Le concept d’intersection marquera les 30 ans du CIPH (Collège International de Philosophie), célébrés du 1 au 16 juin 2013 au Palais de la Découverte, au Palais de Tokyo et en divers autres lieux de Paris et de banlieue : intersections des disciplines, des époques, des pays et des modes de communication, pour un cycle de haut niveau ouvert au grand public, libre et gratuit. C’est en tout cas le souhait de Matthieu Potte-Bonneville, qui tient à ce que le CIPH conserve sa tradition intermédiaire entre université populaire et lieu de recherche, en proposant cet ensemble de colloques, agora interactive, installations, lectures et débats autour de la philosophie actuelle. La publication d’un ouvrage numérique collectif s’ajoute au programme – manière d’illustrer le tournant engagé par le Collège sous l’impulsion de son directeur : celui d’une ouverture résolument tournée vers l’international et d’une diffusion plus vaste des travaux de ses chercheurs par l’édition numérique.
Croisements et télescopages de disciplines
« Le motif de l’intersection ou du croisement serait une sorte de charte pour le Collège », proposait ses fondateurs, F. Châtelet, J.Derrida, JP. Faye, D. Lecourt. Intersections joue pleinement de ce motif, télescopant les disciplines et estompant leurs frontières : philosophie et sciences, sciences humaines, arts, techniques, littérature, se croisent autour des questions émergentes de la pensée contemporaine. Au programme, se pressent la migration des idées, l’obsession d’une grande santé, les popularités de la déconstruction, penser les langages de l’art, la liquéfaction des frontières, les nouveaux territoires numériques, machines et sociétés, écologie des entités non conventionnelles – des sujets permettront d’interroger la difficile construction des rapports entre humains et entités non humaines, les limites et les frontières de la démocratie, de l’anomalie, mais aussi du retour de la métaphysique à travers le réalisme spéculatif… Des enjeux très pointus ouverts au plus large public, avec le soutien d’un dispositif interactif : les chercheurs du CIPH répondront en direct aux questions twittées par les internautes depuis le mois de février 2013, à partir d’installations physiques et virtuelles, baptisées « ? Le champ des Pourquoi ? » Une lecture multilingue du Poème de Parménide, par Daniel Mesguich, avec J. Barnes, B. Cassin, A. Priya Wacziarg, F. Santoro et H. Wismann, viendra conclure les rencontres.
Géographie numérique de la philosophie
La création d’un ouvrage numérique téléchargeable sur i-Pad a été conçue pour l’occasion. Ballade intellectuelle à l’esthétique soignée, le livre égrène au fil de ses 161 pages les textes de 59 auteurs, invités à composer librement en puisant dans les archives du Collège, pour nourrir les chapitres croisés de philosophie et de politique, littérature, arts, sciences, psychanalyse ou éducation. Les voix des grandes figures du Collège s’y entremêlent aux mots écrits, sous forme de vignettes sonores extraites des quelques 350 débats enregistrés et conservés au Collège (Derrida, Balibar, Enaudeau, Rancière, Badiou, Salanskis), à des images d’archives (couvertures de la Revue Descartes, extraits du rapport bleu fondateur du Collège) et à des photographies. La dernière partie du livre forme une frise chronologique qui rassemble des textes d’auteurs sur un événement des 30 dernières années. « Une quarantaine d’auteurs a joué le jeu, ce sont 30 ans d’histoire intellectuelle mondiale vus à travers le prisme du Collège, s’amuse Matthieu Potte-Bonneville. On y trouve même la consécration au cœur immaculé de Marie, le choix de Christian Trottmann… On ne s’attendait pas vraiment à ça ! » Les organisateurs veulent faire circuler l’ouvrage le plus possible, grâce au téléchargement gratuit et à la mise en ligne, à terme, sur Culture-Tech, le portail numérique des Instituts Français, pour donner à voir ce que peut porter une publication de ce format. Peut-être en attendant, dans un second temps, d’établir un partenariat avec un éditeur numérique pour d’autres productions.
