Comment éveiller le plaisir de la lecture chez des lycéens de seconde a priori peu motivés par Gustave Flaubert ? Aurélie Palud, professeure de lettres au lycée Gabriel Touchard au Mans, a choisi de les mettre en activité pour réaliser une production originale : créer avec Audacity la bande-son d’un passage de Madame Bovary, pour faire entendre les bruits et les silences, faire vivre les voix et les dissonances, faire comprendre ce qui dès lors se joue d’essentiel et d’ambigu entre les personnages. L’activité montre combien le numérique permet de pratiquer une amusante et formatrice pédagogie de la littérature par immersion : capable de stimuler tout à la fois l’imaginaire des élèves (qui bovarysent ?) et leur distance réflexive (toute flaubertienne ?), donc de faire résonner en 2015 un roman exigeant.
« Il arriva un jour vers trois heures ; tout le monde était aux champs ; il entra dans la cuisine, mais n’aperçut point d’abord Emma ; les auvents étaient fermés. Par les fentes du bois, le soleil allongeait sur les pavés de grandes raies minces, qui se brisaient à l’angle des meubles et tremblaient au plafond. Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre resté. Le jour qui descendait par la cheminée, veloutant la suie de la plaque, bleuissait un peu les cendres froides. Entre la fenêtre et le foyer, Emma cousait ; elle n’avait point de fichu, on voyait sur ses épaules nues de petites gouttes de sueur… » (Gustave Flaubert, « Madame Bovary », I, 3)
Dans quel contexte cette activité a-t-elle pris place ?
Cette activité a été menée fin septembre 2014 dans le cadre d’une séquence sur le roman réaliste. La classe de seconde avec laquelle j’ai mené cette expérience compte 34 garçons : nous savons aujourd’hui que les ¾ iront en 1STI2D l’an prochain. J’ai vite compris que beaucoup d’élèves avaient un rapport problématique à la littérature, qu’ils jugent la lecture difficile ou ennuyeuse. Il me semblait donc important de raviver chez eux le plaisir enfantin de la lecture en tant qu’immersion dans une fiction et appel à l’imaginaire. Et comment leur donner accès à cette expérience sinon en recréant l’univers du texte et en offrant une voix aux personnages ? Après quelques expériences de lecture expressive sur d’autres textes du XIXe siècle, cette création d’une bande-son m’a semblé pertinente pour faire entendre les voix, les silences et les dissonances du texte de Flaubert.
Pourquoi le choix d’une telle modalité de travail pour ce roman et ce texte en particulier ?
Madame Bovary constitue une œuvre incontournable et depuis quelques années, j’en propose des extraits à mes élèves de seconde : comices agricoles, lectures au couvent, agonie d’Emma. A l’exception de ce dernier extrait qui fonctionne bien auprès des élèves (notamment avec l’appui du film de Claude Chabrol), je me suis souvent heurtée à l’incompréhension des élèves qui peinent à saisir le sens et l’enjeu des textes. Comment sensibiliser les élèves à l’écriture flaubertienne, à cet art de railler sans qu’il y paraisse ?
La critique s’intéresse depuis quelques années à la dimension sonore de son œuvre. Mary Donaldson-Evans qualifie ainsi Madame Bovary de « roman bruyant », insistant sur « la musique de la vie quotidienne en province [qui] fait partie intégrante de la narration ». De fait, la scène du verre de liqueur présente des bruits parasites qui font résonner le silence entre Emma et Charles. Avec cet extrait, on accède donc à la spécificité d’un style.
En outre, l’analyse de cet extrait répond à cette volonté de « raconter des histoires » car nous assistons ici aux balbutiements d’une relation. Mais cet épisode porte une charge comique tant la tentative de séduction est maladroite, et une charge symbolique puisqu’elle donne une idée de ce que sera le couple Bovary. Le professeur de lettres sera sensible à ces mouches qui se noient dans le cidre, subtile annonce du destin d’Emma qui étouffe dans le milieu fermé de la province et qui agonisera dans sa relation avec Charles. Mais qu’en est-il de l’élève de seconde ? Une première lecture suffit-elle pour définir précisément la nature de cette relation ? L’attention aux détails, l’élaboration d’une image mentale et la perception de cette atmosphère si singulière permettent de saisir toute la profondeur et la richesse de cette scène.
