Evaluer, c’est donner de la valeur : la plus belle des valorisations serait-elle alors désormais la publication en ligne des créations d’élèves ? C’est une leçon qu’enseigne le fort joli blog « A fleur de mots » d’Isabelle Dornic, professeure de lettres au collège Amand Brionne à Saint-Aubin-d’Aubigné dans l’académie de Rennes. D’une classe à l’autre, d’une année à l’autre, les productions partagées sont variées et inspirantes : vidéopoèmes, bandes-annonces de livres, affiches contre le sexisme, « book in a box », carnets d’enquête romanesques… La publication ouverte suscite fierté, engagement, sentiment d’appartenance à une communauté d’apprentissage. Elle rend vivante une culture scolaire devenue participative et donne un authentique enjeu au travail : « J’aime l’idée que les élèves soient dans la beauté du geste, plutôt que dans l’obsession de la rentabilité… »
Comment devient-on une professeure-blogueuse aussi inventive ?
Merci ! Pendant ma 1ère année au collège Amand Brionne, j’ai fait créer un magazine du futur par deux classes de 3ème avec Madmagz, qui étaient très réussis. Nous les avions imprimés, mais j’avais été frustrée que ces deux magazines n’aient pas plus de résonance.
L’année suivante, j’ai suivi une formation académique, et c’est le blog i-voix qui m’a alors donné l’idée d’une diffusion des travaux de mes élèves sur un blog. Je pensais que la création en serait compliquée car je n’ai pas d’aptitudes particulières dans le domaine numérique, et cette formation a beaucoup contribué à dédramatiser la difficulté. En effet, c’est simple, même si cela prend du temps au début.
Le blog « A fleur de mots » recueille de nombreux textes créatifs d’élèves : pouvez-vous nous présenter quelques réalisations dont vous avez été particulièrement heureuse ?
J’ai gardé un coup de cœur pour les premières car j’ai assisté, avec la naissance de ce blog, à un réel engouement de la part de mes élèves et de leurs parents à l’idée que leurs travaux soient diffusés. Comme c’était au mois d’avril, je peux vraiment dire que j’ai vu une différence dans l’intérêt et la motivation par rapport au reste de l’année.
Les poèmes engagés écrits et transformés en vidéos par des élèves de 3ème (archives mai 2017). Ils s’étaient vraiment investis émotionnellement dans l’écriture et l’effet a été prolongé par les choix esthétiques à faire pour mettre leurs textes en valeur. Même chose pour les vidéos autour de poèmes du voyage avec les 5èmes, dans une version plus ludique. En juin, ça permet de garder une motivation jusqu’au bout.
Le blog présente aussi des créations audio et vidéo : pouvez-vous nous en présenter quelques-unes qui soient susceptibles d’inspirer les collègues ?
J’aime bien proposer, en collaboration avec la documentaliste du collège, un panel de romans autour d’un thème. A partir des incipits photocopiés et numérotés, les élèves choisissent à l’aveugle un roman sans être influencés par le volume du livre ou la 1ère de couverture. Evidemment, on est souples sur le choix final du livre qu’ils emportent chez eux. Le fait que chacun ait un livre différent permet ensuite de réaliser une bande-annonce ou bien une vidéo sur le modèle des booktubers, avec une partie présentation de l’histoire et une partie critique. Cela permet de travailler l’oral puisque la consigne est de ne pas lire mais de garder de la spontanéité. Pendant le covid, ces restitutions ont remplacé les speed bookings que nous aimions faire au CDI.
On découvre souvent sur le site des créations visuelles : comment par exemple avez-vous mis en œuvre le travail autour des affiches contre le sexisme ?