Renforcer la dimension internationale du CIPH
L’une des priorités de Mathieu Potte-Bonneville a été de faire franchir au Collège le cap de la numérisation. La revue Rue Descartes, mise en ligne, est passée d’une audience relativement confidentielle à une diffusion internationale, que n’aurait pu atteindre le tirage papier. La diffusion en ligne des archives sonores pourrait aussi compter parmi les projets d’avenir du CIPH. Un avenir que Matthieu Potte-Bonneville entend tourner vers l’international : depuis 3 ans, la direction du CIPH s’efforce de renforcer les partenariats dans le monde entier, en lien avec l’Institut Français : Chine, Egypte, pays Arabes, Etats-Unis, Roumanie… « La pensée française conserve une forte audience dans le monde, affirme-t-il, mais elle reste encore trop souvent identifiée à la génération glorieuse : Deleuze, Barthes, Foucault, Derrida. Ce n’est plus d’actualité : les problématiques contemporaines de la recherche en France portent sur des questions de genre et des questions post-coloniales, sur la relecture de Spinoza aussi. D’autres problématiques venues de l’étranger trouvent un point de passage par le Collège : les questions d’éthique et de d’environnement, dont les textes américains fondamentaux n’étaient pas très connus en France ». Pour ces translations d’idées, l’édition numérique présente des atouts impossibles à ignorer.
Le numérique, un atout pour l’enseignement de la philosophie ?
« La réactivité de ce format est intéressante, reconnaît le directeur du CIPH. Lors de la présentation du livre numérique en classe, les élèves se sont montrés curieux et ont soulevé des questions qui n’étaient pas sottes. L’un des avantages pour eux est de pouvoir poser des questions silencieuses, sans avoir à s’exprimer publiquement. » Pour Matthieu Potte-Bonneville, le livre reste le support par excellence de l’étude des textes philosophiques. Mais un format qui permet de lire et d’entendre, de lier étroitement lecture et écriture, d’ouvrir une forme d’autonomie dans l’appropriation des contenus et d’engager un rapport personnalisé avec le questionnement, pourrait représenter une mutation une mutation fondamentale de la forme de l’école. « En France, précise-t-il, le magistère, le rapport de l’individu au collectif, l’importance du groupe classe et la centralité du professeur sont restés longtemps des dimensions essentielles ; mais c’est en train d’évoluer. C’est ce qui explique qu’on est un peu perdu, actuellement, dans les usages pédagogiques, surtout dans l’enseignement de la philosophie qui incarnait ce dispositif de dispensation d’une parole que chacun doit s’approprier. C’est un dispositif très noué. On peut aussi laisser les élèves se débrouiller par eux-mêmes sur un support d’activité de type tablette. Cela peut être un gadget, mais cela peut aussi devenir un outil – et cela implique, de la part de l’enseignant, un lâcher prise qui est un peu angoissant. »
Maintenir le lien entre professeurs de philosophie et philosophes.
L’enseignement est une vocation centrale pour le Collège, qui intègre depuis 4 ans, sous la responsabilité de Pascal Séverac, un Centre International de Réflexion sur l’Enseignement et la Pédagogie(CIRTEP), lieu d’organisation de séminaires sur le vocabulaire de l’éducation, sur la question du handicap, sur la philosophie de l’éducation ou sur l’enseignement de la philosophie avant la classe terminale (colloques UNESCO avec Philolab). « Le Collège, rappelle Matthieu Potte-Bonneville, a hérité des travaux du travaux du GREPH (Groupe de Recherche sur l’Enseignement Philosophique), dont l’un des mots d’ordre était de décloisonner l’enseignement de la philosophie, hors de la Terminale. C’était une revendication marginale, c’est devenu un mot d’ordre ministériel. Les professeurs de philosophie sont individuellement convaincus, mais collectivement réticents sur ce point. Ils s’identifient encore fortement à un statut de professeur qui ne correspond pas à leur vécu professionnel. L’image du métier n’est pas en accord avec les pratiques. »
De jeunes professeurs, qui sont aussi chercheurs, souvent doctorants, et veulent trouver un endroit pour valoriser leurs travaux, déposent leur candidature à l’assemblée des chercheurs du CIPH. « C’est très bon signe ! se réjouit Matthieu Potte-Bonneville. Le recrutement au Collège ne prend pas en compte le statut mais l’intérêt du programme de recherche des candidats. L’assemblée est renouvelée tous les 3 ans par moitié. C’est un jeu de « cadavres exquis » : personne ne reste, personne ne s’installe, chacun invente à partir de ce qui a été fait auparavant. On y accueille des gens venus du Secondaire ou des Classes Préparatoires. Ce mélange est important : on n’enseigne pas la même chose, ni de la même manière, quand on est impliqué dans une démarche de recherche. Il faut garder ce pont entre les mondes cloisonnés. Il faut maintenir le lien entre les professeurs de philosophie et les philosophes. »
Intersections – du 1er au 16 juin 2013. Colloques, débats conférences…
Palais de Tokyo, Palais de la Découverte, Théâtre de Gennevilliers…
Accès libre et gratuit.
Programme détaillé sur le site des 30 ans :
Téléchargement du livre numérique :
http://30ansciph.org/spip.php?rubrique5
La revue Rue Descartes :
Sur le site du Café
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