Avec la mise au jour de cette portée comique et symbolique, les élèves doivent découvrir une caractéristique fondamentale du réalisme : le refus de l’idéalisation. La séance vise à sensibiliser les élèves au travail du romancier et à son souci d’insérer des « effets de réel » : tic-tac pesant de l’horloge, mouches qui agonisent dans un verre de cidre, cris des poules au loin. La bande-son doit également faire entendre le rire vulgaire d’Emma et sa tentative pour séduire – avec maladresse et audace – cet homme passif qui deviendra bientôt son époux.
En somme, le texte présente une complexité qui en fait un objet d’analyse intéressant. Pour mettre en exergue ce qui se joue entre les lignes, il fallait une activité accessible aux élèves, efficace et si possible ludique. C’est pourquoi la création d’une bande-son grâce à Audacity m’a paru judicieuse.
Comment concrètement les élèves ont-ils réalisé leurs bandes-sons ?
La séance a été menée en deux heures, en classe entière. En amont, les élèves avaient lu le texte chez eux et identifié les différents types de discours rapportés. La gestion singulière de la parole dans cet épisode permettait de réinvestir les connaissances récemment acquises sur cette notion.
Après une rapide correction, les élèves se sont répartis en groupes de 3 ou 4.
Le texte est divisé en trois paragraphes. Chacun est pris en charge par trois groupes :
§ 1 : « Il arriva un jour […] sueur »
§ 2 : « Selon la mode de la campagne […] grands chenets »
§ 3 : « Elle se plaignit […] les phrases leur vinrent ».
La consigne est la suivante :
Etape 1 : Repérage
Dans le paragraphe que vous prenez en charge, relevez les sons et les bruits que l’on entend pendant cette scène.
Etape 2 : Création d’une bande-son
Elaborez la bande-son de cet extrait en rendant compte des sons, des bruits et des paroles échangées. Vous devez également faire entendre les silences.
A noter : il n’y aura pas de voix-off pour le narrateur.
Pour une différenciation, on peut réserver le § 3 à des élèves plus efficaces ou plus créatifs. Bien que le paragraphe soit plus court, il exige que les élèves transforment le discours narrativisé en discours direct. Pour cela, les élèves doivent partir de leurs impressions sur les personnages (Emma est assez exubérante et semble plus à l’aise que Charles qui paraît timide). On peut leur fournir des documents sur les collèges de garçons et les couvents de filles au XIXe siècle. Les élèves doivent alors faire preuve de finesse dans l’analyse des personnages et de pertinence dans l’élaboration des dialogues.
En salle informatique, les bandes-son sont créées avec le logiciel Audacity (à titre exceptionnel, les élèves avaient été autorisés à s’entraîner en classe avec leurs téléphones portables). Les fichiers Audacity sont ensuite récupérés pour une diffusion en classe. Après une relecture de chaque paragraphe, les trois bandes-son correspondantes sont écoutées et commentées par les élèves qui peuvent faire des critiques ou poser des questions au groupe qui a réalisé l’extrait écouté. Puisqu’il s’agit d’être fidèle au texte, les élèves sont en mesure de définir le travail le plus réussi pour chaque extrait. Cet exercice est formateur en ce début d’année de seconde : non seulement il donne aux élèves évalués l’occasion de justifier les choix qu’ils ont faits, mais il oblige les évaluateurs à s’appuyer sur le texte pour fonder leurs critiques. D’une certaine façon, on est déjà au cœur de l’exercice du commentaire.
Pour chaque paragraphe du texte, la classe élit le travail le plus pertinent. Dans un dernier temps, on réécoute les trois meilleurs travaux pour obtenir la bande-son définitive.
A partir de cette activité créative, un travail de réflexion a été proposé : selon quelles modalités, avec quels objectifs et quels résultats ?
Après cet exercice qui a pu sembler ludique aux élèves (l’imitation de la mouche agonisante et les cris de poules n’ont pas manqué d’amuser la classe), il me semblait importer de ressaisir le sens du texte et d’orienter les élèves vers un exercice mettant plus nettement en jeu les méthodes du commentaire.
A l’issue de ce travail, deux consignes ont été proposées pour différencier le travail de synthèse :
– Relevez des éléments qui empêchent cette scène de séduction d’être idéale.
– Selon vous, cette entrevue constitue-t-elle un moment de bonheur intime ou un moment de malaise pour les personnages ?
