Par Jeanne-Claire Fumet
Combien de temps peut-on disputer en ligne sans traiter l’adversaire de fasciste ou de nazi ? L’invective n’est pas un argument et celui qui en use se discrédite aussitôt. Mais pourquoi la référence historique encombre-t-elle à ce point le champ des débats ? Que signifie le surgissement quasi inévitable de ces fantômes dans la discussion – ou la vigilance nécessaire pour l’éviter ? Selon François de Smet, l’obsession pour le passé totalitaire serait peut-être le moyen de masquer notre attirance terrifiée pour un « effet de meute » et la tentation de s’abandonner à la force que nourrit à bas bruit le désespoir contemporain.
Qu’est-ce que le « point Godwin » ?
Bien connue des geeks, la loi de Godwin affirme que « plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Hitler se rapproche de 1 ». L’internaute qui atteint le « point Godwin » se disqualifie instantanément. Dès les années 50, l’expression « reductio ad Hitlerum » apparue sous la plume de Leo Strauss et reprise par Georges Steiner, soulignait cette manie naissante de brandir la référence au nazisme pour bloquer la discussion. Formée sur le modèle de la « reductio ad absurdum » (ou démonstration par l’absurde) qui impose une thèse en montrant que son rejet serait intenable, elle consiste à débouter l’adversaire en suggérant que sa résistance relève d’une forme d’accointance avec la pensée nazie. Mike Godwin en a formulé la théorie à l’usage des internautes en 1990, donnant naissance au « point Godwin », qui désigne à la fois le moment d’achoppement de la discussion et la sanction décernée au fautif.
Comment interpréter ce tropisme obsessionnel ?
Pourquoi cette obsession quasi superstitieuse du passé ? Pourquoi cette puissance de blocage impossible à liquider dans les discussions sur les questions de société ou de politique ? Sans rien oublier de la singularité radicale de ce moment de l’Histoire, comment ne pas s’étonner de la prévalence du passé sur les exigences de la raison, s’interroge François de Smet ? Pour l’auteur, une autre peur se cache derrière la récurrence obsessionnelle du souvenir. Nourrie de l’adage selon lequel l’ignorance du passé condamne à le revivre, elle focalise la vigilance sur une représentation relativement circonscrite pour mieux exorciser une peur autrement plus menaçante, estime le philosophe. Celle de notre impuissance collective à résister à l’appel grégaire de la meute, à la soumission collective à la force.
S’indigner n’est pas penser.
Dans un contexte désolé de perte d’espoir, de délitement du collectif et de désarroi existentiel, souligne François de Smet, le moment annoncé par H. Arendt où les « véritables difficultés de notre époque ne revêtent leur forme authentique – sinon la plus cruelle – qu’une fois le totalitarisme devenu chose du passé », ce que l’obsession du point Godwin nous révèle pourrait bien n’être que le « refoulement laborieux » de « l’abandon des volontés ». Abandon au profit de n’importe quel modèle globalisant qui offre au cerveau humain un ordre régulier et sécurisant de causalité simple. A titre d’illustration, l’auteur évoque le vaste succès d’Indignez-vous, de Hessel : une occasion largement offerte de s’identifier à un mouvement de contestation univoque contre quelques cibles identifiées selon les règles du « politiquement correct ». Mouvement qui devrait en grande partie son succès au fait d’être porté par la parole d’un témoin du passé, héros d’un temps où le mal radical est clairement distingué.
Le conformisme, véritable plaie récurrente
Le conformisme mine nos démocraties fatiguées, estime François de Smet, et nous confronte au véritable mal : l’attirance irrépressible pour la Cohérence simpliste qui nous délivrerait de la terreur que nous inspire notre propre faiblesse. Terreur qui nous pousse insidieusement à adorer la force et à mépriser la vulnérabilité, au risque d’être piégés par ce que nous abhorrons, un futur totalitarisme.
Un bref essai à méditer et à discuter, pour nourrir la réflexion sur les difficultés de la liberté d’expression au sein de la démocratie, et sur la confusion des domaines de l’histoire, du droit et de la morale dans les débats publics.
Reductio ad Hitlerum, François de Smet – Editions PUF, Collection « Perspectives critiques » 08/2014 – 168 pages – 15€ . ISBN : 978-2-13-063078-4
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