C’était une commande de notre chef d’établissement. Chaque niveau devait réaliser un travail autour de la tolérance, et le thème du sexisme avait été retenu pour le niveau 5ème. Nous avons travaillé en amont sur les problématiques du sexisme dans le cadre de l’heure de vie de classe, puis tout l’établissement a passé deux heures de l’après-midi à mettre en œuvre différents projets. Pour mes deux classes de 5ème, la consigne était : « Votre classe organise une campagne contre le sexisme ». La première étape consistait à en répertorier les manifestations au quotidien pour les garçons et pour les filles, sous forme de carte mentale. Puis chaque groupe devait choisir un chiffre, un slogan, une situation qu’il souhaitait dénoncer et créer sa propre campagne. Le support était libre : affiche, poème, chanson, BD, etc. et la consigne était d’être inventif ! Un concours était organisé avec vote en ligne, sondage sur les productions de l’autre classe, mises en ligne de façon anonyme.
Vous partagez aussi des écrits d’appropriation originaux comme le « book in a box », le « carnet d’enquête » ou le « carnet de voyage » : en quoi consistent ces projets ? quels vous semblent les intérêts de ces démarches ?
J’ai beaucoup appris aux côtés de mes collègues de français du collège REP Rosa Parks de Rennes. Ensemble nous cherchions sans cesse des idées pour accrocher les élèves à travers des compte rendus de lecture qui soient aussi des réalisations plastiques. Nous avons vu un réel engagement de la part de nos élèves dans ces comptes rendus, que j’ai retrouvé avec un tout autre public, à la campagne, au collège Amand Brionne. Ces compte rendus sont exigeants car ils nécessitent d’associer des qualités de restitution de lecture, avec différentes consignes pour un seul travail (avis-cartes émotions, cartes-mots…), à des qualités de créativité, mais il me semble justement que cela donne aux élèves le goût du bel ouvrage. Les élèves se sentent valorisés s’ils s’appliquent car les résultats sont très bons en général, et ils trouvent dans ce type de compte rendu un aspect plus ludique que de faire une évaluation sous forme de questionnaire sur table juste pour vérifier qu’ils ont bien lu le livre. Concrètement, cela implique de donner des consignes très précises aux élèves, pour le contenu comme pour la mise en œuvre
Par exemple, dans le carnet de voyage sur L’Apache aux yeux bleus, les élèves devaient trouver 10 « Je me souviens » du personnage principal, construire un portrait chinois et raconter un souvenir lié à une de ses cicatrices. Il y a donc un travail de fouille dans le roman, mais les consignes sont données et travaillées en amont de la lecture. Je conseille aux élèves de bien assimiler ces consignes avant et de mettre des marque-pages pour retrouver facilement les éléments. Les conseils de mise en œuvre portent aussi bien sur la recette pour vieillir du papier que sur les objets qu’on peut utiliser : ruban, plumes , croquis etc.
Certain.es considèreraient peut-être comme une perte de temps, voire une prise de risque, le fait de partager sur un site internet des travaux d’élèves : que leur répondriez-vous ? autrement dit, à la lumière de votre expérience, quels vous semblent, pour les élèves, pour vous, pour la communauté éducative, les intérêts et les plaisirs de cette publication ouverte ?
Ce n’est certainement pas une perte de temps, vu le succès, l’intérêt que cette diffusion suscite auprès des élèves comme de leurs parents et grands-parents. Je diffuse aux parents le lien sur l’ENT académique Toutatice à chaque nouvelle parution de leur enfant et, s’ils laissent peu de commentaires, ils suivent avec intérêt car j’ai régulièrement des retours lors des rencontres parents-professeurs.
C’est donc un partage intergénérationnel auquel je tiens beaucoup, et une réelle motivation pour les élèves de savoir que leurs travaux ne vont pas simplement faire l’objet d’une note puis être oubliés dans un coin. Il me semble que nous inculquons trop aux élèves français la culture de la note : « C’est noté, madame ? » , sous entendu, je fais plus sérieusement si c’est évalué… Avec les réalisations pour le blog, c’est une question qu’on ne me pose pas ou seulement à la fin. J’aime l’idée que les élèves soient dans la beauté du geste, plutôt que dans l’obsession de la rentabilité.
Pour ma part, je suis régulièrement émerveillée par ce que peuvent réaliser mes élèves, et ce blog, sur lequel je reçois parfois des commentaires venus d’autres pays, me donne l’impression de donner un petit coup de projecteur sur tous ces talents.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Blog A fleurs de mots