Ce 2ème sujet est plus complexe car il autorise la nuance. La complexité de l’extrait naît en effet de la présence d’indices ambigus. Le silence qui règne entre les deux personnages peut indiquer une gêne pesante ou un bien-être qui se passe de mots. Si la sueur et l’absence de fichu peuvent être associées à une forme d’indécence, la scène doit paraître extrêmement sensuelle et plaisante pour Charles qui entre ici dans l’intimité d’Emma. Même double lecture pour cette pénombre qui suggère l’enfermement d’Emma dans le milieu paysan, mais qui renforce aussi l’intimité du tête-à-tête. Le dédoublement du questionnaire permet de mettre en évidence le refus de l’idéalisation propre au réalisme (même si Flaubert ne cautionnait pas véritablement cette étiquette), sans nier l’ambiguïté de cet épisode.
Chaque élève liste des arguments et des citations en vue de répondre à l’une de ces questions à travers un paragraphe argumenté. Majoritairement, les élèves ont choisi la première question, plus orientée, plus fermée, sans doute plus rassurante.
Les analyses menées dans les paragraphes montrent que le texte a été bien compris. Les réponses ont été riches et diverses. On y retrouve des éléments mis en valeur par les bandes-son : bruits parasites, silences gênants, poussière et saleté (un groupe d’élèves avait choisi d’imiter le bruit du vent qui pousse la poussière), rire vulgaire d’Emma, audace d’Emma qui incite vivement Charles à prendre un verre d’alcool.
Certains élèves ont également proposé des réponses qui témoignaient d’une attention aux détails visuels (gouttes de sueur d’Emma) et d’un intéressant recul sur le texte. Ainsi, certains ont signalé qu’en parlant de ses étourdissements, Emma le considère comme un médecin plus que comme un homme à séduire.
Le bilan est donc satisfaisant même s’il faut reconnaître que le passage de l’activité créative à l’analyse textuelle n’a pas été évident pour tous les élèves.
Au final, en quoi vous semble-t-il intéressant de passer par l’oral et le numérique pour travailler un texte littéraire ?
Ce passage par l’oral et le numérique était intéressant car cette activité a permis en un temps plutôt limité de mener l’analyse d’un texte classique et exigeant. L’exercice sollicite des compétences variées, tant numériques et littéraires qu’interdisciplinaires (travailler en groupe, s’investir dans un projet). En ce début d’année, elle a permis de prouver aux élèves que la littérature peut (et doit) prendre vie, que les mots d’un auteur classique peuvent cacher une certaine force comique et que l’enseignement du français n’est pas « déconnecté » des avancées technologiques.
Je crois sincèrement aux vertus des activités TICE dès lors qu’elles se mettent au service de la compréhension et de l’appropriation des textes, ou qu’elles favorisent l’expression et la créativité des élèves. Cette année, j’ai associé le numérique et l’oral avec les seconde dans le cadre de lectures expressives et d’interviews imaginaires : disponibles sur le blog elyco du Lycée, ces enregistrements numériques permettent de valoriser les travaux d’élèves en les diffusant auprès des familles. En BTS, j’ai également enregistré des exposés d’étudiants que j’ai mis en ligne sur ce même blog : la trace ainsi conservée pourrait s’avérer utile au moment des révisions. Néanmoins, les réalisations numériques que je mène avec les élèves sont surtout associées à l’écrit : diaporama, expositions photos-poésie, travaux collaboratifs avec PiratePad, création de profils Facebook pour des personnages de roman.
Quels prolongements possibles voyez-vous à cette activité ?
Cette activité TICE peut être menée autour de la scène des Comices (partie II, chapitre 8) qui présente un fonctionnement similaire : le discours sur l’agriculture s’entrelace avec le discours amoureux de Rodolphe, le tout sur fond de meuglements bovins. Cette scène particulièrement cocasse discrédite dans le même temps ces deux discours stéréotypés comme pour mieux mettre à mal le double héritage romantique et réaliste.
Afin de poursuivre l’appropriation du réalisme flaubertien, on peut encore envisager un travail d’écriture « à la manière de ». Par exemple, les élèves peuvent imaginer une scène de séduction en réinvestissant certains procédés de Flaubert (bruits parasites, décalage entre les personnages, cadre peu propice à la séduction, silences, détails gênants, actions inappropriées des personnages, place du corps). On peut même transposer cette scène dans un contexte urbain et contemporain (rencontre dans le métro, dans un fast-food…).
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site de l’académie de Nantes