besoin de préalable prouve généralement le contraire et une analyse des éléments diffusés nous conforterait plutôt dans l’idée que ce rapport opportuniste s’inscrit davantage dans l’air du temps que dans la volonté de construire une école plus démocratique, plus juste, plus performante pour les 20 ou 50 ans qui viennent. Pour mieux faire passer le message et se donner des airs d’indépendance par rapport à l’opinion publique, Alain Bentolila affiche une petite audace en déclarant que le b-a ba ne saurait être le seul objectif du cours préparatoire et « qu’il faut aussi savoir le rôle des mots dans la phrase, savoir les mettre en relation, donc acquérir, dès le début, des notions de syntaxe ».
En fait, deux points clés mettent bien en évidence la volonté de marche arrière non pas de 20 ou 50 ans mais de 80 ans:
- la référence au simple et au complexe
Cette référence commode pour les conservateurs ne repose sur aucune étude scientifique. On sait bien que le simple scolaire est éminemment complexe puisqu’il n’existe pas et qu’il est le produit de l’intelligence de l’adulte. Le point ou la ligne ou la lettre, ce n’est pas simple du tout. Ce qui est simple c’est la boîte à chaussures ou le texte qui veut dire quelque chose. - le retour à la leçon de grammaire conçue comme une leçon de choses et à la progression rigoureuse
Si la leçon de choses de Jules a été abandonnée dès la fin des années 60, c’est que malgré sa prétention, elle ne permettait pas ni la construction de notions scientifiques (il s’agissait de mettre des mots sur des choses et d’apprendre des définitions sans les comprendre), ni la réflexion avec la formulation d’hypothèses chère à la démarche scientifique. La leçon classique et la progression rigoureuse posent des problèmes considérables. L’affirmation de la nécessité de leur retour traduit un manque de confiance terrible en l’intelligence des enseignants.
Le résultat de ces pratiques est connu puisque ce sont celles qui étaient en vigueur à l’école jusque dans les années 90 et au-delà. L’apprentissage de définitions, l’aisance dans les exercices mécaniques, l’habileté dans les historiques analyses (le sujet et son « qui est-ce qui », le verbe qui indique l’action, etc) ne garantissent en rien la capacité de maîtriser le langage, de parler, d’écrire, de communiquer. Les programmes de 2002 dont l’ambition était louable rappelaient que « l’observation réfléchie de la langue doit être un moment de découverte visant à développer la curiosité des élèves et leur maîtrise du langage, et non une série d’exercices répétitifs mettant en place des savoirs approximatifs et l’usage d’une terminologie inutilement complexe. »
La simplification apparente, la référence démagogique au bon sens auraient pour résultat dramatique qu’un enfant de milieu socio culturellement favorisé saura dire à 5 ans : « Papi, je ne suis pas d’accord avec toi parce que premièrement… et deuxièmement…. » Alors que l’enfant de pauvre sera condamné à s’ennuyer sur des phrases simples comme « papa lave la salade ».
Pourvu que le ministre prenne le temps de consulter, de confronter les points de vue, d’écouter les auteurs des programmes de 2002…
En attendant, que chacun s’exprime librement et accepte le dialogue… Tant que le rapport n’est qu’un rapport et pas encore un décret, même les cadres du système peuvent bien donner leur avis. Les pédagogues, les chercheurs, les responsables syndicaux, les militants des mouvements pédagogiques, les auteurs des nouveaux programmes de 2002 également…
Pierre Frackowiak
Responsable du SI-EN UNSA du Nord
Pédagogue
Page publiée le 27-11-2006
- A propos du rapport d’Alain Bentolila sur la grammaire
- Sylvie Plane, Professeure des universités en sciences du langage
– Copernic et la grammaire - Jean-Pierre Jaffré, MoDyCo, UMR 7114 du CNRS
– Quel est en effet l’intérêt d’un enseignement de la grammaire
qui ne serait pas au service d’une compétence de communication ? - Antoine Fetet, maître formateur
– Mettre les élèves devant des problèmes grammaticaux et orthographiques dont ils peuvent s’emparer - Vivane Youx, Association française des enseignants de français :
– L’ambiguïté de propositions pertinentes sujettes à dérive - Patrick Picard :
– une vision de grand-père, ou un pont entre la recherche et les enseignants ? - Pierre Frackowiak, Responsable du SI-EN UNSA du Nord :
– Peut-on prendre le rapport BENTOLILA pour argent comptant? - Viviane Youx, Association française des enseignants de français :
– de réelles inquiétudes de régressions démagogiques et dangereuses