Le rapport 2004 sur les politiques d’éducation publié par l’OCDE comporte un chapitre consacré à la « rentabilisation des investissements dans les technologies éducatives ». Par ce seul titre, ce rapport introduit d’emblée l’hypothèse de « retour sur investissement ». Autrement dit il pose la question de la possibilité d’améliorer l’efficacité et l’efficience (rapport coût/efficacité) de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement.
Le résultat est accablant : même dans les pays considérés comme étant les plus avancés en la matière le bénéfice éducatif de l’utilisation des technologies semble très faible. L’obstacle principal présenté dans ce rapport est « la capacité des enseignants à intégrer ces appareils dans leurs pratiques pédagogiques ». Il est ajouté qu’il ne suffira pas de former les enseignants mais qu’il faudra conjuguer, matériel, formation et autres formes d’innovation éducative. Ce rapport ne remet pas en cause l’hypothèse de l’efficacité de l’utilisation des technologies pour améliorer les résultats scolaires, qu’il considère comme évidente, mais il critique les acteurs et les modalités de ces usages.
La naïveté de ce rapport est désarmante. Comment accepter la première hypothèse et dénoncer la deuxième. Il semble que, une nouvelle fois, les analystes fassent preuve d’amnésie. Pierre Landry (spécialiste de l’autoformation, membre du GRAF, interview disponible à l’adresse : http://www.asti.asso.fr/pages/Hebdo/sh56/sh56.htm) le confirme : « L’histoire de la relation des machines avec l’éducation et la formation est une longue suite d’oublis […] les spécialistes des différentes technologies ne discutent pas entre eux ». Michael Hubermann, en 1973, signalait déjà dans son travail pour l’OCDE que, si les moyens ne suffisent pas, la formation n’est pas une solution.
La lecture de certaines phrases de ce rapport est révélatrice de cette amnésie à moins que ce ne soit la récurrence du propos qui mérite notre attention : « 87% des élèves du deuxième cycle du secondaire fréquentent des établissements qui ne peuvent atteindre leurs objectifs en matière de TIC du fait que les enseignants ont une maîtrise insuffisante de l’ordinateur à des fins pédagogiques » (Norvège) et surtout celle-ci « une formation appropriée ne permet pas à elle seule, une utilisation plus efficace des TIC: il faut aussi s’attaquer aux obstacles organisationnels et structurels qui existent au sein de l’école ».
Quand l’OCDE tente d’évaluer la rentabilité des technologies éducatives, à l’instar de nombre de détracteurs de ces technologies, encore faut-il qu’il fasse preuve de mise en perspective historique. Et surtout qu’il nous dise l’intention qui est la sienne. Car c’est bien d’intention qu’il s’agit. Nombre de débats actuels en éducation sont inspirés par des intentions idéologiques et interdisent une analyse de la réalité des faits. Ce qui est encore plus dommageable c’est lorsque l’objet même de ces évaluations n’est pas contextualisé : parler des TIC en éducation ne peut se faire sans évoquer les finalités du système scolaire en regard de la société choisie.
L’amélioration de la pédagogie, de l’enseignement ou de l’éducation ne peut être une question de technologies. Faut-il encore rappeler que c’est avant tout une question d’être humain ? L’amélioration des « processus d’enseignement et d’acquisition de savoirs » par les technologies est un prisme qui n’a pas de sens isolément. C’est un mythe qu’il faut abattre. La première chose à faire est d’arrêter de poser cette question en croyant que la réponse est positive. Il ne suffit pas non plus d’innover quand on connaît la difficulté à transférer les innovations d’un lieu à un autre.
La question la plus importante est, selon moi, celle des pratiques ordinaires. Dans le monde enseignant les pratiques ordinaires évoluent différemment que dans d’autres milieux professionnels. Les changements dans ces pratiques s’opèrent avant tout dans la confiance qu’ont les enseignants dans leur pratique. Or les technologies ont pour premier effet de déstabiliser cette confiance par la désorganisation de la forme scolaire qu’ils imposent. Le poids des représentations sociales de la fonction d’enseignement chez les enseignants (mais aussi pour l’ensemble des parents et de leurs enfants) incite toujours à revenir à des situations archaïques, considérées comme un paradis perdu.
L’acceptation de « l’ordinateur » dans les établissements scolaires est désormais un fait non contestable. Chacun reconnaît que le système scolaire ne peut l’ignorer. L’usage par contre ne se développe qu’au rythme de l’évolution de ces représentations. D’abord individuellement, les enseignants tentent une incursion dans ces pratiques nouvelles. C’est dans ce premier temps qu’interviennent le plus les freins que sont l’instabilité technique et l’absence de formation, c’est le temps de la « prise de confiance ». Dans le deuxième temps, accessibilité des matériels, souplesse des utilisations, adaptabilité au contexte de travail et aux compétences des acteurs doivent accompagner un renouveau du « plaisir d’enseigner ». Dans un troisième temps, reconnaissance de la démarche, soutien aux expérimentations et accompagnement des pratiques doivent permettre de rendre ordinaire l’usage des technologies qui deviennent alors « en proximité » avec l’acte d’enseigner. Ces trois temps sont essentiels, associant les enseignants et la hiérarchie pour permettre un progressif développement des pratiques. Faut-il alors se dépêcher d’évaluer l’efficience alors même que les bases ne sont pas en place dans les établissements ?
L’introduction des technologies dans l’enseignement ne peut pas uniquement viser l’amélioration de l’efficience de l’enseignement mais plutôt l’amélioration de la qualité de l’enseignement dans son rapport à la mission de l’école dans la société. Il ne faudra pas regretter que les perfomances aux tests standards ne soient pas améliorées par les technologies, car c’est perdu d’avance. Il faudra par contre redouter qu’au nom de ce mythe on arrête ce développement car les technologies dans le système scolaire permettent bien d’autres choses autrement importantes pour l’avenir :
– la relation aux savoirs savants et aux savoirs de la pratique contemporains qui ne peut se faire si l’on ne situe pas les technologies par rapport à ces savoirs, c’est à dire aussi dans la construction même de ces savoirs nouveaux,
– l’évolution de la relation pédagogique dans la classe,
– Le développement d’une culture de l’information et de la communication suffisante pour comprendre, analyser et agir dans le monde actuel,
– et enfin la maîtrise technique et culturelle d’outils dont l’usage social est de plus en plus opaque pour l’usager.
Bruno Devauchelle